Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Mer intérieure – Raphaël Monticelli

Mer intérieure – Raphaël Monticelli – Editions La passe du vent (2011)

Notes de lecture – Cornes de lune

les mots te viennent
que tu pèses dans ta paume
cailloux cueillis à fleur de sable
usés dans la salive blanche des marées
mais chacun redonné à peser sur la langue
à mâcher ses syllabes
comme l’on déglutit le monde
pour oublier ses bégaiements

les mots te viennent
dont tu largues ta voix
pour emboîter son pas au souffle
d’un vieux vent venu des origines
d’une mer aux eaux matricielles
et d’un soleil à peine éclos
sur le bronze du casque luisant
d’une ancienne déesse

les mots te viennent
au bord des cils comme des lames
à trancher la lourdeur des paupières
à inciser la chair de la rétine
à découper l’obscurité
dans la chambre aveuglée de l’œil
en rayons de clarté habités
par la danse hypnotique
où s’étourdissent les abeilles

les mots te viennent
dans leur poids de fragments minéraux
arrachés aux filons les plus vieux
de tes langues jumelles
et dans leur liberté d’insoumise rigueur
à l’éternel secret des nombres et des chiffres
tout autant qu’à l’impermanence des eaux de la mer
et au tremblement de la feuille
sur l’arbre

les mots te viennent
comme le sel se fait givre sur le caillou
comme la neige se fait linge
à ce qui lève son silence
le bruit qu’y font les voix
que tu recueilles et défroisses
accorde ses tempos sur de très vieux tambours de peaux
tendues sur fond de ciel d’orage
ou d’infinie quiétude

les mots te viennent
des moiteurs du monde
de l’écho de ces cris
des agneaux qu’on égorge
sur les rives souillées des fleuves
et des lamentations des femmes en misère
dévoilant aux cieux un visage
que les larmes du sang ont creusé
un écho prolongé de nuit
où l’ombre étend ses vapeurs lourdes
sous le lait tendre de la lune

les mots te viennent
de Labia et ses lèvres tremblantes
des terres de l’enfuie
et des os rabotés de tes belles dormeuses
de la lance qui perce et déchire
le chant des déferlantes
et du masque taillé au couteau
sur la face de l’ange
de toutes les douleurs

les mots te viennent
où tu te caches pour te révéler
toi aussi porteur d’eau et de pain
de mots tenus à bout de bras
comme précède une lanterne
celle humble du coquelicot
et celle noire du chardon royal
celle qui visite l’absence
et redonne leur voix aux morts

les mots te viennent
fraternels stèles posées au bord des yeux
pour qui voudra se tenir nu
au bord de ce que dit la bouche d’ombre
d’où s’envole pour s’enivrer
sous la voûte arrondie du soleil
le chant de l’alouette

Le Collier rouge – Jean-Christophe Rufin

LE COLLIER ROUGE
Jean-Christophe Rufin
Editions Gallimard (2014)

Chronique publiée dans L’Iresuthe N° 40 (août 2017)

« Dans une petite ville du Berry, écrasée par la chaleur de l’été, en 1919, un héros de la guerre est retenu prisonnier au fond d’une caserne déserte.
Devant la porte, son chien tout cabossé aboie jour et nuit.
Non loin de là, dans la campagne, une jeune femme usée par le travail de la terre, trop instruite cependant pour être une simple paysanne, attend et espère.
Le juge qui arrive pour démêler cette affaire est un aristocrate dont la guerre a fait vaciller les principes.
 
Trois personnages et, au milieu d’eux, un chien, qui détient la clé du drame. » (4ème de couverture)

Je ne révélerai rien du secret de ce drame dans lequel le chien Guillaume occupe une place essentielle. D’une anecdote véridique, « simple et courte », qui a pour fond de scène la première Guerre mondiale, l’auteur tire une histoire assez alambiquée dont l’intrigue, les implications politiques, les nœuds sentimentaux (c’est aussi une histoire d’amour) paraissent plutôt « tirés par les cheveux ».
Essayer de rendre la réalité « romanesque » en la dramatisant et en l’embellissant des festons de l’imagination, peut aboutir à en proposer une image qui, parce que « fabriquée » de manière trop apparente, ne peut que sonner faux. Si le privilège du romancier est de faire de nous les participants de ce qu’il raconte, de construire, comme le disait Jean Cocteau, « un mensonge qui dit la vérité », encore faut-il que ce « mensonge » qu’est la littérature prenne les accents d’une vérité qui nous pousse à y adhérer.

