Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Le Livre du désir – Léonard Cohen

LE LIVRE DU DÉSIR – Léonard Cohen
Editions Le cherche-midi, 2008 (rééd. chez Poésie/Points en 2016)

Léonard Cohen (1934-2016), né à Montréal, apprend, dès l’adolescence, à jouer de la guitare. Il publie ses premiers poèmes dans une revue étudiante. Après avoir vécu en Angleterre, puis en Grèce, où il écrit ses premiers romans, il s’installe aux Etats-Unis dans les années soixante et entame sa carrière de chanteur, avec le succès que l’on sait. Il n’en oublie pas pour autant la littérature puisqu’il publie Les Perdants magnifiques, en 1972, L’Énergie des esclaves, en 1974, et Le Livre de la miséricorde, en 1985.
En 1994, il se retire dans le monastère du Mont-Baldy, en Californie, et devient moine bouddhiste. Les années 2000 marquent son grand retour sur la scène musicale, mais aussi son retour en poésie, avec la publication, en 2006 (chez McClelland & Steward Ldt) du Livre du désir.

Ce recueil rassemble plus de deux cents textes et autant de dessins et gravures mêlés, textes en vers ou prose dont les plus anciens sont datés de 1973 et dont les plus récents ont été composés au début des années 2000.
Si beaucoup d’entre eux peuvent passer pour des poèmes d’amour, ce thème y est traité sous l’angle de l’inconsolable nostalgie, de la séparation d’avec les compagnes aimées, du perpétuel désabusement, de l’inévitable perte des illusions du bonheur entrevu, de la douleur toujours rouverte et ironiquement remise en place, du désir éternellement renaissant de ses cendres et sitôt renvoyé à la solitude de l’être, à l’éphémère dérisoire de notre condition humaine et à la vanité de l’absolu auquel nous ne pouvons jamais avoir accès.
En effet, de ces textes émerge, en continuum, le sentiment d’un douloureux déchirement entre désir de chair et désir d’absolu, d’un écartèlement irrémédiable entre les créatures de « Boogie Street » et celles de « Di-U » (Celui qu’on ne nomme pas, selon la tradition juive).

D’ailleurs, de ces années passées à méditer, crâne rasé, dans sa robe de moine, dans le monastère du Mont-Baldy, Léonard Cohen ne ramène ni certitude, ni sagesse définitive, mais l’intime sentiment que le très cahoteux chemin de sa spiritualité est celui qu’il saura se frayer, tout seul, à travers ses propres tourments. Quête vaine et aveu d’échec ?… L’un des premiers poèmes du Livre du désir« Ma vie en robe de moine », ne saurait être plus explicite :
Au bout d’un moment
On ne sait plus dire
Si c’est le manque d’une femme
Ou le besoin d’une cigarette
Et plus tard si c’est la nuit
Ou bien le jour
Et puis soudain on sait l’heure
On s’habille on rentre chez soi
On allume on se marie
Et Léonard Cohen confie encore, dans un autre texte, plus loin :
La paix n’est pas entrée dans ma vie
Ma vie s’est échappée
et la paix était là
souvent je me cogne dans ma vie,
essayant d’attraper son souffle

Si l’humour est aussi présent dans ces textes, un humour qui ne cède jamais aux sirènes du désenchantement ni aux appels de la désespérance, c’est avant tout l’humour, non pas celui, grinçant, du pessimisme, mais celui, féroce et salvateur, de l’autodérision :
J’ai écrit pour l’amour
Puis j’ai écrit pour l’argent
Avec quelqu’un comme moi
C’est la même chose
Car Léonard Cohen a cette politesse désinvolte de ceux qui se nourrissent de leurs propres difficultés à s’accepter eux-mêmes et à se reconnaître dans le monde, ne se sentent pas tout à fait légitimes à vivre. Cette politesse qu’ont ceux qui refusent, sans pose, de se prendre au sérieux. C’est là le seul, le vrai moyen d’être grave et profond, d’avouer ses faiblesses, sans céder aux atermoiements de l’auto-compassion, de parler sans tricher, avec une apparente légèreté, et comme s’en moquant, de la difficulté d’aimer et de la solitude, de la vieillesse qui menace, des peurs et doutes qui l’escortent et de l’angoisse de la mort.

