Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

L’Amour brûle le circuit – Alain Borne

L'amour brûleL’AMOUR BRULE LE CIRCUIT
Alain Borne
Editions Fondencre (2015)

Edition commentée par Philippe Biget et Anthony Burth

J’ai déjà eu l’occasion, dans les pages de ce blog, d’évoquer le parcours d’Alain Borne. Je me contenterai de rappeler que, né en 1915 dans l’Allier, Alain Borne a passé l’essentiel de sa vie à Montélimar où il exerçait le métier d’avocat. Il publie ses premiers recueils en 1939 (éd. Jean Digot), 1941 (éd. P. Seghers), 1942 (Cahiers du Rhône), 1943 (Ecole de Rochefort), et atteint, durant les années d’après-guerre, fort de la reconnaissance de poètes comme Aragon, Char, Jaccottet, Seghers, une très appréciable notoriété. Il est alors publié par de grands éditeurs (R. Laffont, Gallimard, Rougerie), mais son éloignement de la capitale et des cercles littéraires le plonge dans un oubli relatif. Il meurt en 1962 dans un accident d’automobile. Depuis une quinzaine d’années, une regain d’intérêt pour son œuvre a suscité de nombreuses rééditions.
« Afin de contribuer à la célébration du centenaire d’Alain Borne, Fondencre réédite en un seul volume quatre titres représentatifs de l’écriture des dernières années du poète. Après L’amour brûle le circuit qui donne son titre au présent recueil, on pourra lire ou relire Encres, Les fêtes sont fanées et La dernière ligne. Ces poèmes sont complétés par la publication d’extraits de son journal intime qui permettront au lecteur de mieux percevoir l’univers psychologique et littéraire de ce poète au lyrisme si singulier. » (4ème de couverture)

Comme l’écrit Philippe Biget, dans sa préface au volume, « les trois thèmes qui dominent l’œuvre poétique d’Alain Borne (l’amour, la mort et l’écriture) imprègnent les textes ici réédités. Trois thèmes qui ne doivent pas être appréhendés isolément car ils ne cessent de se mêler, de s’entrechoquer, de se chercher, de se rejoindre au travers de maintes porosités, conférant ainsi à l’œuvre un parfum si reconnaissable. J’ai parfois évoqué le triangle mythologique Eros/Thanatos/Orphée qui, me semble-t-il, est la meilleure clé d’accès à l’univers bornien. »
Cet univers est, ici, d’évidence, celui d’un homme tourmenté, obsédé par la mort et l’inévitable néant qui la suit, d’un poète désespéré doutant de lui et de son art, ne parvenant pas à trouver en lui la lumière de son salut. Certes, on remarque, dans ces vers, ce qui subsiste d’émerveillement devant le spectacle du monde, les sursauts d’un désir de vivre qui implore encore l’amour, cette pulsion de l’être vers un(e) autre qui lui fera encore
Trouver enfin des yeux
que seul je puisse remplir,
mais, heure après heure,
Le sang fraîchit comme le jour
quand le soleil s’en va du vent
et qu’un manteau de froid
souffle aux épaules.
Plus loin, le préfacier se demande si, d’abord « viscéral, ce mal de vivre enraciné au plus profond de lui, peut devenir « existentiel ». « Comment, poursuit-il, se produit le mélange d’auto-thérapie » que peut être la prise en charge de notre condition d’êtres-pour-la-mort, et « de pulsion créatrice propre à transcender le « mal être » ? » Et il ajoute : « Philippe Jaccottet commentait ces questions fondamentales de la façon suivante au cours de son allocution du 9 novembre 1963 : « … le seul fait qu’Alain Borne ait pu transformer cette constatation terrible en une image mystérieuse, qui est comme une vision, une ouverture sur le monde, suffit à l’élever au-dessus du désespoir qu’elle semble contenir, et représente encore un triomphe de la beauté sensible du cœur. »
Vie et mort, enlacées dans la même fascination, portées à bout de bras dans le même poids de tourment et la même rage impuissante, on voit bien ici comment le poète, entre désir de vie et désenchantement, entre élan de vaine espérance et sursaut d’exorcisme, cherche à donner à ses si simples mots ce qui pourra, d’un cri, faire jaillir encore une brève étincelle :
Je chante
et la vie comme un arbre
se hausse sur ses feuilles
immense dans l’automne
où les morts s’amoncellent.