Le Collier rouge est l’exemple même de la production romanesque qui, de nos jours, règne sans partage sur le paysage littéraire, écrasant tout le reste et ce qu’il peut y avoir encore de véritable création.
On trouve, dans cet ouvrage, tous les éléments qui expliquent le succès de ces œuvres, leurs tirages à plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’exemplaires, leur couverture médiatique, leur surexposition parfois et les diverses récompenses qui leur sont décernées.

En premier lieu, « l’histoire ». Le texte de présentation évoque le contexte de celle-ci (l’après-guerre 14-18) qui, a priori, ne manque pas d’intérêt. Mais les procédés mis en œuvre pour la dérouler, maintenir le suspense, relèvent d’un conformisme narratif usé jusqu’à la corde, héritage aujourd’hui dégradé du bon vieux roman balzacien (la chronologie, l’unité de ton, l’alternance descriptions-dialogues, la psychologie, la volonté de réalisme, le point de vue omniscient du narrateur, etc.). Mais Balzac était, en son temps, un auteur moderne, un génie littéraire qui a inventé une forme de roman dont le modèle a prévalu jusqu’au milieu du XXème siècle. Vouloir le prolonger, comme sous perfusion, et sans le talent de celui qui l’a initié ni celui de certains de ses continuateurs (Bernanos, Mauriac, par exemple), c’est faire perdurer une forme de création qui nous semble, aujourd’hui, vieillotte et a perdu tout intérêt. De plus, dans cet ouvrage, c’est comme si le XXème siècle n’avait connu aucun de ces « mouvements » littéraires, ni aucun auteur qui ait essayé de secouer les bases d’un genre aux « recettes » plus qu’éculées. Car, tout de même, après Balzac, nous avons eu Zola et Huysmans, le Camus de L’Etranger ou le Sartre de La Nausée, Faulkner et Joyce, Vian et Queneau, V. Wolf et M. Duras, Gary, Butor et Le Clézio, Genêt, Sollers ou Guyotat, et nous pourrions encore en citer beaucoup d’autres.