Parfois, pourtant, la voix se fait plus grave, chaque mot devenant question et chaque question devenant l’instrument d’une quête sans fin :
Ne déchiffrez pas
Les cris qui sont les miens
Ils sont le chemin
Et non pas le signal
Et parlant encore de l’amour qui, toujours, se sera échappé, et du temps qui s’écoule si vite, comme aussi de cette impuissance de l’écriture à trouver les seuls mots qui importent et le rapprocheraient de l’indicible sur quoi se fonde la parole, il écrit :
Mon temps tire à sa fin
Et je n’ai toujours pas chanté
La vraie chanson, la grande chanson (…)
Un coup d’œil dans la glace
Un clin d’œil dans mon cœur
Me donne envie de la fermer à jamais
Et il ajoute, dans le texte qui suit :
(…) Me voici à la fin de la chanson
à la fin de la prière
Les cendres se sont enfin dispersées
exactement comme elles doivent le faire
Les chaînes ont lentement suivi les ancres
jusqu’au fond de la mer

Bernard Loupias écrit au sujet de ce livre (in Le Nouvel Observateur, 1er mai 2008) : « Léonard Cohen sacré prince des poètes. Tout y est sec et lumineux comme des haïkus; absurde et profond comme des koâns, ces histoires paradoxales que les maîtres zen proposent  à la méditation de leurs disciples. Leurs « solutions » sont souvent d’un humour dévastateur, proches de celui des questions talmudiques et des récits hassidiques qui baignèrent l’enfance du poète. »
On ne saurait mieux dire : la poésie de Léonard Cohen est certes « sèche » et « lumineuse », mais empreinte tout à la fois de cet humour qui cultive le paradoxe et de cette insouciante gravité  qui en font un objet précieux et singulier elle nous invite, d’un vers et d’une phrase à l’autre, à nous interroger au plus intime de nous-mêmes sur notre aptitude à la vérité, au bonheur et à l’harmonie, à regarder le monde comme il va. Un monde à consommer, comme un verre de vin, jusqu’à la dernière gorgée, mais auquel nous avons enlevé ses chances d’être autre que celui qui risque de se fondre dans les brumes de ses propres ténèbres, dans un égarement où nous perdrons notre âme :
Nous sommes au début d’une période d’ahurissement, un curieux moment où les gens trouvent la lumière au sein du désespoir et le vertige au sommet de leurs espérances. C’est un moment religieux aussi et là est le danger. Les gens vont vouloir obéir à la voix de l’Autorité, et bien des constructions étranges sur la nature exacte de l’Autorité vont se faire jour dans les esprits. Une fois de plus, la famille va apparaître comme le Fondement, très honoré, très glorifié, mais ceux d’entre nous qui ont été transpercés par d’autres possibilités, ne vont faire qu’effleurer les mouvements, même si ce sont les mouvements de l’amour. L’ardent désir d’Ordre va inciter de nombreuses personnes obstinées et sans concessions à l’imposer. La tristesse du zoo va s’abattre sur la société. »
Fasse que la parole des poètes, et la mise en garde de celui-là, puissent encore, et durablement, éclairer la conscience des hommes !

Michel Diaz, 14/05/17

Requiem, Poème sans héros et autres poèmes – Anna Akhmatova

REQUIEM – POÈME SANS HÉROS et autres poèmes
 – Anna Akhmatova
Poésie/Gallimard (2014, 2ème édition)

Note de lecture publiée sur le site Terres de femmes, oct. 2017.