Michel Diaz, 01/04/2016

Shitao et Cézanne, une même expérience spirituelle – Charles Juliet

Shitao & CézanneSHITAO ET CEZANNE,
une même expérience spirituelle

Charles Juliet – Editions L’Echoppe (2003)

Ce texte est l’un des éléments d’un colloque qui s’est tenu à Aix-en-Provence les 10 et 11 juillet 2002 pour marquer le centième anniversaire de la construction de l’atelier de Cézanne, Chemin des Lauves.

« Ecrire un texte sur Cézanne, déclare d’emblée Charles Juliet, est une tâche ardue. » Et on veut bien le croire : tant d’études et tant d’essais consacrés à l’homme et à l’œuvre, au cours des précédentes décennies, rendent la tâche difficile si l’on ne veut pas répéter ce qui a déjà été dit. Aussi, pour essayer de contourner cette difficulté, Charles Juliet va-t-il centrer son exposé sur l’aventure spirituelle de Cézanne. Et pour cela, ajoute-t-il, « il m’a paru intéressant de montrer qu’elle était assez semblable, dans son essence, à celle qu’a vécue Shitao, un peintre chinois du dix-septième siècle. »

Shitao, apprend-on, a vécu de 1642 à 1707. Sans nous attarder sur les détails de sa biographie (le massacre de sa famille, de sang royal, en une période de troubles politiques, les fractures psychiques et leurs séquelles provoquées par de tels événements sur un enfant de trois ans), nous nous contenterons de dire que Shitao, après avoir été sauvé de la mort par un serviteur, fut placé dans un monastère où il fut initié au Bouddhisme t’chan et très tôt remarqué pour ses dons pour le dessin et la peinture. Plus loin dans son texte, Ch. Juliet nous apprend encore que l’œuvre de cet artiste, « extrêmement audacieuse, d’une étonnante diversité, est pourtant d’une incontestable unité », et qu’ayant tout expérimenté et tout osé « ses œuvres sont d’une variété et d’une liberté de style sans exemple. »

C’est par cette audace, cette unité, par cette liberté de style, fruit d’une constante recherche et d’une opiniâtre expérimentation des moyens de son art, que « tout comme celle de Cézanne en France, son œuvre a créé une rupture et marqué l’histoire de la peinture chinoise. » Après elle, ajoute encore Ch. Juliet, comme après celle de Cézanne, il ne fut plus possible de peintre comme avant.

Dans la suite de son exposé, Ch. Juliet développe le parallèle qu’il a, dès le départ, établi entre l’expérience spirituelle des deux artistes. Ainsi, écrit-il, si selon Shitao « la peinture émane du cœur », ce foyer des puissances de l’être, et si elle est le fruit de son activité spirituelle tout autant qu’intellectuelle, il faut également considérer que « si l’œuvre de Cézanne est si importante, si elle nous parle à ce point, c’est parce qu’elle est descendue dans ses racines et qu’il a peint à partir de ses racines. » De même, poursuit-il, si « Shitao parlait de « la Suprême Simplicité », Cézanne déclarait, quant à lui : « Je veux être simple. Ceux qui savent sont simples. » Et Ch. Juliet d’ajouter à ces mots du peintre : « ceux qui ont parcouru le long chemin de la connaissance de soi sont évidemment simples. Ils sont aussi humbles et sereins. Ils se sont décompliqués, dépouillé de leur égocentrisme, ils ont dépassé les conflits qui les entravaient, et ainsi, ils ont accédé à cette simplicité d’être qui va de pair avec l’acquiescement à soi-même. » Mais l’autre condition pour atteindre l’essence des choses, descendre au plus profond de ce qu’exige la démarche créatrice, c’est, nous dit-il encore, pour Shitao, comme pour Cézanne, la nécessité absolue d’être vrai, car « on ne peut toucher à la profondeur sans toucher à la vérité. »
Mais laissons la parole à Ch. Juliet qui termine ainsi son intervention :

« Etre vrai – vrai dans toutes les phases de son travail, donc être vrai en lui-même, vrai avec lui-même – a été l’obsession de Cézanne. Et c’est cette authenticité qui confère à son œuvre cette si forte présence, cette tranquille autorité. Sans que nous nous en rendions compte, quand nous regardons une toile de Cézanne, nous subissons l’effet de cette authenticité, la force de conviction d’une œuvre dans laquelle le peintre s’est investi avec la totalité de son être.