On peut ne pas reprocher à J.-Christophe Rufin d’user d’un art de la narration qui ignore toute notion de modernité, ni qu’il nous serve cette soupe sans surprise, le grand public l’attend et la réclame, soucieux de ne pas être dérangé dans ses vieilles habitudes digestives.
Mais, au moins, pourrait-on espérer un certain travail d’écriture digne d’un écrivain qui se confronte aux mots, aux phrases, à la matière de la langue, entreprise qui permet de révéler un « style » (on pense au travail acharné de Flaubert, attaché à ciseler chacune de ses phrases, à celui de Proust ou de Céline). Il ne s’agit certes pas d’essayer d’égaler Montherlant, Martin du Gard, Giono, Jouhandeau ou Gracq, mais il s’agit seulement de trouver une manière d’écrire qui signe le tempérament d’un créateur. Or, ici, le style est plutôt une absence effarante de style, une écriture on ne saurait plus « plate », sans aucun relief ni aspérité.
En voici quelques exemples :
« Quand Lantier se mit en route, le soleil filtrait à travers les bouchures, comme une pelote d’épines brillantes. Passé la gare, il fut tout de suite dans la campagne et c’était plus animé qu’en ville. Des carrioles circulaient sur la route, des chevaux attelés commençaient à travailler dans les champs. On entendait les claquements de langue des paysans qui les faisaient avancer. Dans le ciel encore frais, les hirondelles volaient en cercles affolés. »
Cette description, d’une absolue fadeur, bourrée de clichés, semble celle d’un citadin qui n’aurait jamais vu la campagne, s’étonnerait que des gens y vivent et y travaillent, qu’on puisse y voir des animaux ! Ou celle-là encore :
« Lantier actionna le heurtoir qui avait la forme d’une main de bronze. Aussitôt, une voix de femme à l’intérieur lui cria d’entrer. Il pénétra dans un vestibule obscur qui communiquait avec un minuscule salon. Des remugles de tapis moisis se mêlaient à une odeur de graisse froide, incrustée dans les rideaux et les tissus qui couvraient les fauteuils. Les beaux jours, dans ce réduit, n’étaient qu’une parenthèse vite oubliée. En temps normal, c’est-à-dire toute l’année, l’air confiné ne devait jamais être renouvelé. C’était à se demander si les fenêtres ouvraient encore. »
Autre guirlande de clichés ! Car la demeure d’une pauvre (et vieille femme) ne saurait, n’est-ce pas, que sentir la graisse et le renfermé. La condition sociale, ici, est résumée dans ces images d’un milieu sale et insalubre. Clichés encore que ceux qui servent à l’auteur à décrire cette autre femme, la paysanne Valentine, protagoniste de l’histoire :
« C’était une grande fille maigre. Elle avait beau être vêtue d’une pauvre robe en toile bleue, elle n’avait pas l’air d’une fermière. Ses longs bras nus, ruisselant de veines épaisses (on appréciera l’élégance de l’image !), ses cheveux bruns sans apprêt, taillés avec les mêmes ciseaux sans doute qu’elle appliquait à ses moutons, son visage osseux, tout en elle évoquait non la nature paisible mais plutôt le supplice qu’elle peut faire endurer quand elle est rude et qu’il faut en tirer sa subsistance. Les outrages de l’hiver et du travail n’avaient pourtant pas fait disparaître la beauté et la noblesse du corps qu’ils offensaient. »
On croirait presque lire, dans ces lignes, la description des paysans telle que nous la livre La Bruyère pour dénoncer leur sort d’êtres humains ravalés au rang d’animaux. Ce n’est sans doute pas intentionnel, mais cette description apitoyée a tout de même quelque chose d’assez méprisant pour ces pauvres « damnés de la terre » qui taillent leurs cheveux avec des ciseaux à moutons (!) et que leur dure existence relègue dans une espèce de sous-humanité. Quelle vision du monde paysan ! Quelle déception aussi de comprendre que ce qu’il y a chez Valentine de « beauté » et de « noblesse » ne tient pas à sa propre nature, mais au fait qu’en vérité elle est née dans « la grande ville » et qu’elle sait lire et écrire ! Elle n’est donc pas de ce monde !
Pour ne pas emprunter le titre d’un ouvrage de Roland Barthes (ce qui serait bien désobligeant), on peut se contenter de dire que l’emploi de cette écriture « basique » tient du minimum du travail littéraire. Une écriture sèche et dépouillée n’est pas, pour autant, une écriture pauvre. Celle d’Annie Ernaux est une merveille d’efficacité. Celle de Samuel Beckett recèle des merveilles de trouvailles stylistiques, à presque chaque phrase.

Cet ouvrage appartient, hélas, à la vaste catégorie de ce qui s’écrit et se publie aujourd’hui, sous les pleins feux de la critique, des médias qui l’encensent, avec la complicité des éditeurs et la paresse consentante des lecteurs : une écriture sans saveur (on dirait « formatée)), qui n’offre aucune résistance à l’esprit du lecteur, se lit sans ces efforts de la pensée que réclame l’affrontement avec l’exigence, de la forme et du contenu, s’absorbe comme une nourriture inconsistante et ne laisse aucune trace.