Jean-Louis Backès, traducteur d’Anna Akhmatova, écrit dans la présentation de cet ouvrage, Requiem – Poème sans héros et autres poèmes, qui réunit presque la moitié de l’œuvre de la poétesse russe: « Il y avait un saule à Tsarkoïé-Siélo, près de la maison où habitait Akhmatova enfant. Il est mort avant elle. Paradoxalement, le poème qui consacre sa mémoire fait partie de ceux qu’une revue de Léningrad a publiés en 1940: depuis longtemps condamnée au silence, la poétesse sortait enfin de l’ombre, ressuscitait pour dire adieu à son arbre. »
Il nous faut, nous aussi, autant que nous le pouvons, contribuer à sortir les poètes de l’ombre où le sort, pour un temps, les a relégués. Anna Akhmatova (1889-1966) est l’une des figures les plus remarquables de la poésie moderne russe. Nul mieux qu’elle n’a su évoquer les sentiments les plus difficilement traduisibles, rendre les variations et mouvements de l’âme:
« Il est, chaque jour,
Une heure trouble et lourde.
Je parle, sans ouvrir mes yeux ensommeillés,
A voix haute avec mon angoisse.
Elle a un battement comme le sang.
Elle est tiède comme une haleine.
Comme un amour heureux
Elle est raisonnable et méchante. »
Cette poésie attentive à ce qui constitue l’intimité de l’être et la complexité qui en fait tout le prix, ses espérances et ses peines, ses fragiles bonheurs, ses misères et ses tourments, est aussi poésie qui a faim du monde, tout autant attentive aux autres qu’aux cycles des saisons, à la couleur du ciel (qui peut avoir « l’air d’une voûte de pierre ») ou à celle de l’eau, à l’éclosion soudaine des pavots au printemps, à l’émouvant bourgeonnement du saule et à ce qui s’annonce dans les brouillards d’automne. Et il n’y a pas que ce saule ! Dans les poèmes d’Anna Akhmatova, il y a aussi un érable dans la maison sur la Fontanka, des peupliers à Tachkent et à Voronèje, des sapins, des trembles, des cyprès. Comme il y a partout, nous dit J.-L. Backlès, « des herbes folles, de l’ortie, de la bardane, de l’arroche. Il y a des pissenlits et du plantain, dans les prés, dans les jardins, le long des sentiers… Le monde existe, feuille à feuille. Il faut l’évoquer, image après image, instant après instant. »

Fréquentant assez tôt, dès les années 1910, le milieu littéraire et artistique de sa province, elle sera, quelques années plus tard, dans la jeune Russie soviétique, suspecte  « d’intellectualisme », de celui qui ne rentre pas tout à fait dans les nouveaux canons de « la culture révolutionnaire », c’est-à-dire suspecte (comme avec beaucoup d’autres) de vouloir conserver sa liberté d’écrire, accusée d’avoir tort de ne pas convenir à ceux qui servent le tyran:
« C’était le temps où le seul à sourire
Etait le mort, heureux d’être en repos. »
Interdite de publier, condamnée au silence, elle poursuivra malgré tout son œuvre dont nombre de poèmes ne seront qu’écrits dans sa mémoire et récités dans la seule présence des proches. « L’engagement lyrique » d’Anna Akhmatova fut tel qu’elle ne se sépara jamais, malgré les épreuves, les calomnies, les persécutions qui rythmèrent sa vie ni de la poésie, ni de son peuple. Son écriture poétique, au lyrisme toujours limpide, précis et retenu, profonde et généreuse, l’autorisait à évoquer cette attente fébrile qui précède la venue de l’amant aussi bien que la pluie des obus sur la ville de Léningrad.
Dans Requiem, relève le poète Alain Freixe, « elle pose et affronte la question importante entre toutes: celle de l’irreprésentable de la douleur, de l’infigurable d’une situation, de l’impossible compte-rendu d’une réalité. » Et, en effet, à la question qui ouvre Requiem, celle de « la femme aux lèvres bleues » qui, comme elle, attend devant la prison de Léningrad durant les terribles 17 mois du pouvoir de Iéjov en 1937-1938: « et ça vous pouvez le décrire ? », Anna Akhmatova ose l’impossible réponse: « Oui, je peux » pour la chance « d’un sourire sur ce qui autrefois avait été son visage. »

Ce qui d’abord nous touche dans cette poésie si proche et lointaine, lieu de profondes résonances, c’est sa capacité à convoquer le monde, à s’en faire l’écho, en nous le rendant plus visible et plus compréhensible. Dans la voix du poète, comme dans celle du musicien, le monde nous devient plus ample. Il n’en existe pas moins d’une manière plus réelle. Dans celle que nous laisse Anna Akhmatova, on souffre et aime, on pleure et espère, on y écoute les oiseaux, on y invite la lumière à la table des jours. « On sait, on veut avec passion » écrit encore J.-L. Backès. On n’y refuse rien de ce qui peut nous permettre de vivre et de nous y inscrire avec intensité, « en faveur du grand amour terrestre ».

Michel Diaz, 14/04/17

La nuit déborde – Jeanne Bastide

LA NUIT DÉBORDE – Jeanne Bastide

Editions de L’Amourier (2017)

Note publiée dans le N° 38 des Cahiers de la rue Ventura et sur le site Terres de femmes

La narratrice a 92 ans. Elle est en maison de retraite, plutôt bien entourée, dans un lieu qu’elle dit agréable. Elle ne marche plus, ne peut plus se lever, et dépend désormais des autres pour les choses les plus ordinaires. Nous ne sommes pas là, on le devine à maints détails, dans ce qu’on appelle un « mouroir » et c’est, de la part de l’auteure, un choix de lieu non négligeable qui lui permet d’évacuer de son ouvrage toute une part de ce spectacle insoutenable de détresse humaine – qui plonge dans l’effroi qui n’est pas préparé à s’y confronter, un choix qui lui permet de suivre les options narratives qui conduisent son texte.
La narratrice est cette vieille femme dont la mémoire, nous dit-elle, défaille, et dont les souvenirs quelquefois s’enchevêtrent, mais elle parle, se parle. « Je me parle, je discours. A qui s’adresser ici ? Je ne veux pas mourir du quotidien de ce lieu. »

Voilà, décor planté, le personnage principal de ce qui se joue juste avant que tombe le rideau.
« La vie ne commence pas – elle se continue sous une autre forme. C’est comme pour les histoires… toujours la même, chaque fois différente. »  Ce sont là les premières lignes du livre de Jeanne Bastide, La nuit déborde, texte qui se termine par ces mots: « Tant de fois, j’ai laissé derrière moi les cendres de celle que j’ai été pour continuer à avancer. Je suis fatiguée maintenant. Tous ces deuils m’ont épuisée.// La mort est-elle un lieu où on se repose de la vie ? »
Le mot « vie » qui ouvre et conclut cet ouvrage, comme on ouvre et referme des parenthèses, en est, tiré d’un bout à l’autre de ces pages, le vrai fil conducteur. Certes, la vieillesse et la fin du cycle des jours constituent la matière la plus apparente  de ce long monologue intériorisé dont les mots sont aussi, nous l’avons noté, ceux de « cendres »,  « fatiguée », « deuils », « épuisée », mais « la mort » est, ici, moins attendue dans la résignation (pourtant présente tout du long), qu’envisagée dans un perpétuel étonnement et s’avançant comme une étrangeté à laquelle rien ni personne ne peut nous préparer. « Qui pourrait m’aider à supporter ce qui va arriver ? » se demande la narratrice qui ne dit pas « ce qui va m’arriver », mais qui, en ne se plaçant pas du seul point de vue de son drame personnel, fait de la mort, « ce qui arrive », cette énigme, l’interrogation essentielle sur laquelle repose la tragédie de vivre.

Pourtant, face à la mort, il n’y a que la vie qui vaille, et face aux forces qui déclinent et au corps qui ne répond plus, face aux affres de la vieillesse  et aux misères qu’ils imposent, il y a encore les souvenirs, heureux ou malheureux – qu’importe, puisque désormais tous ont même importance et témoignent de ce qu’a été le cours d’une existence – et ce qui reste encore de désir à puiser au fond de ce « verre vide » que la narratrice a le sentiment d’être devenue. « Une belle tendresse pour toi, Georges. Je crois que mourir serait se perdre dans cette douceur-là. » Le désir, oui, ce qu’il en reste: « Maintenant que je ne peux plus marcher, j’ai le désir d’un chemin où les pas rythment mes pensées. » Désir encore de désirer, angoisse de ne plus le pouvoir, quand elle se disait, quelques pages avant, « Le plus difficile, c’est quand le désir s’amenuise – qu’il devient pâle, tout pâle, comme quelqu’un qui est malade. C’est là que la peur arrive. »
La peur arrive cependant, et monte au long des pages, et se précise, mais la vieille dame clouée au fond de son fauteuil, parle, parle, se parle, n’arrête pas de se parler, de discourir, dresse sa digue, mot à mot, et mot sur mot, et s’y épuise comme d’autres se sont épuisées à dresser « un barrage contre le Pacifique », digue que les heures de chaque jour viennent battre inlassablement, ne cessent de fragiliser, la réduisant à un mince cordon de sable, un empierrement dérisoire.
      Pourtant, la vie est là, encore, comme une herbe s’accroche au mur ou pousse entre les dalles, ou comme le lichen s’incruste dans la pierre: « … quelquefois, je laisse aller, ou plutôt j’accueille ce qui m’arrive. Des pensées brutes, pas encore ordonnées. J’ai tellement plaisir à les laisser advenir. » La vie, « fragile, au bord de la mort. Et tellement ardente à l’intérieur. Avec une obstination animale. » La vie, tant qu’il reste un peu de lumière, un espace de ciel à travers la fenêtre, et un peu d’air à respirer. « Condamnée à vivre. Vivante à perpétuité. Jusqu’à la mort. » Aller au bout de sa fatigue, vaille que vaille, jusqu’au bout de sa résistance, au terme de l’épuisement, n’est-ce pas encore lutter pour ne pas renoncer, tenter d’avoir le dernier mot, aussi pauvre soit-il ? « Maintenant que je ne peux plus marcher, je voudrais sentir se déployer tout l’espace de la mémoire que le manque de pas a rétréci. » « Vouloir », « sentir » encore, élargir ce qui reste d’espace intérieur, c’est de ces mots-là que s’éclairent les dernières pages du livre dont on sait bien, pourtant, qu’une nuit imminente les guette.

Un pareil petit livre, sous la plume de quelqu’un d’autre, aurait vite fait de nous désespérer. Sous celle ce Jeanne Bastide, aussi grave et sombre qu’il soit, il est plutôt une invitation à se battre pour ce que la vie est, dérisoire peut-être, mais à s’y raccrocher quand même, obstinément, comme fait le lichen à la pierre nue, et à l’aimer encore, tant qu’il y en a. Et avec elle, ces précieux restes de conscience et de lucidité.

Michel Diaz, 07/04/17

Un bégaiement – Julien Bosc

UN BÉGAIEMENT
– suivi de Tables d’auteurs –
Julien Bosc – Editions Cénomane (2016)

Chronique à paraître dans Les Cahiers de la rue Ventura

… Elle pleure contre un mur, le lâche, se retient, cède, et est par terre, en boule, dans l’ombre, à l’abri du feu, avant le feu, et très fin. […] et ça dit, dans sa tête aussi ça dit « elle ouvrit les yeux et, pleura contre un mur, le lâcha, se retint et fut par terre, en boule, dans l’ombre, à l’abri du feu, avant le feu et très fin, du blanc. »
Ainsi s’ouvre le texte de Julien Bosc, ainsi s’achève-t-il, au bout du bout de son ressassement. Tout est dit, se dit, se parle entre ces deux phrases, ou lambeaux de phrases. Ce « quelque chose » qui se dit, se parle, et pourrait se parler comme à l’infini d’un cheminement de parole où, pour ne pas se perdre, il faut se cramponner aux mots de ces phrases que leur auteur déroule, la plupart du temps, sur l’espace de plusieurs pages, et pourrait poursuivre plus loin encore. Ce « quelque chose » qu’il conduit jusqu’à l’épuisement du souffle, jusqu’à la dissolution de ce corps dans sa fatigue extrême, ou sa dispersion dans le feu, la poussière, la cendre, le sable, le silence définitif, dans l’absolu du blanc, de ce qui s’est vidé jusqu’au bout de son sang, l’a regardé couler, sans un mot ni un geste pour le retenir, tentative inutile, parce qu’il est aussi le sang du temps, le sang du monde qui n’arrête pas de saigner d’une blessure ouverte au-delà de toute conscience, comme on ne peut ni arrêter ni endiguer la matière du rêve.
Or, il ne s’agit pas ici d’un rêve mais, au contraire, de la conscience suraiguë d’être plongé vif, écorché, l’esprit pantelant, dans le monde, et dans le temps du monde, jusqu’à l’indicible de la douleur, jusqu’aux origines d’une souffrance qui n’a, pour s’exprimer, comme en une entreprise d’exorcisme, que le théâtre de son propre corps.

Ce texte, errance hallucinée dans la parole, vertige sans réel début ni fin, expérience d’une descente dans les enfers physiques de l’être, pourrait aussi bien être un texte de théâtre. Il n’y a ici rien de plus de ce que l’on pourrait attendre d’une partition dramatique, d’une mise en espace où se jouerait l’essence même du théâtre. C’est-à-dire bien peu de choses si l’on voulait aller au bout de la parole, de l’offrande sacrificielle du corps du comédien, et d’une tentative dramatique extrême. Il suffirait alors d’un espace scénique indéterminé et d’une lumière crépusculaire, d’un mur aux pierres apparentes et blanchies à la chaux, d’un corps capable d’endurer une telle épreuve, et de ces mots tissés comme un terrible oratorio conçu pour une voix, qui ne passe pourtant par aucune bouche, une voix qui remonte de profundis et qui, comme on peut le lire en quatrième de couverture, cherche sa parole, arpente les labyrinthes du corps, se blesse au mur du silence, balbutie au bord des lèvres, de toutes les lèvres, s’affronte au souffle inaudible, un bégaiement.
A côté de cela, toute mise en scène d’un texte de Beckett (même ses textes sans parole) nous semblerait presque trop sage, le dépouillement du théâtre de Peter Brook nous paraîtrait encore trop chargé d’intentions, et il faudrait aller chercher du côté du « théâtre pauvre » de Grotowski, espace, jeu, esprit, pour approcher ce que l’on imagine *. Ce qui est donné à imaginer: (…) un mur, celui-ci derrière elle, s’y adosse, la tête inclinée, les jambes étendues devant elle, les bras elle ne sait, quoique la dextre entre les cuisses, mais où les bras, où la langue, aux limites du poumon et de l’estomac, égarée parmi les organes, une langue sous la peau, dans la peau, elle a la langue dans la peau, éperdue et nue, sans lieu ni lien avec rien, un bégaiement, ça bégaie…
Oui, j’ai lu ce texte, d’un bout à l’autre, comme un texte de théâtre, car outre ce qu’il « donne à voir » dans l’abondance de ses descriptions, presque essentiellement visuelles et organiques, on ne peut le lire qu’à voix haute, ou à mi-voix, qu’en emplissant sa bouche de ses mots, à déglutir, à murmurer, à mâcher ou à proférer, dans le souffle coupé, le halètement de la fièvre, le hoquet ou le spasme, le bégaiement, le ressassement jusqu’à la nausée.
Que les choses pourtant soient dites: tout texte littéraire (et celui-ci en est un qui s’inscrit dans la haute exigence), n’est digne de ce nom que s’il est capable de s’affronter à l’épreuve de la parole, au chuchotement, à la confidence, au balbutiement, au soupir, à la plainte, au cri, à la profération, au bégaiement, et à toutes les cordes de la voix humaine. Ainsi, la poésie, qui doit, d’abord nous donner à entendre, avant de donner à comprendre, et qui est affaire de cœur et de pouls, de poumons et de souffle, de langue, de bouche, de dents: (…) or sans mots, sans mots ça parle, le corps avec des mots de tous les jours mais dans sa langue à lui, elle revient sur ses pas, ne cesse d’écouter, à son corps défendant, ils lui échappent, les mots, mais quelquefois un bégaiement, du corps à la tête un dialogue, l’un avec sa langue, l’autre sa mutité, des mots errants, conglobés, dans un point du corps… Il faudrait cependant ajouter à cela ce qui, de la parole, passe par le ventre, les nœuds des intestins, les crampes de l’estomac et leurs élancements, et tout ce qui se joue encore dans l’espace de la poitrine, perfore le plexus, autre théâtre de douleurs ou point nodal d’où s’élargissent les ondes de l’apaisement.

Julien Bosc est aussi poète **. Il n’est donc pas très étonnant que son texte accorde cette place au corps et à la parole qui en suinte. Un corps en peine qu’il nous est donné, ici, de vivre par les mots comme l’on vit à l’intérieur d’une blessure. Elle est cela, ici, le seul lieu qui importe. Car nous ne sommes, ici, ni dedans, ni dehors, mais dans le lieu du signe, espace tout autant physique que mental, où cela remue, se bouscule, s’enchevêtre. Pas les pensées, non, mais leurs bribes, leurs haillons, mais les fulgurances des sensations, de froid, de chaud, de faim, de soif, de peur, de douleur, de plaisir, de vertige, d’évanouissement, d’anéantissement de soi. Mais aussi ces mouvements imprévus, de la tête, des bras, des jambes, de tout un corps qui se défait, se rassemble, se recompose, s’assure de lui-même pour se défaire encore. Un corps qui se blottit entre ses propres bras, ou se recroqueville, se détend et s’étire, se lève, marche, esquisse quelques pas hésitants, trébuche, se redresse, se cogne à quelque chose, un mur, une souffrance qui semble vivre de sa propre vie, respire, soupire, hoquète, vomit on ne sait quel liquide, pisse, défèque et quelquefois se branle, plongeant ses doigts dans un vagin qui saigne… quand la parole continue : un mot, au bord, le jour, mais non, il retourne dans la bouche, se replie sur soi dans l’aorte, s’y resserre, seul, et elle seule aussi; la lèvre fendue, par le signe, l’épellation du signe…

Ce texte de Julien Bosc, Un bégaiement, s’inscrit dans la lignée de ce que nous ont laissé d’autres poètes, des explorateurs, comme lui, qui se sont avancés dans les territoires d’une parole qui a renouvelé notre rapport à la littérature. Nous pourrions aussi bien citer Maurice Blanchot, qu’Edmond Jabès ou Bernard Noël. Mais c’est sur Emmanuel Levinas que j’aimerais conclure, en citant un extrait de l’un de ses textes, relatif à la poésie, qui fait, me semble-t-il, écho à celui dont je viens de parler: Langage discontinu et contradictoire du scintillement. Langage qui par-delà les significations sait faire signe. Le signe se fait de loin, d’au-delà et au-delà. Le langage poétique fait signe sans que le signe soit porteur d’une signification en se dessaisissant de la signification. (…) La poésie transformerait les mots, indices d’un ensemble, moments d’une totalité, en signes délivrés perçant les murs de l’immanence, dérangeant l’ordre. Déranger l’ordre, défaire les structures du langage et bousculer notre quiétude digestive de lecteurs, ce texte de Julien Bosc ne peut se lire que sous ce brutal éclairage. Ou il nous faut alors passer notre chemin.

Michel Diaz, 02/04/17
* Pour Grotowski, l’entraînement physique de l’acteur était un moyen pour accéder à autre chose de plus subtil, de méta-corporel. Il pousse ses acteurs à l’extrême pour diminuer les résistances intérieures de ceux-ci, c’est la via negativa. Le don total de l’ HYPERLINK « https://fr.wikipedia.org/wiki/Acteur » \o « Acteur » acteur pour le jeu organique et immédiat, que le maître polonais nomme alors translumination, fait de lui un « acteur saint ». L’acteur est une fin, alors que le rôle est secondaire ; le rôle est un attribut du théâtre, et pas un attribut de l’acteur. Pour transmettre sa vision du théâtre il distingue la lignée organique de la lignée artificielle ; sans privilégier l’une ou l’autre, il découvre que ces deux approches ouvrent des sentiers d’expérimentation très fertiles. (Sources Wikipédia)

** Poète, Julien Bosc a été publié aux éditions Unes, Rehauts, L’Atelier la Feugraie, La tête à l’envers, Quidam, Potentille. En 2013, il a crée les éditions Le phare du cousseix, dédiées à la poésie contemporaine. Il est lauréat 2015 de la « Bourse Gina Chenouard de création de poésie », décernée par la Société des Gens de Lettres (SDGL).

Les Reflets du silence – Shoshana

LES REFLETS DU SILENCE
Shoshana
Editions Musimot (2017)

Chronique publiée dans le numéro 50 de Chemins de traverse.

Voilà un bien joli petit livre, publié par les éditions Musimot qui nous proposent, cette fois encore, un enchantement de lecture. Mais Monique Lucchini, qui dirige cette maison, sait-elle faire autre chose que de beaux petits livres ?

Voici comment commence celui-ci, par ces mots que l’on pourrait croire adressés aussi bien à nous-mêmes qui les lisons :
« toutes les rivières ont leur écriture
que lisent les oiseaux
et à l’instant où le vent mâche la pluie
des mots te poussent sur le corps
comme des plumes »
Dans ces lignes où se mêlent l’eau des rivières, le vent, la pluie, le ciel qui porte ses oiseaux, les mots disent déjà l’essentiel. Et c’est que l’écriture poétique ne devrait être, avant toute autre volonté, qu’écriture du corps, dynamique du souffle et battement du cœur. Qu’elle est ici, physiquement, du corps, comme la feuille tient de l’arbre et le chant de la voix. Ecriture au plus près de soi, et au plus juste du sentiment d’être et de l’appartenance au monde. Une écriture où la « mémoire n’a gardé que l’essentiel / le goût de l’improviste. »

Dans cet opuscule, Les Reflets du silence, l’auteure, Shoshana, a aussi semé les illustrations qui se font les complices du texte. Si bien que l’on ne sait si ce sont les mots qui se posent sur les images, les couleurs sur les mots, tant les uns et les autres semblent consubstantiels. Mais pour mieux évoquer leurs accords, il faudrait parler de musique, des mots, des yeux, du sens. Et celle qui semble conduire l’écriture de ce poème, en écho réciproque des peintures qui l’accompagnent, nous invite à prêter l’oreille, non pour l’entendre mais pour l’écouter.
Car la musique, ici, est bien ce qui définit sa nature d’art immatériel, « juxtaposition de couleurs sans nom » et de « parfums insaisissables« , cette éclosion de « formes infinies » qui ne fait qu' »enrouler ses structures« , ce mouvement arborescent ou « le temps glisse sur lui-même » en « polissant les grains d’instants« . Elle est cette « toile mouvante » en expansion discontinue, cette « architecture en fusion » qui construit son « château de sable ruiné » dans les intervalles du temps, au rythme de la voix, dans ses couleurs liquides. Musique de la langue aussi est celle qui rejouant « sans cesse sa précarité » n’existe que plus fortement par les silences qui l’irriguent dans ses profondeurs.

Ce texte qui cherche à fixer, par instants, ce qui des mots comme des gestes, surgit à l’improviste des images, envol de « rêves contagieux » dans la « trace des lettres« , s’essaie à capturer la voix de l’indicible qui s’exprime dans le vent, la vague, les reflets de l’eau et les dessins de la lumière. C’est un texte dont les mots tremblent au moment où l’auteure les pose sur la page, comme tremblent les fleurs au bout des tiges qui les portent. Ils ont ce tremblement de qui, dans sa fragilité, cherche sa juste place dans l’éphémère du concert des choses, exister pour mieux disparaître. Comme s’effacent, dès que perçus, le geste de la danse, l’inflexion de la voix, le mouvement qui porte le pinceau, toutes choses dont cependant nous conservons la trace vive.

C’est encore sans heurt que ce texte nous mène dans la méditation, puisqu’il n’y a pas de lumière sans les ombres qui l’accompagnent et en sont le verso nécessaire.
Les ombres convoquées ici, ce sont les morts, présences silencieuses qui nous accompagnent. Pas vraiment silencieuses car « ce qu’ils disent est bruyant mais ne s’entend pas« . Si nous ne les entendons pas, c’est encore que « la lumière refuse de graver leur message en relief / sur la peau du monde« . Et pourtant la frontière est bien mince avec ce qui se tient de l’autre côté de nos sens usuels, que nous ne pouvons ni voir ni entendre, signes indéchiffrables que l’on nous adresse de l’au-delà, mais dont l’approche poétique nous donne l’intuition en se tenant aux marges du silence, en limite de mots et de compréhension, dans l’indicible d’un réel que nous devinons infini. A ce moment du texte surgit, plus fort, ce qu’il nous faut bien appeler l’émotion du sacré. Et c’est cette notion (qu’il ne faut pas laisser en privilège à ceux qui s’en désignent les représentants et s’en font les dépositaires jaloux) qui donne vraiment sens au monde et à ce que nous en savons. Nous justifie dans nos désirs d’en appeler à ce qui nous dépasse et fait que quelquefois, saisis par la beauté mystérieuse des choses, « nous ruisselons de larmes / plus anciennes que nous« .

Nous tenons là un texte d’un lyrisme limpide, précis et retenu. Chaque mot, poussant l’autre, dans une « intensité tendue », et comme posé là, sur le fil de la voix, y est à sa place comme si le lecteur devait l’entendre pour la première fois.
Le poème de Shoshana allume entre ses lignes une lampe discrète sur le moment du temps où nous le découvrons, et sur nous-mêmes. Oui, René Char avait raison d’écrire que « certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire« .


Michel Diaz, 28/02/17