« L’homme de bien œuvre en lui-même sans relâche », nous rappelle Shitao citant Le Livre des Mutations, l’ouvrage le plus ancien de la littérature chinoise. De même le peintre doit sans trêve œuvrer en lui-même. Œuvrer à s’intensifier, s’affiner, aller toujours plus avant dans sa quête de lui-même, de l’Un, de cela à quoi l’être humain aspire et qu’il ne saurait nommer.
Cézanne ne cessait de répéter : « Il faut travailler, il faut travailler. » On peut prolonger sa pensée en ajoutant : travailler sur la toile pour travailler en lui-même. Pour être toujours plus libre, plus vaste, plus riche, mieux armé, mieux centré. Pour vivre dans une croissante intimité avec lui-même. Pour s’approcher davantage de cet absolu continûment et douloureusement poursuivi. Pour vivre à la pointe de lui-même, et dans une tension extrême, capter et figurer l’infiniment subtil. »

Ce texte, dans lequel Ch. Juliet s’applique à recouper les réflexions de Shitao et de Cézanne, renvoie ces deux artistes à une même expérience. C’est-à-dire à une démarche de créateurs exigeants, passionnés, dont la vie se confond avec l’œuvre. Et ce qui vaut dans l’œuvre, dans toute œuvre qui se propose d’intensifier non seulement notre rapport au monde mais encore à nous-mêmes, est ce qui nous élève, nous grandit et, en nous arrachant au temps, nous donne accès à ce qui, dans l’esprit, appartient à l’impérissable.

Michel Diaz. 04/03/2016

Les Admirés – Daniel Berghezan

Les admirésLES ADMIRES – Daniel Berghezan

– Editions Musimot (2016)

Voilà un petit livre, ou plutôt un petit objet littéraire, très soigneusement et très joliment mis en page par Monique Lucchini, qui prouve que l’on peut, sans déployer de grands moyens, offrir aux textes que l’on a élus un écrin élégant et sobre dont on devine que le contenu a quelque chose de précieux.

Pour expliquer son titre, Les Admirés, et justifier les dix textes de cet ouvrage, l’auteur, Daniel Berghezan, a écrit dans la quatrième de couverture : « Alberto Giacometti, Léopold Sédar Senghor, Vincent Van Gogh ou Albert Camus… Quoi de commun entre tous ces artistes incomparables ? Ce qui les unit assurément, c’est la joie que la seule évocation de leur nom suffit à me procurer. […] Oserai-je l’avouer ? J’ai eu quelque scrupule à désigner si clairement les destinataires de ces hommages. C’est que toute forme d’idolâtrie m’est suspecte. Mais au bout de leur passion, de leur souffrance, c’est à l’Homme même que ces créateurs de génie m’ont conduit. L’Homme fragile et singulier. Poète s’il discerne la beauté dans la poussière de ses apparences. Sublime s’il accueille comme une grâce l’émotion qui si charnellement le renvoie à sa substance sacrée… »
Sur chacun de ces personnages, peintre, musicien ou poète, il va écrire un texte, quelquefois très court, poème ou prose poétique, qui tentera de nous restituer, en raccourci, comme un instantané photographique, tel aspect de la vie, de l’esprit ou de l’œuvre du créateur.
Ce n’est pas l’objet de son livre, et dans aucun de ces textes, D. Berghezan ne prétend faire œuvre de « critique » et éclairer la singularité de chacun ses « admirés », encore moins cerner l’essence de son œuvre ou nous en ouvrir quelque nouvelle porte. Au contraire même, aurais-je envie de dire, la démarche est beaucoup plus humble, et même très risquée dans son humilité, car elle est exercice d’hommage, en effet, exclusivement poétique, et choisit d’explorer seulement ce qui relève presque de la connaissance a minima que chacun a (ou en tout cas devrait avoir) sur chacun de ces créateurs. Ainsi, pour Beethoven, la référence à « la sonate au clair de lune, pour Rimbaud celle de son poème sur « la blanche Ophélie », ou pour Senghor celle, récurrente dans l’œuvre, de la femme-Afrique. Pour ce qui concerne Van Gogh, l’auteur évoquera l’épisode de l’oreille coupée ou, pour Claudel, celui de sa rencontre avec la Foi derrière un pilier de la cathédrale Notre-Dame.
Démarche très risquée, disais-je, car en utilisant pour matériau tous ces éléments qui constituent le fonds commun de ce que nous nous sommes tous censés avoir entendu et connaître, il y avait danger d’entretenir le « lieu commun ». Mais D. Berghezan assume pleinement ce risque et en tire même avantage en nous faisant revisiter certaines pages de notre paysage culturel, en y introduisant la singularité de son approche et une émotion personnelle qui en renouvelle, sinon le sens, du moins le regard dans lequel nous figeons souvent les repères de nos mémoires.
Car voilà, sous sa plume, la musique de Beethoven incarnée par quelqu’un qui, se levant la nuit pour regarder la lune dans le ciel, y voit dans sa blancheur blafarde le « minuit de la pensée », ce qui, dans son regard, est « lumière de l’après-monde ». Ce qui encore, dans cette lumière apaisée, dissout, le réduisant à l’Un, toute contradiction de l’être, pour libérer en lui « son essaim de prières ». Car voilà encore, dans la peinture de Van Gogh, ce qui nous bouleverse, « cette solitude qui met le sublime à l’orage », cette puissance des couleurs, du geste sur la toile, « comme la mer lorsque la digue cède, lorsque la lame fuse d’un incompréhensible corps. » Mais aussi, assumer ce risque dont je parlais plus haut, c’est se glisser dans la parole de Claudel pour essayer de nous communiquer le tremblement de son esprit, traduire l’indicible, « le jaillissement du ciel dans l’air, le scintillement d’une crête sur la mer » quand « soudain tout devient simple et pur, comme une lèvre douce et naïve, comme une intuition qui n’aurait pas besoin de preuves. » Si, une fois que « le ciel possédé » s’est estompé « dans un frisson de sang », Laure apparaît à Paul Valéry « dans sa totale transparence » pour annoncer « l’avènement de son plein amour », dans les sculptures décharnées de Giacometti, « le corps s’est tellement résigné qu’il ne reste plus que l’âme. » Et il faut l’œil et les mots du poète pour voir que « la lumière glisse dans l’évanescence des membres », entendre « une respiration qui remonte des premiers indices de l’humilité », y déceler « l’infirmité qui travaille à l’équarrissement de la grandeur », y reconnaître, avec ses yeux de chair, « l’âme même restituée à sa vertigineuse nudité. »