Après tout,  pourquoi pas ? L’œuvre de J.-Chr. Rufin est peut-être sans prétention littéraire (ce qui serait tout de même dommage pour quelqu’un qui fait partie de l’Académie française où a siégé, par exemple, Marguerite Yourcenar). L’homme est intelligent, cultivé, courageux, on peut le trouver sympathique, et son parcours d’individu engagé dans le monde est assez remarquable. Mais cela suffit-il à faire un écrivain ?…  L’auteur de ce Collier rouge est peut-être lucide sur les moyens d’en être vraiment un.
Cela dit, on peut encore regretter qu’abordant le sujet des mutineries qui ont eu lieu à la fin de la Grande Guerre et des idéaux révolutionnaires de ceux qui se sont engagés pour tenter de changer le monde, J.-Chr. Rufin se fasse lui aussi (à l’instar de son personnage d’aristocrate) le juge de ces « rouges » qui ont mis le monde en péril, celui de l’argent, de l’Ordre et de l’Autorité, de la Patrie et de la République, des valeurs établies et du pouvoir de ces puissants qui tiennent dans leurs mains la destinée des peuples et n’hésitent jamais, au nom de ces « intérêts supérieurs » dont dépend la Nation, à les expédier au massacre. Certes, il prend soin de faire de Lantier, cet « aristocrate dont la guerre a fait vaciller les principes », un personnage humain et même bienveillant, et de Morlac, ce paysan passé au « socialisme » et révolté contre la classe dominante, un pauvre bougre sympathique et naïf, un crédule rêveur à qui Lantier a la bonté d’éviter la peine de mort ou le bagne, mais il ne remet, tout compte fait, pas grand chose en question de ces immenses injustices qui gouvernent le monde. L’humanisme de notre auteur a aussi ses limites. Et on est très heureux que le chien Guillaume, lui aussi, soit sauvé. Quelle grandeur d’âme l’on trouve dans le cœur de cet « aristo », qui épargne la vie d’un cul terreux et adopte son chien ! On a envie de l’embrasser !… Mais on voit que la morale de ce roman ne va pas très loin. On en en sort, à coup sûr, ni meilleur, ni plus intelligent.
Il est, enfin, assez irritant de constater que, sous prétexte de nous raconter l’histoire d’un individu qui s’est dressé contre la guerre et a rêvé d’un avenir meilleur, de justice et de paix, J.-Chr. Rufin défende, avec l’air de ne pas y toucher, ce vieux monde « d’ordre » où l’économie libérale et les lois du marché persistent à vouloir ruiner ce qui demeure encore en nous d’espérance et d’humanité. « Médecin du monde », oui, dévoué, généreux, nul ne peut sur ces aspects-là le remettre en question, mais dans le cadre d’une idéologie conservatrice dont on peut fortement douter qu’elle soit favorable à toute tentative de « révolution sociale et progressiste ».
Michel Diaz, 23/05/17

L’évidence à venir – Joëlle Jourdan, Téo Libardo

L’ÉVIDENCE À VENIR
Photographies de Joëlle Jourdan, textes de Teo Libardo
Éditions Musimot, 2017

Deux chaises posées là, dans un lieu indéterminé, jardin, forêt, bord de rivière, qui interrogent, immobiles, d’une perpétuelle présence, deux chaises libres, qui nous invitent à l’être, des feuillages qui bruissent, des herbes qui ondulent, de l’eau dont le miroir accueille les couleurs du ciel.
La terre, le ciel et l’eau, et dans cet « entre deux », ces chaises, métaphore de la présence humaine, celle de l’immobilité du repos, de l’abandon à la réflexion, à la rêverie, à la lecture. Le haut, le bas, et le milieu, presque tout l’univers, j’oserai dire le cosmos, est réuni dans ces images de Joëlle Jourdan.
Et les mots de Teo Libardo, qui les accompagnent si justement, s’annoncent comme le récit d’une traversée.
Traversée de la représentation sensible à la signification, l’une de celles que propose le rêve, qui est l’une des raisons d’être de notre présence au monde. Et qui dit « traversée » dit « passage », d’un lieu physique à un autre, d’un espace de soi à un autre, d’un état du monde à un autre. Et l’art, ici la photographie et la poésie, est le médium qui permet cette traversée, nous rend possible ce passage.

L’un des états du monde, selon la philosophie japonaise héritée de la tradition animiste shinto, c’est la permanence des choses et leur stabilité : la continuité de la vie (de la souffrance aussi et du malheur), comme celle de l’eau qui sans cesse s’écoule, et indéfiniment, le cycle des saisons, imperturbablement réglé sur l’ordre des planètes, et tout ce dont la permanence nous assure que nous percevons là une part de l’éternité immuable des mondes. Ces chaises, immobiles, deux objets, de simples chaises, sont ici la figure de l’ordre pérenne des choses, donné là une fois pour toutes, et sans lequel tout mouvement, toute perturbation, n’a pas plus de sens que l’endroit n’en a sans envers, ou le haut sans le bas et la lumière sans l’obscurité.

Aussi, l’autre état du monde, notion que nous pouvons reprendre à notre compte, son pendant ou revers, est-il nécessairement celui du mouvement et de l’impermanence. Notion philosophique qui irrigue toute la pensée japonaise, en imprègne tout l’art, la peinture (les fameux cerisiers en fleurs !), la poésie, le théâtre, le cinéma, et même les mangas. Mais si l’impermanence  a à voir avec l’éphémère et le fugitif, c’est en termes de dynamique et de flux vital, la nudité du jaillissement premier, comme celui de la lumière qui invente des miroitements, condition de l’émergence d’un sens.
En écho à ces vibrations de l’air et à ces tremblements de l’eau, à ces incertitudes du regard qui font tout l’intérêt des photos de Joëlle Jourdan, le texte de Teo Libardo est tout entier « traversé » de ces fulgurances de l’éphémère, surgissement de l’imprévu dans l’or clair du matin, ou dissipation de la brume grâce à laquelle voir est un jeu sans cesse renouvelé, car dans l’esprit d’impermanence, qui sollicite constamment nos sens, nous distrait de notre quiétude (ou de notre confort moral), il nous faut sans cesse retrouver le commencement et consentir à l’innocence du regard pour mieux vivre ces balbutiements visuels.
Frémissement de l’air, de l’eau, de la lumière, des herbes folles. L’impermanence peut être source d’inquiétude, et l’instabilité des choses peut nourrir aussi nos angoisses, nous confronter aux forces noires de l’imprévisible et à notre situation, précaire, de vivants. Mais il suffit d’ouvrir les yeux de son esprit à ce qui est, pour nous apercevoir que tout est en nous. Pour nous, pour l’autre, repos et illumination.

Ainsi ouverts et réceptifs à ce qui fait le mouvement du monde, vie, mort et renaissance de tout ce qui compose le peuple des vivants (hommes, bêtes et plantes), refait ce monde à chaque instant, le réinvente chaque jour avec le soleil et le vent et le nourrit de son foisonnement, de l’imprévisible de ses « miracles » que la réalité sensible nous octroie sans partage, pouvons-nous, comme l’immergé, témoigner du bonheur d’exister.

Michel Diaz, 17/05/17

Nouveau Roman & Théâtre nouveau

Article publié dans le N° 37 des Cahiers de la rue Ventura (dossier « Le Nouveau Roman »)

Nouveau Roman & Théâtre nouveau

Les historiens et les témoins de la précédente génération nous apprennent, ou nous rappellent, l’ampleur du traumatisme causé par la Première Guerre mondiale, mais encore par la Deuxième, plusieurs dizaines de millions de morts, la découverte de l’horreur des camps d’extermination et les ravages de la bombe larguée sur la ville d’Hiroshima, la division du monde en deux blocs rivaux de nouveau prêts à en découdre. Les conséquences de ces époques de conflit, achevant d’ébranler la foi dans les vieilles valeurs de notre civilisation, ouvrent l’ère moderne de la littérature où s’avance l’image d’un âge nouveau tout entier soumis au malaise, livré à l’insécurité d’une existence en perte de repères et dénuée de signification, mettant en scène la déraison du monde dans laquelle l’humanisme se perd, mais révélant aussi l’effondrement de la croyance dans le pouvoir du langage, les instruments de l’analyse et de la pensée rationnelle. L’esprit des hommes semble désormais « encré » (d’après l’expression de Nathalie Sarraute) dans L’Ere du soupçon.
Il n’est donc pas étonnant que se produise, à ce moment, une double révolution, romanesque et théâtrale, permettant de traduire cette sensation de malaise et d’insécurité, mais aussi de casser la triste régularité d’une continuité littéraire jusque là jamais remise en question. Sinon par quelques prédécesseurs (Huysmans, Proust, Kafka, Céline, V. Woolf, Faulkner, Joyce, Genêt, Audiberti, Tardieu…) et sur lesquels, dans le cadre de cette courte étude, nous ne dirons rien d’autre.

Nathalie Sarraute

L’immédiat après-guerre, avec l’apparition (prenons ces seuls exemples), sous la plume de N. Sarraute, de Tropismes, en 1939, et de son roman Portrait d’un inconnu en 1948, puis dès 1950 des pièces d’Arthur Adamov, La Grande et la petite manœuvre et L’Invasion, donne corps à ces deux révolutions littéraires qui prendront toute leur ampleur durant la décennie 1950-1960.
On sait la place qu’y occuperont les « pionniers » et auteurs de ce que l’on désigne sous les termes de Nouveau Roman, N. Sarraute, S. Beckett, M. Butor, A. Robbe-Grillet, Cl. Ollier, R. Pinget, Cl. Simon, puis M. Duras. On sait aussi la place qu’occuperont, au cours de cette même décennie, les « pionniers » et auteurs de ce que l’on a trop abusivement appelé le « Théâtre de l’Absurde », mais plus justement le « Théâtre de dérision », c’est-à-dire, et principalement d’abord, A. Adamov, S. Beckett et E. Ionesco, qui ouvriront la voie à ce qui deviendra le « Théâtre nouveau » (auquel il nous faut rattacher des auteurs comme R. Weingarten, B. Vian, R. Pinget, F. Arrabal, M. Duras, G. Michel, A. Gatti, R. Dubillard, R. de Obaldia, M. Vinarver, G. Foissy, mais la liste n’est pas  exhaustive…).
Ce n’est pas le lieu, dans ces lignes, de faire l’historique de ces moments de bouleversement intellectuel provoqué par ces hétérogènes réunions d’écrivains qui ne furent, pas plus chez les néo romanciers que chez les néo dramaturges (comme le furent, plus tôt, les Dadaïstes ou les Surréalistes), groupes » revendiqués, « mouvements » littéraires constitués, encore moins « écoles ». Tout au plus peut-on reconnaître que soufflait dans leurs rangs disparates un esprit « d’avant-garde », principalement animé par les mêmes interrogations, et par la volonté de refus des formes d’expression traditionnelles, volonté de refondre les anciennes formes de l’expression romanesque et dramatique, et refus de se reconnaître dans les « modèles » qui avaient prévalu au cours des décennies qui avaient précédé.

Quand on sait que Nouveau Roman et Théâtre nouveau ont occupé, au plus fort de leur explosion créatrice, le même espace temporel, cette décennie 1950-1960, et compté un certain nombre d’auteurs communs (Sarraute, Beckett, Pinget, Duras), on peut s’étonner que l’on ait pas fait, plus souvent, le rapprochement entre les tentatives et aventures romanesques et théâtrales (dont quelques-unes radicales) qui ne furent rien moins que décisives en cette deuxième moitié du XXème siècle.
Rappelons, sans nous y attarder, quelques points de repère. Pour ce qui concerne d’abord, le Nouveau Roman : N. Sarraute publie, nous l’avons dit, Portrait d’un inconnu en 1948, Martereau en 1953; S. Beckett publie Molloy en 1951, Malone meurt en 1952 et L’Innommable en 1953; en 1952, c’est aussi Passage de Milan, de M. Butor, suivi de L’Emploi du temps et de La Modification, en 1956 et 1957; en 1953 et 1955 paraissent Les Gommes et Le Voyeur d’A. Robbe-Grillet; Cl. Simon donne L’Herbe en 1958, la même année que Baga de R. Pinget et Moderato cantabile de M. Duras; La Route des Flandres, de Cl. Simon, voit le jour en 1960.

Arthur Adamov

Pour ce qui concerne le Théâtre de dérision, les dates  sont exactement concomitantes : E. Ionesco fait jouer La Cantatrice chauve en 1950 et La Leçon en 1951, A. Adamov, La Grande et la petite manœuvre et L’Invasion en 1950, puis suivront, en 1952 et 1953, La Parodie et Tous contre tousEn attendant Godot, de S. Beckett sera monté en 1953 et Fin de partie en 1957; la pièce Lettre morte de R. Pinget sera créée en 1960.

Soyons pourtant très explicite : le Nouveau Roman n’est en rien l’expression dramatique de ce que, à la même époque, le Théâtre nouveau inventait. Pas plus que l’inverse n’est vrai. Ce sont des genres à part entière qui se sont engagés sur des voies différentes, ont proposé des œuvres de couleurs et de tons différents, ont visé et atteint d’autres buts. Il n’empêche que grand nombre de leurs moyens, dans ce refus de se soumettre à l’héritage d’une tradition, et dans leur volonté de renouveler un genre littéraire, puisent d’abord au même répertoire de procédés destinés à mettre en question l’écriture des genres concernés.
Ainsi, les néo romanciers s’appliqueront à dénoncer l’illusion romanesque sur laquelle reposait jusque là le roman traditionnel, à jeter le soupçon sur le contrat de confiance tacitement passé entre l’auteur et le lecteur, à développer toutes les techniques de la contre-illusion, c’est-à-dire, en priorité, le refus de la psychologie, et privilégieront la déconstruction du récit au profit de l’écriture considérée comme une véritable aventure. Les néo dramaturges, quant à eux, mettront en scène, dans des fictions à la logique déconstruite où la progression de causes à effets sera totalement bouleversée, voire complètement inopérante, des antihéros aux prises avec leur misère métaphysique, des êtres errants sans repère, prisonniers de forces invisibles dans un univers hostile, et des espaces où le temps semble aboli.
Dans les deux genres l’on retrouvera la même volonté de déconstruction du récit, le refus des procédés du réalisme jusque là usuels, du naturalisme et du symbolique, la remise en cause des structures traditionnelles de la fiction, de la chronologie et de la cohérence de « l’intrigue ». Ce refus de la psychologie et la mise en question de la communication par le langage, aboutiront à mettre en scène, dans des lieux souvent indéterminés, des personnages parfois sans nom, désignés par leur seule initiale, sans caractéristiques propres, dans certains cas réduits à leur plus petite expression. Dans tous les cas, à la mise en danger du lecteur et au malaise du spectateur.
Entre ces deux aspects de l’expérience littéraire, les frontières semblaient assez poreuses pour que des écrivains comme N. Sarraute, S. Beckett, R. Pinget ou M. Duras, que nous avons cités plus haut, évoluent au cours des années, passent (tout en restant, sans bifurquer ni renier quoi que ce soit, dans les rails de leur œuvre), du monde du roman à celui du théâtre, y fassent de notables incursions. Beckett étant celui qui s’y est installé définitivement, transportant avec armes et bagages ce qui faisait la singularité de sa démarche romanesque.

Samuel Beckett

Ce ne serait pas s’égarer de terminer ces pages en évoquant l’exemple du même S. Beckett qui, par son exception, montre ce qui, du Nouveau Roman au Théâtre nouveau, poursuit la radicalité de ce qui en fonda les principes. Cet auteur apparaît ainsi comme la synthèse de ce qui, d’un genre à l’autre, et de la manière la plus cohérente, trace la ligne droite d’une démarche littéraire en la poussant jusqu’à son extrême logique.
En effet, après son roman L’Innommable (1953), n’apparaîtront, dans ses écrits, plus de sujet, plus de contenu et presque plus de signification; ce sera l’impossibilité d’écrire qui devra devenir l’objet de l’écriture, et il n’y aura plus rien à dire que « le dire de l’échec à dire ». Mais Beckett devra, pour cela, trouver d’autres dispositifs littéraires et il se tournera vers le théâtre où la scène dispense le discours d’indiquer, textuellement, le processus énonciatif et permet une nouvelle épuration littéraire par un ascétisme dramaturgique et par l’évidement du discours scénique. Les grandes et premières pièces (En attendant GodotFin de partie et Oh les beaux jours) ne contiennent pas d’intrigue, ont un espace simplifié, les personnages sont rares et réduits à leur seule parole puisque sur la scène particulièrement, « être c’est parler », et le langage se substitue même parfois à l’enveloppe corporelle.

En conclusion, nous pourrions dire qu’en dépit de leurs différences structurelles et de leurs intentions, de leur destination et de leur esthétique, il n’est pas déplacé d’avancer que Nouveau Roman et Théâtre nouveau sont en fait deux branches jumelles d’un même tronc commun, qui ont produit des fruits sans doute différents mais nourris de la même sève.

Michel Diaz

Après un D.E.A. en spécialité théâtre sur B. Brecht et J. Genêt, M. Diaz a soutenu, en 1995, une thèse de doctorat sur le théâtre d’Arthur Adamov et ses relations avec la poésie romantique allemande et le théâtre expressionniste allemand et nordique.

 

Haïku – Anthologie du poème bref japonais

HAÏkU
ANTHOLOGIE DU POEME COURT JAPONAIS
Présentation et traduction de Corinne Arlan et Zéno Bianu
Editions Gallimard, collection Poésie, 2002

Ce recueil réunit plusieurs centaines de textes de poètes japonais qui ont pratiqué le haïku. Classés dans l’ordre du défilement des saisons (selon l’ancien calendrier lunaire ou selon le nouveau, occidental, solaire), ce sont les oeuvres de plusieurs dizaines de maîtres-orfèvres en la matière, ou de leurs disciples et continuateurs, œuvres qui couvrent ici une large période qui va du XVème siècle à l’époque contemporaine.
La très belle unité de cette anthologie tient à ce que tous ces textes, qui n’illustrent pas moins de six siècles d’une pratique strictement et durablement établie dans une tradition formelle que rien n’a ébranlée (tout en évoluant pourtant), perpétuent un esprit, une philosophie qui continue de nous parler, parce qu’elle interroge l’être dans ce qu’il a de plus intime, sa relation au temps, au monde et à tout le vivant.
La construction du haïku, sa contraction extrême, ce saisissant resserrement, cette économie des moyens qui impliquent de n’y exprimer que l’essentiel des émotions, des sentiments et des pensées, usant des raccourcis de la parole, du symbolisme et de la fulgurance que permet la métaphore, peuvent nous sembler, à juste titre, à nous lecteurs occidentaux et amateurs de poésie, d’une surprenante intemporalité, c’est-à-dire aussi bien inscrite dans la modernité.
Pour mieux nous en convaincre et mieux cerner l’esprit qui a toujours conduit l’écriture du haïku, je citerai quelques extraits de la préface de l’ouvrage :

« Pourquoi aimons-nous le haïku ?
Sans doute pour l’acquiescement qu’il suscite en nous, entre émerveillement et mystère. Le temps d’un souffle (un haïku, selon la règle, ne doit pas être plus long qu’une respiration), le poème coïncide tout à coup avec notre exacte intimité, provoquant le plus subtil des séismes.
Sans doute, aussi, parce qu’il nous déroute, parce qu’il nous sort de notre pli, déchirant une taie sur notre regard, rappelant que la création a lieu à chaque instant. « Salve contre l’habitude », disait justement Henri Pichette à propos de la poésie – « ravissement soudain dans l’imprévisible », répondraient les haïkistes qui traquent l’inconnu au cœur du familier;
Peut-être, enfin, parce qu’il sait pincer le cœur avec légèreté. Rien de pesant, rien de solennel, rien de convenu. Juste un tressaillement complice. Une savante simplicité. L’éclosion spontanée d’une fleur de sens.
[…] Selon Bashö, un poème achevé doit révéler – dans le même temps – l’immuable, l’éternité qui nous déborde (fueki) et le fugitif, l’éphémère qui nous traverse (ryüko). Le haïku tremble et scintille alors comme un instant-poème, une étincelle jaillie de la confrontation permanente entre le présent et l’éternité, un minuscule aérolithe de modestie à l’échelle du cosmos. Il suspend, comme en se jouant, la raison discursive qui nous tient lieu de béquille – avec une ambition souveraine : dire la réalité telle qu’elle est, tracer le territoire d’un aiguisement apaisé des formes et des sensations :
Devant l’éclair –
sublime est celui
qui ne sait rien !
(Bashö)
[…] Art de l’ellipse et du bref, le haïku (…) procède par retranchement par soustraction – par dépouillement. Habité par une exigence d’expression absolue, il dénude la langue jusqu’à sa moelle. Pour révéler sans discourir. Débordant les mots par les mots, leur faisant dire ce qu’ils ne semblent pouvoir dire, il gambade toujours aux limites du langage. Et s’il apparaît comme l’expression d’un vrai vertige, c’est sans doute parce qu’il s’attache à ciseler sans fin cette pure aporie : mettre en mots le silence.
Un monde
qui souffre
sous un manteau de fleurs
(Issa)
[…] Si le haïku est un exercice spirituel, c’est au sens où il approfondit le spiritus, c’est-à-dire le souffle du monde en nous. Il ne célèbre rien d’autre que le charivari du vivant, sans jamais s’interdire ni l’impertinence ni l’espièglerie – fût-ce dans la peine et la souffrance.
Cœur
blanchi par la pluie
carcasse battue par les vents !
(Bashö)
L’être est voué à se défaire corps et âme, à se fondre dans le vide : nous sommes les jouets (plus ou moins lucides) de ces éléments déchaïnés, nous sommes cette plaine désolée où blanchissent déjà nos os. Il n’est rien, jusque dans la plus extrême dissonance, où ne serait l’infini. L’éveil ? Une limpide immédiateté, sans la moindre grandiloquence. