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Allant vers et autres escales – Colette Daviles-Estinès

escalesALLANT VERS ET AUTRES ESCALES
Colette Daviles-Estinès – Editions de l’Aigrette (2016)

La poésie de Colette Daviles-Estinès est de celles qui convoquent le monde, indéfiniment renaissant et indéfiniment redécouvert, que la marche des mots accompagne :

« Chaque jour
Un mot comme un pas
J’écris : la bruyère rouge rampe
A fleur de pierre »

Chaque jour est un autre, nouveau, « cicatrice » du précédent, trace de celui qui suivra. Où il faut tout réinventer, sans autre choix que de le prendre en charge et s’y aventurer, comme on marche en terre nouvelle, et réhabituer ses yeux à la lumière, ré-accommoder son regard à ce qui constitue l’énigme du Réel. Comme au sortir de la pénombre ou des mauvais rêves des hommes, on doit d’abord se confronter à ce qui nous aveugle d’évidence, et qui est la beauté du monde dans sa simplicité première. Chaque matin,
« Il faut dénouer l’aube
comme un ciel s’éventre au palmier voyageur. »
Le monde est là, qu’il faut tenter de « ressaisir » et de ré-habiter. Y retrouver sa place, essayer d’y inscrire le fragile de sa présence, d’y rebâtir un provisoire nid que le vent, on le sait, risquera de jeter à terre, mais un nid grand ouvert sur l’espace du ciel et les quatre fenêtres de l’horizon. On peut alors :

« Imaginer
trois marches empilées dans le paysage
D’un côté, du blé
coiffé en brosse par le vent
De l’autre, des lavandes moussues
ou peut-être la mer […]
Imaginer une porte en bois
hissée bleue sur les marches
Aucun mur n’est bâti autour
ni alentour

C’est une chose heureuse

Habiter le seuil d’une porte ouverte
adossée à la lumière »

Mais « habiter le seuil », ce n’est pas se tenir à la marge du monde, en lisière du temps et des choses, c’est seulement faire le choix d’assumer que l’on est toujours de passage, dans le Temps sans limites du Monde comme dans les lieux de la Terre, en halte provisoire et en continuel cheminement vers ce qui nous appelle, nous attend, plus loin, « ailleurs », et de se définir dans « l’être-ici » comme en durable transhumance.
Mais pour l’auteure de ces poèmes, imaginer une maison sans murs, qui a toujours sa « porte  ouverte », c’est aussi refuser l’idée de se laisser emprisonner dans un quelconque lieu (fût-il « heureux ») quand on sait que l’on est condamné(e) à un perpétuel exil, et que d’un « nulle part » on peut faire autant un « partout ».

« Je n’ai que l’embarras du choix de mes rivages », écrit Colette Daviles-Estinès, ou encore, malgré le retour au lieu des origines, « Où ne pas être l’étrangère ? »
Et c’est ce sentiment d’exil qui traverse tout ce recueil, à l’œuvre de manière récurrente dans les titres (Racines, Exil, Un retour étranger, Aller, Tram away, Cicatrice, Dérive, Allant vers, Transhumance, Au large de, pour n’en citer que quelques-uns) comme dans les textes eux-mêmes. Ainsi peut-on lire ces mots, dans le premier d’entre eux :

« Je voudrais arriver.
Je voudrais être de retour
quelque part
rien qu’une fois. » (Racines)
Ou ceux-là, qui ne sauraient être plus explicites :
« Je sais d’où je viens
Je suis d’Expatrie » (Mon pays)
Ou encore ceux-là, que l’on trouve à la fin de l’ouvrage :
« Ce que dépayser veut dire » (Revenir)

Ce sentiment du « déracinement » est moins d’ailleurs celui d’une souffrance explicitement exprimée, qu’une nostalgie lancinante des « racines désenlisées » qui « cherchent fleuve tranquille pour y flotter. » Une douleur existentielle qui, travaillant à « exhumer ce qui n’est pas », le convertit en oraison au monde, en ode au « pan de jour » que le soleil embrase, aux mouettes qui, « comme des frondes / tournoient leurs cris poivrés », ou à « la lumière des blés ».
Et il faut croire que la poésie est quelquefois remède au métier d’exister. Qu’elle peut être le pays où le déraciné, s’arrimant aux mots du langage, y trouve les outils pour assurer sa quille et sa ligne de flottaison. La dérive devient alors dans les eaux du poème, « allant vers et autres escales », ce qui révèle de l’endroit (que l’on peut entendre à la fois comme lieu de transposition d’un intime tourment et remise en place des choses) où l’on se donne le devoir d’aller « pour se tenir au large », c’est-à-dire loin de ces rives où, comme l’a écrit Rimbaud, « on ne peut, sur son front, qu’essuyer la suie des jours sombres. »

Les mots de la poésie de Colette Daviles-Estinès sont ceux de ce chemin qu’elle suit en silence, un silence où l’on voit que « quelque chose pourtant est en train de se faire. » Et si elle-même se demande ce qui se joue dans la lumière, « c’est lourd, c’est léger – je ne sais pas », nous savons, à la lire, que c’est vers la légèreté de l’âme que ses pas cherchent à la conduire, en tous les cas vers quelque chose qui nous allège aussi de notre pesanteur de vivre, et qui est « comme recueilli ».
Nous avons bien saisi ce mot dans son acception de « recueillement », mais si l’on veut, ici encore, jouer avec les mots, nous pouvons redonner tout son sens aux termes de « recueil de poésies », puisque celui-ci est un livre où tout ce que l’auteure avait de plus sensible et de plus précieux à transmettre y a, en effet, été « recueilli ». Il ne nous reste qu’à la recevoir avec toute l’attention nécessaire à ce qui nous est offert en partage.

Michel Diaz, 03.10.2016

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Lettre au poète Claude Cailleau

plumeTexte publié dans L’Iresuthe N° 37 (avril 2017) et Les Cahiers de la rue Ventura N° 40 (avril 2018). Ce texte a été repris et complété pour servir de préface à l’anthologie poétique de Cl. Cailleau (2019

Cher Claude Cailleau,

je vous laisserai faire la part des choses entre ce qui, dans cette lettre, relève du très profondément sérieux et ce qu’elle comporte de « divagation poétique » et de prise de position délibérément arbitraire.

Mais remontons d’abord quelque peu dans le temps. Il y a peut-être deux ans de cela, je vous avais écrit ces mots que vous me faites l’amitié de reprendre dans votre blog : « Je viens de lire d’une traite vos Sur les feuilles du temps et, malgré l’obsédante thématique qui y est développée, j’ai retrouvé l’auteur que j’apprécie : textes d’une seule coulée, souffle court mais obstiné, têtu, tenace. C’est un livre qu’il faut lire en marchant (je le ferai) sur des chemins raboteux, parmi les ronces et sous un ciel de crépuscule. L’ombre de la mort y plane tout du long, mais chaque vers, chaque pas, est un pas gagné sur la mort, une victoire, un élan vers le pas suivant, contre le crépuscule, contre la nuit, contre l’absence et l’oubli. Nostalgie et angoisse y sont transformées en conquête, sur le silence, sur la menace confuse qui nous cerne, et cela se transforme en lumière. Y fait la langue que vous utilisez : sobre, claire, rapide, allant à l’essentiel, dégraissée à l’extrême, d’apparence presque pauvre mais usant de ce dépouillement pour être plus efficace encore. Une langue « raclée à l’os ». Vous me rappelez votre âge dans le même courriel, mais c’est cet âge justement qui vous a doté des moyens de cette langue, c’est-à-dire d’un art que vous avez affuté comme une lame sur les cailloux des ans, et c’est là de la bien belle poésie. »

Ainsi, je vous avais promis que je relirai vos Sur les Feuilles du Temps en marchant sur les chemins (comme je l’ai fait avec d’autres de vos ouvrages), à l’heure incertaine du crépuscule. Je parlais d’abord de celui du soir. Mais j’ai soumis encore ma lecture à celui du matin (ah, les chemins, aux heures où le jour se lève, et quelle fraîcheur de l’esprit !), et je me dois de vous dire que vous avez passé ces deux épreuves avec une bien belle aisance – dont je n’avais d’ailleurs jamais douté.
Je vous rassure, ou vous déçois peut-être : ces lectures « à ciel (ou à cœur) ouvert », dont je me suis quasiment fait un idéal de vie, ne vous sont pas exclusivement réservées.
Le mérite n’est pas si grand, au fond, mais je prétends appartenir à la catégorie des bipèdes sans plumes, dite « marcheurs de longue haleine » (ou des randonneurs au long cours). Je marche tous les jours, beaucoup. Enfin, pas mal. Les chemins, quels qu’ils soient, et quel que soit le temps, sont mon cabinet de lecture autant que mon cabinet de travail.
M’étant solidement chaussé (les chaussures varient en fonction de ce je prévois de la qualité du terrain), je pars, un calepin et un stylo en poche et/ou un livre à la main. Généralement de la poésie, ou de la prose poétique. Les autres genres de littérature me semblent bien moins adaptés à cet exercice particulier, comme on ne fait pas l’ascension du Mont blanc en sandales ou s’engage dans le désert en bottes de pêcheur.
Parfois, je n’écris rien, je n’ouvre pas le livre. J’attends le bon moment, un signe favorable, qui sera aussi bien le murmure du vent dans un arbre, le déboulé d’un lièvre ou d’un chevreuil, la forme d’un nuage. Je marche seulement, je rêve, je médite, j’observe, je parais ne rien faire aux yeux de qui me croise, seulement avancer vers un but sans objet, mais en vérité « je travaille », ou je laisse plutôt « travailler » en moi ce qui s’agite dans les profondeurs, que la marche remue, cette vase qui constitue le fond de nos pensées, leur matériau de base (de vase ?), cette eau trouble et opaque d’où remontent des mots qui demandent à être à l’air libre, s’agencent souvent à leur gré, et deviennent des bribes de phrases à travers lesquelles des images remontent en bulles de lumière qui bientôt dessinent un sens dans l’incohérence du monde. Ces moments-là éclairent par avance ce que je vais lire, lui ouvrent un chemin, ou sont la basse continue de ce qui va s’écrire. Instants de grâce nourriciers qui ne dispensent pas de regarder où l’on pose ses pieds et n’empêchent en rien de prévoir les obstacles et de les éviter, ou d’adapter son pas aux exigences du terrain. Mais « faire un » avec le chemin tout en laissant vagabonder son esprit et ses sens est un exercice que l’on apprend en le pratiquant régulièrement et qui réclame une expérience dont je peux me targuer, l’âge aidant, de maîtriser de pied de maître.
La marche impulse un rythme au cœur, au sang, au souffle, à la pensée. La verticalité active de la marche donne à l’esprit son carburant et puise dans cette énergie profonde dont doit faire preuve le chef d’orchestre quand il lit ou dirige une partition.
Vous me permettrez de me citer moi-même en reprenant ici les mots que j’ai écrits dans l’introduction d’un ouvrage à paraître : « (…) la marche est déséquilibre d’un corps qui tombe vers l’avant, provisoire vertige d’un pied qui cherche son appui, instant de suspension qui précède la chute, et nouvelle poussée vers le ciel. Les rythmes de la marche, plus que toute autre chose, comme les cadences du cœur et le souffle qui les escorte pour régler les tempos de ses intimes tambourinements, sont ce qui inscrit l’être et le corps qui le porte dans l’espace et le temps d’une verticalité vivante et fertile. Ce miracle dont peut témoigner l’effort de s’arracher constamment à soi-même pour s’avancer à la rencontre de cet inconnu qu’on porte devant soi. D’un pas à l’autre reconduite, et toujours en limite d’abîme. »

Mais la poésie là-dedans ?… Qu’on va lire ou qui va s’écrire ?… Nous y sommes on ne peut mieux. « L’écriture de la poésie ? La terre de sous nos pas, a écrit Yves Bonnefoy dans La longue chaîne de l’ancre, mais trempée comme après l’orage, creusée par de grandes roues qui ont passé, se sont éloignées. Terre tout ornières dont de brèves lueurs remontent. »
Que vous dire d’autre que quand je lis, allant sur des chemins qui s’enfoncent dans les sous-bois ou sur ceux qui serpentent le long de la Loire ou du Cher,
« S’en va sur le chemin,
chancelle au vent mauvais,
(s’en va. Oui, que s’en aille !)
cahin-caha caha-cahin,
la vieille silhouette,
titubante, marchant
vers des lendemains de hasard.
Et refais le parcours
(une vie à jauger)
Tremble, avance deux pas… » (Sur les Feuilles du Temps),
que vous dire d’autre, sinon que le rythme des phrases, le tempo de leur souffle, viennent d’eux-mêmes s’accorder, et comme naturellement, au rythme têtu de la marche et à l’ostinato du cœur ?…
Sinon, aussi, que les modulations inscrites dans ces lignes, prises presque au hasard,
« Tu entres dans la forêt, celle des longues marche solitaires. Une allée droite s’ouvre, comme une cathédrale de feuillage. La paix des arbres offerte en récompense. Là-haut, le vent parle avec Dieu et tutoie le nuage… » (Pour une heure incertaine)
sont propres, elles, à imposer un pas plus retenu, celui de la méditation rêveuse, celui d’une avancée dans un paysage tout intérieur, semblable à celle d’un Hugo, plongé dans sa pensée, qui s’en va déposer « un bouquet de houx vert » sur la tombe de sa petite ?
Que celles-là, encore, prises encore au hasard,
« Je suivais une route lisse, foulais la plage abandonnée. La plage, mon premier désert. Dans le fond de mon âge, la neige couvre de flocons-silence les pages de l’enfantine solitude… » (Le Roman achevé) ne peuvent qu’imposer au pas un ralenti qui invite presque à s’arrêter, à suspendre son souffle pour se pencher sur son propre silence, à écouter ce qui nous vient, à nous aussi, depuis nos temps lointains ? Oui, le vers épouse le pas comme, à l’inverse, et réciproquement, le pas se coule dans ce que le rythme du vers lui infuse de sa musique.

Je ne résiste pas au désir de citer Michel Deguy, qui a écrit à propos de la poésie de Pierre Reverdy : « Le marcheur fait le temps avec sa marche, rythme et espace font le temps, frayant l’espace (« poussant l’horizon » comme un taillis éclairci par le corps) ». Et il écrit aussi, un peu plus loin, à propos de Chemin tournant : « Le poème de Reverdy est pareil à ce retour obstiné d’un marcheur au bord d’une falaise, ou lisière, où vient finir la terre : il revient « au bord des choses », hante la berge, hanté par cette figure de la marche et de la berge, où la réalité se dispose en « bord » d’elle-même. »
Oui, je le crois avec Michel Deguy, « la marche est un poème ». Le poète est celui « pour qui la marche est le poème de la marche, les choses « bord des choses ». Vous lire, cher Claude Cailleau, c’est aussi, comme en toute vraie poésie, se tenir sur le bord des choses et marcher en bord de falaise. Et si « la marche est un poème », votre poésie est de celles qui nous invitent à marcher en bordure de temps et d’abîme, sur ces chemins d’incertitude qu’à nous-mêmes nous sommes. Votre dernier livre de poésie, Crépuscules, ne démentira pas non plus ce que je viens d’écrire puisque, comme l’écrit Jean-Marie Alfroy dans sa postface à cet ouvrage où il fait référence à l’artiste japonais Hokusai : « Le mont Fugi de Claude Cailleau, c’est son enfance, qu’il ne cesse de revisiter par l’écriture tout en changeant constamment de point de vue ». Ecriture qui, en effet, ne se lasse pas d’explorer un passé qui vous permet d’interroger ce qui fait son présent. En vérité, ce qui constitue, cette fois encore, le contexte de ce dernier poème (une seule phrase de 30 pages), c’est l’unité du parcours dans lequel il s’inscrit, c’est-à-dire celui d’une vie tout entière placée sous le signe de la littérature et de la poésie, une vie qui n’aurait pas mis la sphère du poétique d’un côté et « le reste » de l’autre, mais les aura mêlés dans le « transvasement » de l’un dans l’autre, l’une croissant dans l’autre que celui-ci aura nourrie. La marche d’une vie. Puisque aussi bien la vie est marche.
L’écrivain Marc Delouze ne dit pas autre chose quand il déclare dans une interview : « Quant à la marche, oui, c’est sans doute un des « mouvements » fondamentaux qui animent ma démarche. Marcher, arpenter, parcourir, sillonner, explorer : c’est par les pieds que le monde nous pénètre d’abord, c’est avec nos pieds qu’on en prend la mesure (ou qu’on en fuit la démesure parfois) ». Et cela fait écho à vos propres mots : « Se déplace devant tes yeux, dans un paysage de landes – replis de terre, chemins d’errance, fleuris de mauve et de jaune roussi – la silhouette du marcheur d’un impossible devenir – grande cape et bâton, le pas rapide, comme fuyant sous la ruée des vents venus d’un automne marin. / Tu le suis dans sa quête insensée » (Pour une heure incertaine). Et Marc Delouze semble vous répondre quand il ajoute : « La fatigue des pieds (comme la solitude) est un carburant bigrement nécessaire qui nous permet d’éprouver le « besoin de l’autre ».

Oui, je persiste à associer lecture et écriture de la poésie à l’exercice de la marche, à ce qui, jailli d’on ne sait où, qui attend d’être là, sur le bout de la langue ou dans la lumière des yeux, lui donne l’occasion d’un éclat en tension, d’une radiance soudain accordée, comme sur la peau d’une eau sombre se pose la caresse d’un inattendu de clarté – mais aussi bien traverse « ce silence qui pleut en lisière de nuit sur l’énigme de la parole exténuée » (Pour une heure incertaine).
Les occurrences qui évoquent la marche (au propre comme au figuré), son mouvement, son avancée, abondent dans vos textes en images indissociables de la figure du marcheur. Ainsi, les feuilletant :
« s’en va sur le chemin
où la pierre
lasse d’inexister, appelle.
Les arbres le conduisent.
La forêt l’engloutit. » (Sur les Feuilles du Temps)
Ou :
« Dire encore le jour qui vient
dans les feuilles du vent.
Dire le pas qui s’éloigne,
d’une ombre dans le temps.
Les pas s’impriment sur le silence.
[…]
Chemins perdus
où la vie s’égare » (id.)
Je citerai encore Michel Deguy pour souligner à quoi ces occurrences nous rappellent : « Le chemin est et n’est pas (que) le chemin. Chaque jour la marche est reprise par le désemparement, la déception d’être et de l’être. » Et il écrit, un peu plus loin : « La sortie du poète, dont les pieds préparent le rythme du poème, date, dit le temps qu’il fait. Car il faut refaire le point, le temps, tous les jours un autre dans la même levée d’être. »

Et n’écrivez-vous pas encore, évoquant vos balades « à grandes enjambées », sur ces « plages en déshérence », au Port-Louis, accordé au murmure des vagues : « J’entendais leurs sanglots. Je m’égarais parfois – souvent – dans mes chuchotements » (Le Roman achevé) ? Aussi, au « gueuloir » de Flaubert, j’ajouterai, si vous me le permettez encore, la proposition, plus adaptée ici, du « murmuroir » (on pourrait aussi bien l’appeler « chuchotoir ») qui consiste à mettre à l’épreuve les textes qu’on lit ou écrit en marchant, une sorte « d’épreuve du feu ».
Certains d’entre eux (dispensons-nous de noms d’auteurs) s’essoufflent vite et ahanent, font un bruit de cailloux remués dans la bouche, ne tiennent pas longtemps le rythme, se brisent en fragments dont il faut recoller les morceaux, et révèlent un sang de navet, à moins qu’ils ne soient faits pour le silence de la lampe (pourquoi pas ?), mais il faut alors les veiller comme des oisillons. Ce sont des textes « d’intérieur », aussi sensibles au bruit qu’à la lumière. Il faut les ménager, ils négligent la part du corps et ne viennent que de l’esprit, ne s’adressant qu’à lui.
Les autres, au contraire, qui font preuve d’une plus robuste constitution, ne craignent ni l’espace découvert, ni l’infini de l’horizon ni aucun des caprices du ciel (ils ne réclament rien qu’une pochette imperméable transparente qui les mettra sans autre conséquence à l’abri de la pluie). Ceux-là font fi aussi des bourrasques du vent, des batailles de merles, des croassements des corbeaux ou du tournoiement des mouettes au-dessus des champs labourés, du bourdonnement d’un avion qui passe, du souffle de dragon d’un ballon dirigeable apparu au sommet d’une ligne d’arbres. Ou, plus exactement, ils s’en nourrissent. Ceux-là épousent, et quelquefois les dictent, la mesure du pas, les battements du cœur, les pulsations du sang, la rythmique du souffle, retiennent d’emblée la pensée, s’inscrivent dans l’élan du corps, dans le creux des viscères, dans la machinerie des organes. Et, sur le bord des lèvres, dans le froissement des mots prononcés, ils ont la force lente des rayons des phares qui éclairent la nuit où s’avancent nos vies.
Là-dedans, j’inscris en bonne et juste place votre si juste Pour une heure incertaine et votre si beau Roman achevé (livres de vous que je préfère, s’il faut faire ce choix difficile, et qui continuent de m’accompagner), qui ont pu, dans mes mains, bravement traverser les teigneux orages d’été ou les mutismes imbéciles des soleils de plomb.

Très amicalement.

Michel Diaz (04.09.16)

  

 

Alain Borne – Les Cahiers de la rue Ventura N° 33

Chronique publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, N° 33, septembre 2016.

 ALAIN BORNE (1915-1962)

J’ai déjà eu l’occasion, dans les pages de mon blog, d’évoquer le parcours d’Alain Borne. Je me contenterai de rappeler que, né en 1915 dans l’Allier, Alain Borne a passé l’essentiel de sa vie à Montélimar où il exerçait le métier d’avocat. Il publie ses premiers recueils en 1939 (éd. Jean Digot), 1941 (éd. P. Seghers), 1942 (Cahiers du Rhône), 1943 (Ecole de Rochefort), et atteint, durant les années d’après-guerre, fort de la reconnaissance de poètes comme Aragon, Char, Jaccottet, Seghers, une très appréciable notoriété. Il est alors publié par de grands éditeurs (R. Laffont, Gallimard, Rougerie), mais son éloignement de la capitale et des cercles littéraires le plonge dans un oubli relatif. Il meurt en 1962 dans un accident d’automobile. Depuis une quinzaine d’années, une regain d’intérêt pour son œuvre a suscité de nombreuses rééditions. Ainsi, les éditions Editinrer et Fondencre ont-elles récemment republié plusieurs de ses recueils, regroupés sous les titres de deux de ses œuvres,  Indociles et Treize.

En 2015, afin de contribuer à la célébration du centenaire d’Alain Borne, Fondencre a réédité en un seul volume quatre titres représentatifs de l’écriture des dernières années du poète. Après L’amour brûle le circuit qui donne son titre au recueil, on pourra lire ou relire Encres, Les fêtes sont fanées  et La dernière ligne. Ces poèmes sont complétés par la publication d’extraits de son journal intime qui permettront au lecteur de mieux percevoir l’univers psychologique et littéraire de ce poète au lyrisme si singulier

Comme l’écrit Philippe Biget, dans sa préface au volume, « les trois thèmes qui dominent l’œuvre poétique d’Alain Borne (l’amour, la mort et l’écriture) imprègnent les textes ici réédités. Trois thèmes qui ne doivent pas être appréhendés isolément car ils ne cessent de se mêler, de s’entrechoquer, de se chercher, de se rejoindre au travers de maintes porosités, conférant ainsi à l’œuvre un parfum si reconnaissable. J’ai parfois évoqué le triangle mythologique Eros/Thanatos/Orphée qui, me semble-t-il, est la meilleure clé d’accès à l’univers bornien. »

Cet univers est, ici, d’évidence, comme dans la plupart de ses ouvrages, celui d’un homme tourmenté, obsédé par la mort et l’inévitable néant qui la suit, d’un poète désespéré doutant de lui et de son art, ne parvenant pas à  trouver en lui la lumière de son salut. Certes, on remarque, dans ces vers, ce qui subsiste d’émerveillement devant le spectacle du monde, les sursauts d’un désir de vivre qui implore encore l’amour, cette pulsion de l’être vers un(e) autre qui lui fera encore

Trouver enfin des yeux

que seul je puisse remplir,

mais, heure après heure,

Le sang fraîchit comme le jour

quand le soleil s’en va du vent

et qu’un manteau de froid

souffle aux épaules.

L’amour, en effet, ne fournit au poète nulle consolation. Ainsi, dans Indociles, et s’inscrivant dans l’héritage baudelairien, Alain Borne évoquait la femme couchée à ses côtés comme une charogne en puissance. « Tout aussi sordide dans sa description, écrivait déjà Ph. Biget, Borne ne distancie pas le sujet en décrivant une charogne anonyme. C’est de la femme allongée à ses côtés et de lui-même qu’il s’agit, et s’il fustige le corps de la femme en le caricaturant de manière grotesque et morbide, c’est à la condition humaine qu’il s’en prend. Le désespoir le pousse à s’éprendre de la mort, ma grand amie qui n’a point de sexe. Une mort refuge qui résoudra peut-être l’infernal conflit entre donjuanisme et pulsion de castration, qui mettra un terme à la parodie de l’accouplement.

Nous sommes aux antipodes, ajoutait Ph. Biget, des effusions mystiques que l’on trouvait dans Treize. La noirceur accablante du tableau est quelque peu tempérée par un rêve messianique. Le poète invoque un autre Dieu, un Dieu beau d’innocence qui pourrait donner naissance à une autre création.

De l’interrogation naïve et fiévreuse de Treize :

Ma main d’avoir touché ton corps

saura-t-elle mieux écrire

à l’affirmation véhémentes de Indociles :

J’écris un poème pour mourir plus doucement

pour laisser après moi une sorte de feuillage

pour que les yeux voyant mon petit automne

se demandent s’il reste un peu de sève dans l’arbre.

Alain Borne renoue sans cesse avec la pulsion existentielle de l’écriture. »

Plus loin, dans la préface qu’il consacre, cette fois, à L’Amour brûle le circuit, Ph. Biget se demande si, d’abord « viscéral, ce mal de vivre enraciné au plus profond de lui, peut devenir « existentiel ». « Comment, poursuit-il, se produit le mélange d’auto-thérapie » que peut être la prise en charge de notre condition d’êtres-pour-la-mort,  et « de pulsion créatrice propre à transcender le « mal être » ? » Philippe Jaccottet commentait ces questions fondamentales de la façon suivante au cours de son allocution du 9 novembre 1963 : « … le seul fait qu’Alain Borne ait pu transformer cette constatation terrible en une image mystérieuse, qui est comme une vision, une ouverture sur le monde, suffit à l’élever au-dessus du désespoir qu’elle semble contenir, et représente encore un triomphe de la beauté sensible du cœur. »

Vie et mort, enlacées dans la même fascination, portées à bout de bras dans le même poids de tourment et la même rage impuissante, on voit bien, dans ces quelques vers, par exemple, comment le poète, entre désir de vie et désenchantement, entre élan de vaine espérance et sursaut d’exorcisme, cherche désespérément à donner à ses si simples mots ce qui pourra, d’un cri, faire jaillir encore une brève étincelle :

Je chante

et la vie comme un arbre

se hausse sur ses feuilles

immense dans l’automne

où les morts s’amoncellent.

Michel Diaz

Michel Diaz

26 juin 2016

Jésus l'apocrypheJESUS L’APOCRYPHE –
Jean-Luc Coudray 
– Editions L’Amourier, 2016

Chronique publiée dans Chemins de traverse, N° 49 (décembre 2016)

Autant le dire tout de suite : ce texte nous promène dans un univers littéraire qui n’appartient qu’à son auteur. Le sérieux du propos, toujours empreint de poésie, vibrant de sensibilité, et la rigueur d’une pensée qui fuit le conformisme des outils spéculatifs, usant surtout du paradoxe et du raisonnement déconcertant (de bon sens bien souvent), y côtoient une liberté d’invention et un humour pince-sans-rire, un humour sans calcul et comme involontaire (parfois désopilant) qui n’hésite pas à flirter avec le burlesque. Contentons-nous ici de savourer cette phrase, ramenée au hasard : « Le Fils de Dieu entra dans un verger comme dans une chanson. » Ou de nous enchanter de celle-là, qui évoque le Christ en marche : « Un œil exercé aurait perçu une fumée qui légère qui s’élevait derrière ses pieds, accords d’insectes, de poussières et d’air troublé, qui se cicatrisait dans l’atmosphère. » Ou encore de celles-là, décrivant sa descente du haut d’une colline, à la manière d’un skieur, son arrivée dans un village et son freinage en « dérapage contrôlé » : « Il termina sa glissade en arrosant les premières maisons d’un nuage d’insectes. Les gens se retournèrent et virent sa robe blanche absorber le freinage en une dernière ondulation. »

Jésus l'apocryphe détailMais revenons aux mots par lesquels ce récit commence : « Le Christ marchait sans trêve, empruntant les pistes animales, les voies humaines ou les chemins naturels. »
Le Jésus de Jean-Luc Coudray est un marcheur de longue haleine, et nous sommes conviés à l’accompagner et à dérouler avec lui le fil de ses pensées. « Ses nuits étaient courtes, ses siestes brèves, ses journées longues. » Il marche tout le temps, ne s’arrête presque jamais, dort à peine ou, plutôt, consent à sombrer quelques heures dans les bras accueillants d’une maternelle fatigue. Avançant « dans la danse tranquille de la marche », il marche vite, du même pas égal, quel que soit le terrain, passe les plaines, les collines, grimpe sur les montagnes, traverse forêts et villages, ignorant souvent les chemins, coupant droit devant lui à travers la nature, méprisant les buissons de ronces et les arbustes épineux qui accrochent sa robe blanche, toujours immaculée, longe les bords de mer, marche sur l’eau d’un lac pour atteindre la rive adverse. Il ne suit aucun plan de route, ne se fixe aucun but, ne prévoit aucun point de chute. Il est, écrit l’auteur, « orienté tantôt par le vol d’un oiseau, tantôt par la beauté d’un buisson d’épines, par le goût particulier d’un sentier odoriférant, pour les mêmes raisons que Saturne tourne autour du soleil. » Ce Jésus est un être libre qui jaillit où on ne l’attend pas, un contemplateur en action du mystère du monde, qui ne semble suivre que les invites des mille petits incidents qui jalonnent sa route, qui sont la vie de la nature, un Fils auquel son Père aurait lâché la bride, mais qui, en vérité, puise dans tous les signes qui l’entourent les raisons de sa détermination et de son inoxydable ravissement devant l’infinie variété du vivant, cette immense chaîne dont chaque élément participe à la beauté des choses.
Ses haltes, toujours brèves, restent imprévisibles, ses rencontres sont fruits d’un hasard mystérieux et on les dirait presque « accidents » de parcours. Mais c’est parce que le Réel n’est que le résultat d’une succession de faits minuscules auquel nous ne comprenons rien. Il nous faut donc admettre que c’est dirigé par le vol d’un insecte, la chute d’une feuille, la fuite d’un lézard, ou l’inclinaison d’une pente qui lui font prendre telle direction, inattendue, ou gîter vers telle autre, qu’il arrive là où se trouvent une fille-mère en détresse, un lépreux en souffrance, un questionneur qui se tourmente sur le sens de sa vie.
Jésus1Plus qu’un marcheur, c’est un errant, un vagabond, un « sans domicile fixe », un « trump », façon « clochard céleste », qui ne peut se fixer nulle part, car sa place n’est nulle part, en même temps qu’elle à tout endroit du monde. En fait, ce Jésus-là, n’est vraiment au sommet de lui-même que dans le rythme de la marche, ne se recharge que par elle. Comment s’en étonner ? De tous temps, moines et saints, comme les prédicateurs de tout poil, furent des marcheurs redoutables. Et l’on sait que la marche est un efficace « stimulant » spirituel, puisque libre de toutes contraintes, l’esprit peut s’ouvrir aux plus grandes considérations; la marche offre un contact de proximité avec la nature qui recentre sur les valeurs essentielles de la vie; elle est le pur moyen de la quête de sens, démarche de reconnaissance pour tout ce qui est offert.
Le Jésus de Jean-Luc Coudray est donc, d’abord, ce marcheur-là qui, attaché à rien, sinon au monde, aux hommes, à Dieu, autrement dit à tout, comblé jusqu’au vertige par la beauté de la nature, qui n’est pas autre chose que Dieu sous sa forme visible, semble lui-même à qui l’approche la « somme arbitraire de frôlements de papillons, de pistils en vol, du frémissement d’un buisson sec, du passage d’une ombre un peu forte, du bêlement d’une chèvre », car il est « addition de beautés entrelacées » et réceptacle d’une joie inépuisable. Aussi n’a-t-il, d’abord (outres les gestes des miracles qu’il consent à accomplir, on dirait, quelquefois, de mauvaise grâce, plus pour se conformer à la réputation qui l’accompagne que pour user de ses pouvoirs miraculeux), aussi n’a-t-il surtout que sa parole à accorder aux autres ou, plutôt, pour les « accorder » à lui. Comme on accorde à la note juste tous les instruments d’un orchestre.
Jésus2C’est en cela (au risque de me mettre à dos quelques-uns des éventuels lecteurs de cette chronique) qu’il est, selon mon point de vue, toute comparaison gardée, assez proche du poète itinérant, tel qu’avait rêvé de l’être Jack Kerouac; un poète éclaireur dont les diverses phases des pérégrinations, assemblées en récit, définiraient les éléments d’un renouveau spirituel, axé autour du voyage et de la rencontre, dans une démarche tendue par cet effort convoqué pour abandonner le confort matériel et se pénétrer de spiritualité. Le Jésus de Jean-Luc Coudray (n’en déplaise encore à ces mêmes lecteurs) m’apparaît comme un frère en esprit des jeteurs de paroles qui ont fondé la beat Generation. Parce que le monde et les rapports humains leur semblaient à réinventer. Quelques-uns de ceux-là, et Kerouac le premier, mais aussi bien Ginsberg, auraient pu cautionner ce petit bijou poétique, digne de la « prose spontanée » du poète routard :
« Au commencement, Dieu a créé l’homme.
Puis, il a enlevé la conscience à l’homme, et cela a créé l’animal.
Puis il a enlevé son mouvement à l’animal et cela a créé l’arbre.
Puis il a enlevé sa vie à l’arbre et cela a créé le caillou.
Puis, il a enlevé son existence au caillou et cela a créé Dieu. »
Création du Monde à rebours de ce que raconte le Livre, mais qui nous met en bord d’abîme, au bord du gouffre du questionnement, face à ce vide nommé Dieu, et que seule la foi peut remplir.
Allez, osons dire encore que la joie qui illumine cet errant « toujours aux anges » lui sert avantageusement de benzédrine ou de marijuana. « Le Christ, lit-on, sous la plume de Jean-Luc Coudray, électrifié par une joie sans contenu, vidé radicalement de lui-même par un contentement absolu, trouvait dans la moindre feuille qui palpitait au vent le sujet de sa joie. » Et plus loin, on le voit savourer « un léger tournis, extase pudique. » Rappelons d’ailleurs, en passant, que Kerouac expliquait le mot beat par ceux de « béat » et de « béatitude », et qu’il a quelque part écrit qu’une palissade de San Francisco, peinte en bleu délavé par les pluies, pouvait être aussi belle qu’un vitrail d’église. Tout est bien question de regard, et de cœur.

Jésus3Jésus en marche donc, mais une marche tout du long jalonnée de rencontres qui, pour certaines, sont des références aux évangiles officiels. Ainsi, rencontre-t-il d’abord une femme adultère (qu’il bat comme plâtre pour lui enseigner qu’elle s’aime encore), puis un malheureux accablé par sa vie de misère, une paysanne écrasée sous sa lourde charge de bois, un malade rongé de pustules, un vieillard désireux d’aller au Paradis, un assassin qui veut se repentir… Mais c’est aussi, plus loin, une jeune femme inquiète de voir sa beauté se faner avec l’âge, un boiteux, une mère en deuil de son fils, un agneau orphelin… La tentation le guette aussi, dans la rencontre d’une pécheresse qui cherche à le séduire pour commettre l’acte de chair, ou la rencontre avec le Diable (cet autre errant, épisodique compagnon de route) qui lui propose d’apaiser sa soif. Mais Jésus parle aussi aux animaux, comme à tout ce qui vit : une chèvre, un serpent, une chouette, une araignée…
En tout cela, ce Christ, Fils de Dieu et Sauveur des hommes, accomplit sa mission de Messie selon les Ecritures, en toute honnêteté, mais avec une étonnante économie de paroles et de moyens, et comme avec désinvolture, comme s’il craignait, peut-être, chaque fois, d’en faire un peu trop. Usant d’une logique imparable et déconcertante, d’un raisonnement toujours déroutant, et maniant le paradoxe avec maestria, il n’impose jamais aucun prêche (à moins que l’on insiste), ne profite jamais de l’aura qu’il dégage, de l’auréole qui le coiffe, du respect divin qu’il inspire pour faire du prosélytisme : on l’interroge et il répond, de manière souvent lapidaire, consent à une explication de ce qu’il vient de dire, guérit si on l’en prie, rend une jambe, une peau saine, redresse une colonne vertébrale, fait d’un enfant idiot et laid un beau garçon intelligent, et il est déjà reparti. « Lorsque le Christ avait quitté un village, il laissait derrière lui la dépression atmosphérique que produit le départ d’un train. (…) Les infirmes et les malades, désœuvrés et entassés, comme sur le bord d’un quai, rêvaient de lignes de fuite. Le vent s’engouffrait dans les rues, étouffant les discussions. » Il repart quelquefois, « déroulant derrière lui une troupe de suiveurs », mais il ne semble pas soucieux d’en faire des adeptes convertis. Ce Jésus-là est d’abord un marcheur solitaire. Mais sa solitude est remplie de tout ce qui existe et la déborde largement.
Jésus4Il quitte les villages, laissant les gens à leur sidération, « face aux mouches, aux nuages et à la poussière thermique pour disparaître dans le vert froid de la nature. » Il lui suffit d’avoir secoué un esprit comme on secoue un arbre pour en faire tomber un fruit, d’avoir jeté sa pierre au fond d’un puits pour y faire claquer une vérité qui résonne… Chacun fera ce qu’il voudra, ce qu’il pourra, du fruit ou du bruit de sa juste parole; il est déjà plus loin, il a tout le temps devant lui et pourtant pas de temps à perdre. Chaque fois qu’il s’éloigne, écrit Jean-Luc Coudray, « il ressemblait à une fumée dont le feu était ailleurs. »
Distribuant le bien en parole et en acte, il conserve ce que certains désignent par les termes de « forme olympique », car « cette activité généreuse l’assurait d’une santé impeccable, d’un tonus musculaire et mental exceptionnel. Son habit blanc sur les terres ocres était un territoire de pureté en mouvement. Jésus ressemblait à un petit parachute. » Il convient, en effet, de jouir d’une telle santé si l’on a reçu pour mission de sauver le monde, car cela est bien loin d’être gagné d’avance ! Mais « son inlassable virginité, sa fraîcheur sans cesse renouvelée et son authenticité sans calcul » lui garantissent, on n’en doute pas, d’aller jusqu’au bout de son rôle, et on le sait prédestiné puisque ses pieds toujours en marche « dessinés de mille façons dans les siècles futurs, s’enfonçaient dans la mousse heureuse. » Comme on sait que ce qui le pousse et le porte, et le maintient dans ce bonheur « sans ombre, c’est-à-dire sans relief », dans cet état psychique dominé « par l’excédent de joie », le console « a priori de tout ce qui pourrait lui arriver ». D’avance, il en connaît l’histoire et les péripéties : « c’est parce que je dis la vérité qu’on me suppliciera. »

Jésus5Jean-Luc Coudray aborde la question de Dieu et celle de la foi avec un gai culot, une audace jubilatoire que l’on peut mettre sur le compte d’une « innocence cultivée », puisée ou injectée dans celle qui anime son personnage de Jésus. « Innocence » feinte qui autorise à se jouer des croyances communes, et autres fausses vérités, se permet de les mettre cul par-dessus tête et d’ébranler les certitudes ou, comme l’a écrit Michel Séonnet, de travailler « à dérouter les évidences du monde. » Ainsi, ce paradoxe, par exemple, adressé à des villageois : « Maintenant, si vous me demandez pourquoi Dieu est invisible, impalpable, absent au point de se confondre avec l’inexistence, je vous répondrai que si Dieu était présent, visible, apparent comme un mari, nous vivrions dans l’animosité. Alors que, grâce à son éloignement, à son invisibilité et même à son inexistence, il nous permet de vivre dans la joie. » Position qui frise l’agnosticisme. Ou celui-là, encore, réponse à une femme qui lui a demandé pourquoi Dieu laissait vivre le Diable qui est pourtant la pire des créatures : « Il ne fait souffrir que les méchants alors que l’homme, sur Terre, fait aussi souffrir les bons. »
En fait, Jean-Luc Coudray pose dans ce livre la question du mystère de ce Réel dans lequel nous vivons, et y souligne la présence du sacré sans lequel nous ne pouvons vivre, car le sacré c’est, avant tout, cette attention et ce respect qu’il conviendrait d’avoir en toutes relations avec les hommes et les bêtes, et tout le cycle du vivant, c’est-à-dire tout ce qui nous détermine. Avançons alors que Jésus, ici, autant que représentant de son Père, nous apparaît aussi comme un apôtre de la « décroissance ».
Jésus7On pourrait dire, un peu rapidement, que l’évangile proposé par Jean-Luc Coudray n’apporte, après les autres que nous connaissons, aucune révélation qui ne nous soit déjà connue. Il n’en est rien ! Lisons-le attentivement ! Ce Jésus apocryphe bouleverse nos lectures précédentes, car il se permet d’ajouter au message que nous savons une dimension inédite qui nous concerne, hommes d’aujourd’hui. Si le salut spirituel est de chacun, et affaire individuelle de foi et de croyance, le salut de l’humanité est affaire de tous et dépend d’une prise de conscience collective que certains prophètes (certains les disent « de malheur ») se donnent mission de hâter. Les dangers qui nous guettent (comme la destruction durable de nos environnements, d’une bonne partie de ce qui constitue la biodiversité, préparant ainsi, à plus ou moins long terme, l’extinction de l’espèce humaine – à laquelle celle-ci, au nom d’un aveugle « progrès » et des lois du libéralisme, s’est d’elle-même condamnée), sont des choses que plus grand monde (sinon les inconscients et les irresponsables) ne songe à prendre à la légère. Dangers de « barbarie » aussi qui, chaque jour, se précisent un peu plus. A moins que « la joie » ne l’emporte, celle d’un « être-au-monde » qui produirait sur les esprits les effets, impossibles pour l’heure à jauger, d’une révolution copernicienne. Il faudrait donc, pour notre salut, et c’est, je crois, ce que nous dit d’abord ce livre, réapprendre à aimer ce monde, à y retrouver le sens du mystère.

Pour nous convaincre que c’est aussi à quoi il nous invite, il faut lire ce que Jean-Luc Coudray a écrit dans un texte intitulé « Un sacré sans contenu » et que je me permettrai de citer longuement :
« Le mystère est visible. Nous l’avons sous les yeux. C’est la spontanéité de l’être, la beauté du monde. Le mode d’appréhension du mystère est intuitif et relationnel. Mais si nous considérons le mystère comme une énigme, alors au lieu d’avoir une relation avec lui, nous chercherons à le décoder.
[…]
Le mystère résiste à toute analyse. Il apparaît comme impénétrable. Cette inviolabilité pourrait suffire à le définir. Il est pudique dans la mesure où il se montre sans se livrer. L’inviolabilité du mystère est telle qu’il peut se présenter à nous sans attentat à la pudeur. La nature se montre nue et ne nous choque pas.
Le respect de la nature et de la vie, prônée dans les mouvements décroissants, c’est le respect des formes qui permettent l’expression du mystère, c’est le refus de profaner les temples laïques qui représentent l’insondable, comme la nature ou l’art.
Tant que le mystère sera considéré comme dissimulé, enfoui, il y aura négation de sa capacité à être à la fois offert et insondable. L’irrespect du mystère, tout comme l’irrespect d’autrui, procède de l’impudeur.
[…]
Quelles sont les fonctions de l’inutile, de le lenteur, de la contemplation et du silence ?
[…]
La décroissance pourrait envisager alors la revendication de la relation comme mode d’approche du Réel. Restaurer la relation entre l’homme et l’homme, l’homme et la nature, l’homme et le vivant, l’homme et le Réel, exige des qualités de respect et de pudeur. Il y a du sacré dans toute relation véritable. »

Que propose donc ce Jésus l’apocryphe, sinon retrouver ce sacré qui fonde notre véritable relation au monde et, par là, nous réconcilie avec Dieu, fût-il inexistant ?… Ce livre est d’aujourd’hui, et invite à d’autres chemins que ceux que nous suivons dans une pénombre toujours grandissante. Il fait sans conteste partie de ces livres utiles (ce n’est pas si fréquent) qui tissent avec le lecteur une relation d’homme à homme, d’oeuvre à homme, dans laquelle ses mots déposent un fertile limon.

Michel Diaz, 25.06.2016

Note liminaire – Le Coeur endurant

Feuille rouge Coeur endurant

Note liminaire au recueil LE CŒUR ENDURANT, Michel Diaz – éditions de L’Ours Blanc, 2016 

« Désireux de placer quelques mots au seuil de ce recueil, je ne puis que me retourner vers l’image qui sert ici de titre, empruntée à un poème de Philippe Jaccottet, afin de souligner ce que les mots, qui se frayent un chemin dans l’ombre et le silence, comme font les racines des arbres, réclament de « cœur endurant ».
Lui rendant par là double hommage, je citerai aussi ces vers du même auteur, extraits de L’ignorant :
La nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu,
chute du jour et négation de la lumière,
mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux
sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire.

« … qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire » ?
Cela pose, en une formule, le paradoxe propre à la parole poétique, tentée de dire l’indicible, ou tout du moins de l’approcher mais qui, en le disant, ou du moins tentant de le dire, en fait ce feu de paille qui retourne à sa vocation d’indéfinissable silence.
Ce qui est dit se meurt déjà, avec le premier mot osé, et ce qui n’est pas dit, inassouvi, est parole qui, comme un puits d’eau noire, brûle de l’incendie de son propre désir.
Mais qu’importe, s’il s’agit avant tout de creuser dans l’humus premier du langage pour tenter d’accorder son cœur aux pulsations du monde et aux murmures d’une voix profonde qui jamais, en nous, ne s’apaise ?
Et encore, toujours, faut-il pouvoir faire coïncider le monde nu, offert à nos déchiffrements et s’y dérobant à la fois, cela même qui constitue l’infini du réel, avec l’obscur tâtonnement des mots de la parole – dont la si lente progression « vers le poème » relève moins d’une volonté de l’esprit que d’une aventure magique et toujours incertaine.

C’est dans cette partie engagée, ce jeu de forces opposées, d’écorces arrachées à la chair du silence, que se joue le sort de « l’irrévélé », car le mot tu est aussi celui qui clôture la nuit à jamais. »

M. Diaz

Dessin de couverture de Jeannine Diaz-Aznar