D. Berghezan nous rappelle, dans ce court ouvrage, que s’il y a chemin dans le langage, le poème est leçon. Ces quelques textes (et on aimerait bien en lire quelques autres de pareille teneur) attestent non seulement d’une expérience de ce langage, celle-ci commune à tous, poète écrivant ou non, mais plus nécessairement d’une expérience dans le langage. Cela s’inscrit dans la démarche dans laquelle doit s’engager toute expérience poétique. Il ne suffit pas en effet que le poète porte un regard sur le réel, que ce soit le réel de la réalité physique ou bien celui d’une œuvre, mais il faut que ces mots y cherchent et y trouvent, y débusquent le moment du face à face avec cette beauté dont D. Berghezan nous dit qu’il faut la discerner dans la « poussière de ses apparences ». On voit qu’il s’y emploie, et en cela sa poésie mérite qu’on la lise et qu’on la fasse partager. Il y a là matière à repousser un peu plus loin les limites de son regard et à nourrir son âme.

Michel Diaz – (02/03/2016)

La Morasse – Jean Forestier

La MorasseLA MORASSE, Le quotidien d’un appelé en Algérie (1957-1959)
Jean Forestier – Editions Edilivre (2016)

Dans l’énigme du titre, se dissimule un terme du lexique de l’imprimerie que l’auteur, ancien ouvrier typographe, utilise comme métaphore pour annoncer son expérience d’appelé du contingent pendant la guerre d’Algérie, soit 27 mois, de 1957 à 1959. Métaphore qui concerne bien sûr la forme de l’ouvrage. La « morasse », nous explique-t-il, est « une épreuve, pas belle, pas nette, avec ses manques et ses imperfections », mais qui « permet cependant d’avoir une vue d’ensemble de la mise en page. et d’y relever tous les détails ». Une « image brouillée, unique, mais parfaitement lisible. » En fait, les pages d’une vie que l’on peut ressortir des archives de sa mémoire et relire sans rien pouvoir y corriger. « Des morasses, écrit Jean forestier, il y en a eu des centaines, des milliers durant la guerre d’Algérie. »
Certes, nos expériences de vie sont toujours aussi les brouillons de nos existences, et leurs « épreuves » sont toujours des tirages uniques que nous ne pourrons jamais plus corriger. Il n’en reste pas moins que certains, parce que la vie y a imprimé de plus profondes violences, ne sont ni « beaux », ni « nets », et que leurs « manques et imperfections » sont comme des caillots de sang figé dans le paysage de la mémoire. Et les livres sont là (fussent-ils publiés dans l’ombre) pour s’en approcher au plus près.

Morasse1-DrapeauLe livre de J. Forestier, auteur comme il le dit, dès le début, « sans aucune culture, sans diplôme, sans éducation, sans nègre, sans correcteur, va dérouler une longue page qui a pour cadre l’Algérie et pour thème la guerre. » Une page que l’ancien typographe va nous restituer un peu « brouillée », mais « parfaitement lisible ».
Disons-le pourtant dès l’entrée : soucieux de vérité, ce livre est à la fois modeste dans ses prétentions et humble dans sa forme, mais non dénué d’ambitions. En effet, il ne prétend pas moins que nous restituer, le plus fidèlement possible, « le quotidien d’un appelé en Algérie » (c’est-à-dire le bruit et l’odeur de la guerre !), mais c’est l’humilité et l’authenticité du témoignage qui en font toute la valeur. « Ce que j’ai vu, précise son auteur, vécu, ressenti, au même titre que des milliers d’appelés, je voudrais bien le partager avec d’autres Français intéressés par l’Histoire de leur pays. » A ce titre, cet ouvrage qui relève donc du témoignage de première main, se revendique aussi comme un nécessaire devoir de mémoire. D’autant plus nécessaire que J. Forestier déplore amèrement « l’omerta généralisée que l’on constate encore sur cette guerre d’Algérie », et dénonce cette « chape de plomb (qui) s’est abattue sur ce conflit comme si on en avait honte. » On pourrait, certes, lui objecter que certains historiens (peu nombreux il est vrai) ont mis tous leurs efforts à nous expliquer cette guerre et nous en éclairer les pages mais, sur le fond, J. Forestier a bien raison : la guerre d’Algérie reste une page honteuse de notre Histoire nationale, une guerre que l’on a longtemps camouflée sous le terme « d’événements » et sur laquelle la plupart de nos contemporains sont presque tout à fait ignorants.
Dans ce contexte de presque général oubli, on comprend qu’un participant de la guerre (qui l’a terminée, pour sa part, comme « grand blessé ») se sente autorisé à apporter sa pierre au rétablissement de la mémoire collective et s’y emploie, s’aidant de ses faibles moyens, dans ce qui sans doute sera l’unique ouvrage de sa vie. Récit d’un homme sans ressentiment ni haine envers ceux qu’il a combattus, mais seulement et légitimement meurtri par l’indifférence de ses contemporains et l’attitude de tous ceux qui l’ont tiré de son adolescence (pour des motifs dont il ignorait tout et des raisons qui n’étaient pas les siennes) pour le convertir en tueur. Car, dit-il, « on ne naît pas tueur sur ordre, et si la malchance nous contraint de tuer, c’est avec l’instinct de survie. » Et il écrit, plus loin, dénonçant leur hypocrisie, « nos hommes politiques n’en démordent pas. Il s’agit toujours de pacification en Algérie, de maintien de l’ordre. »

Morasse-Soldats cotesRécit écrit sans haine, je disais plus haut, à l’égard de l’ancien ennemi, le « Fel », dont au détour des pages on voit que leur auteur a compris les raisons de la lutte qui consistait, tout simplement, à conquérir la liberté et à rétablir la justice. Raisons qu’il justifie aussi, sans cependant s’y attarder, par l’état de misère et le dénuement dans lesquels survivaient la plupart des Arabes qu’il a pu rencontrer sur le territoire de guerre, paysans gratouillant la terre « avec des engins d’un autre âge. » Bien qu’il fût dans le camp, loi de la guerre oblige, de ceux qui, sous prétexte de « pacifier », ajoutaient à cette misère en dévastant les douars, en en déplaçant les populations et (tout autant que les rebelles le faisaient d’ailleurs) à se payer sur l’habitant en volant ses quelques poulets ou en tuant sa chèvre, son mouton, son âne.

Morasse5Sur cela, comme sur rien d’ailleurs, J. Forestier ne triche pas. Cependant comment rendre compte d’une telle expérience de vie, quand la mémoire, vive encore, brûle de raconter, mais que l’on se heurte au mur du silence et que la parole est réduite à n’être qu’un mince murmure dans l’ombre ? C’est comme hésitant qu’il s’avance, dans les premières pages de son récit, et nous le voyons tâtonner, chercher le mode d’expression qui lui sera le plus efficace.
Après l’introduction, La Morasse commence, au chapitre I, comme une autobiographie (évocation du milieu familial et social, de l’éducation, enfance menacée de délinquance, placement en orphelinat, en familles d’accueil, obtention du diplôme de typographe), l’auteur oblique bientôt, pour adopter un rythme de narration plus proche du « journal de bord » : « Ayant griffonné quelques pages de papier relatant des faits journaliers, je décide qu’à compter de ce jour, je noterai les événements saillants de ma vie militaire. » Mais si son matériau de base est le journal qu’il a tenu pendant plus de deux ans, il va, plutôt que de nous le livrer tel quel, y puiser de quoi rédiger ce que l’on désigne sous le terme de « mémoires ».

Morasse4-Soldat rougeCes mémoires vont donc être rédigés selon un point de vue interne mais, dans son refus de céder à quelque sensibilité, J. Forestier reste au plus près de ce qu’exige le récit de guerre quand la banalisation de la violence et la présence quotidienne de la mort anesthésient dans la conscience ses sentiments d’humanité et interdisent tout apitoiement trop long sur soi-même et sur l’autre.

Morasse2-SoldatsEt cette narration, un jour poussant un autre, c’est tambour battant qu’il la mène, respectant à la lettre le sous-titre de son ouvrage. « Le quotidien d’un appelé », c’est d’abord cette lancinante énumération de lieux (Nouader, Arris, Batna, La Meskiana, Khenchela, Biskra, et tant d’autres) où les troupes installent leur cantonnement, pour quelques heures, quelques jours, montent et démontent les guitounes, aménagent le camp, installent des systèmes de défense et des postes de guet, se livrent aux corvées traditionnelles, avant de repartir ailleurs, n’importe quand, le sommeil à peine entamé, souvent vers l’inconnu, dans l’improbable des montagnes. Ce sont les chefs hurlant les ordres, traitant souvent leurs hommes sans ménagement, les envoyant au feu sans état d’âme et provoquant chez eux des élans de révolte. C’est aussi, et surtout, le boulot du soldat et ses incessantes missions, de jour comme de nuit, reconnaissances de terrain, opérations de ratissage, coups de main sur les douars, fouilles des villageois et arrestations des suspects, embuscades nocturnes, ouvertures des routes, escortes des convois, soutiens portés, opérations de secteur, quadrillages de zones, nettoyages de nids de rebelles, accrochages, crapahutages harassants à travers le djébel, bivouacs improvisés dans des paysages hostiles, marches nocturnes éprouvantes et engagements meurtriers… Mais c’est encore le climat, presque aussi redoutable que l’ennemi lui-même, qui met les corps à rude épreuve, la chaleur épuisante sous un soleil impitoyable qui fait des marches un calvaire où les hommes titubent et défaillent de fatigue et de soif, la pluie, la boue, les nuits glacées, les vents coupants, la neige qui ensevelit les abris de fortune. C’est une guerre (où l’ennemi, invisible, mobile, présent où ne l’attend pas et disparu où on le cherche) se déroule dans des montagnes dont la beauté, nous dit l’auteur, est à couper le souffle : pitons rocheux dressés à flanc de ciel, véritables nids d’aigles où les rebelles se confondent avec la couleur de la pierre, ravin abrupts, oueds encaissés au fond des gorges, pentes de la montagne plantées de cèdres et de forêts impénétrables, paysages de roches à nu et d’éboulements de pierrailles, abritant d’innombrables grottes, caches de munitions et d’armes qu’on ne peut investir qu’après y avoir balancé des grenades, les avoir nettoyé à coups de lance-flammes, maquis touffus d’où peut, à chaque instant, jaillir une rafale de fusil automatique ou le couteau imprévisible qui vous tranchera la gorge… Car c’est aussi cela, ce harcèlement de la guérilla qui épuise les nerfs des soldats, ce ratissage des montagnes où la peur ne dit pas son nom, parce que la nommer, c’est se mettre en état de faiblesse, mais qui fait de l’homme ce chasseur qui se sait lui-même la proie de celui qu’il essaie de traquer. S’avancer en terrain ennemi, c’est d’abord, s’oubliant soi-même, « alerte de tous les instants, fouille systématique des coins suspects, l’esprit toujours en éveil, repérage des signes de présence humaine. »

Jean Forestier n’est pas un historien. Il ne se mêle pas d’analyser les causes du conflit ou d’en commenter les étapes, encore moins d’en ausculter les raisons politiques ou d’en étudier les protagonistes. Son récit est celui d’un homme de terrain, occupé à remplir son devoir. Il n’est pas écrivain non plus, et le sait (ne cherche pas à l’être), mais il a la plume efficace, la mémoire précise et, surtout, le désir de rester au plus près de ce qu’il a vécu et cherche à nous restituer le plus honnêtement possible. Le récit de sa guerre est un récit à fleur de peau, à ras de faits, mais constamment à hauteur d’homme et d’une dignité totale. Si l’on veut mettre de la chair, de la sueur, du sang sur ce que les historiens nous racontent de cette histoire, avec la hauteur et le nécessaire recul que leur impose leur fonction, il faut lire le livre de Jean Forestier. Il est, à sa mesure, un indispensable maillon de la chaîne de nos mémoires.

Michel Diaz.

Il n’est plus d’étrangers – Catherine Leblanc

LeblancIL N’EST PLUS D’ETRANGERS – Catherine Leblanc, Editions L’Amourier (2015)

Chronique publiée sur le site des éditions L’Amourier, sur le blog de Catherine Leblanc, et dans le N° 37 de la revue L’Iresuthe.

« Elle est vieille et pliée, elle marche sur la route. Elle avance à petits pas, sur les lignes blanches, au milieu du tremblement des phares. Elle va vers le trottoir. Elle tient son sac, elle suit les lignes, ne ralentit pas, ne lève pas la tête, va vers le trottoir. Elle est noire. Elle traverse avec attention la minute qui passe. »

Ces quelques lignes, texte complet presque pris au hasard dans le petit ouvrage de Catherine Leblanc, Il n’est plus d’étrangers, suffisent à donner le ton et le style d’une écriture qui semble fonctionner « a minima », mais nous maintient toujours au bord de quelque chose qui provoque chez le lecteur comme un sentiment de léger vertige ou, pour reprendre un mot du texte précédemment cité, suscite en lui un « tremblement » de l’âme. Celui qui nous saisit quand, passant d’abord sans nous reconnaître dans l’angle d’un miroir, nous interrogeons une image que nous savons pourtant nous être familière.

Il y a quelques mois, sur une chaîne de radio, îlot sauvegardé de la parole « culturelle », dans une émission consacrée aux livres, j’entendais que l’on demandait à l’auteur invité (cela ne passait pas pour un reproche) pourquoi il ignorait les « grands problème sociétaux » et semblait délaisser les questions qui agitent le monde, puisque la fonction d’écrivain était aussi de rendre compte de l’état des consciences contemporaines, d’en enregistrer les secousses et d’en répertorier les maux. L’écrivain (peu importe son nom) se contenta de dire qu’il ne se sentait pas taillé pour assurer ce rôle dévolu aussi à la littérature, certes, et légitimement, depuis toujours, mais que son registre était autre et qu’il fallait laisser aux écrivains le soin d’aller creuser dans l’intime des êtres. Car, disait-il, la littérature était, selon lui, l’ultime espace de conscience où l’on pouvait aller au plus profond, au plus à-vif de nos interrogations sur nous-mêmes et au plus secret de nos sentiments. Qui peut faire cela, demandait-il à son intervieweur, mieux que les écrivains, artisans de « l’introspection » ? Savoir que dans le monde, il demeure un espace de subjectivité où l’homme peut se retrouver tout seul avec lui-même, confronté aux questions essentielles sur ce qui fonde notre condition, nos relations à l’Autre, c’est bien cela aussi qui pouvait justifier qu’on écrive des livres et que l’on défende la poésie. Car c’est là, disait-il encore en substance, que le langage, en touchant ces limites, se chargeait d’une effervescence qui proposait de la réalité du monde d’autres voies de lecture et d’autres pistes d’interprétation. Puisque aussi bien, comme l’écrit Catherine Leblanc, le « charme » du langage (dans le sens « magique » du terme) tient encore dans le « pouvoir des répétitions, des mélopées, du bercement de la langue. Tout le chant se révèle dans d’infinies variations de la voix ».

Les textes du recueil Il n’est plus d’étrangers, qui se saisissent de fragments de la réalité du monde, sont comme des croquis de notre immédiat quotidien, des éclats de conscience ou des tessons d’histoires, n’auraient pu être, sous une autre plume, que des photographies où l’anodin aurait fini par l’emporter. Mais la littérature est aussi cela, ce qui s’empare de l’intraduisible, ou de nos plus fragiles impressions, pour en faire matière d’écrit. « Les mots écrits expriment des choses qu’on n’aurait pas le temps de dire, pas la force de dire, des choses qui se forment lentement et qui se murmurent. Ce sont les paroles vraies qu’on va chercher dans l’ignorance. » L’auteure par là, rejoint « la parole première » (titre qu’elle donne d’ailleurs à l’une des parties de son recueil) grâce à laquelle elle nous restitue ce que nous avions oublié de l’imaginaire de notre enfance.
En exploratrice avisée des formes littéraires, Catherine Leblanc se tient justement sur ces marges de la parole où les mots cessent d’être les outils de la communication sociale « efficace » (dans le sens technique du terme) et s’avancent dans l’embrasure de ce qui ouvre sur une autre lumière, sur un chemin de sens où c’est le cœur qui prend sur lui d’assumer les risques d’une parole dépouillée de tout artifice, et de tout appareil « critique ». Le risque, en premier lieu, d’une « nudité » stylistique où se joue cependant quelque chose de l’essentiel de notre relation au monde. Relation, ici, qui privilégie les êtres, humains ou animaux, et qui les donne à voir comme dans la nuit la lumière soudaine d’un flash surprend un geste ou un regard que dans « l’évidence » du jour on n’avait pas su voir. Que l’on voit pourtant, par exemple, dans le « ramassé » de ces lignes : « Il va seul, les mâchoires serrées. Il porte sa vie. Il la porte sur les pavés, le long des murs. Il la porte au fond des rues. Il la porte clandestinement, comme une grenade. » Ou dans celles-ci, où un « très vieux », à bout de vie, puise encore sa joie dans la contemplation d’un cerisier en fleurs : « Le vent léger emporte des poignées de pétales qu’il disperse. On dirait un lancer de confettis pour fêter de jeunes mariés. Un envol de fleurs blanches ou de plumes, une fraîche écume. Cela lui suffit. »
Catherine Leblanc se tient ainsi, sur la lisière du regard. Nous livre des « instantanés » de vie, des éclairs de mémoire, passages d’impressions fugaces « parfois trop ténues pour être retenues ». Elle n’écrit que dans les interstices du silence, que dans l’amitié de ces « presque riens », que sur ces fulgurances qui jaillissent dans les rencontres (dont beaucoup avec des enfants au psychisme abîmé), instants que l’on croyait perdus sous le battement des paupières ou les gravats du souvenir, ou refoulés à tout jamais dans les coulisses du non-dit. Et de ces intervalles de pénombre, moments de « clair-obscur » de la mémoire, elle fait émerger ce qui soudain se « révèle » comme un pan de l’infinité du réel, et où rien ne peut plus nous paraître ni purement anecdotique ni étrange, où en effet, non plus, quand nous considérons les autres sous l’angle de la seule « humanité, « il n’est plus d’étrangers ».

Je n’ai pu m’empêcher, pendant la lecture de cet ouvrage, de penser à Charles Baudelaire. Non à cause du style, mais à cause de la morphologie de certains textes et de certains aspects de la démarche littéraire et poétique de ces deux auteurs. L’admiration du poète pour Constantin Guys, peintre de la « modernité », croqueur de scènes de la vie, nous en apprend beaucoup sur ce qu’il voulait faire entrer dans le champ de la poésie. Et les textes qui composent Le Spleen de Paris sont de brèves nouvelles, inspirées d’un fait divers ou de choses vues, saynètes ou portraits dispersés dans une œuvre qui se voulait éclatée, disparate, et où chaque texte se suffirait à lui-même. On y voit Baudelaire déambuler dans l’espace urbain, en témoin curieux, perdu dans la foule et fasciné par le spectacle insolite de la rue qui s’insinue dans le quotidien familier, pour peu que l’on ouvre les yeux et sache regarder au-delà de la banalité des choses. Le pont jeté ainsi vers les textes de Catherine Leblanc ne semblera pas abusif si l’on se prend à les lire comme Baudelaire voyait les siens : une « prose musicale sans rythme et sans rime, assez simple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. »
C’est ainsi qu’il faut lire, je crois, les textes qui composent le recueil Il n’est plus d’étrangers. Pas seulement comme des miroirs où chacun de nous peut se reconnaître, mais comme autant de poèmes en prose qui s’inscrivent dans l’héritage d’une démarche littéraire que l’auteure prolonge de manière aussi personnelle que convaincante.

Michel Diaz – 23.12.15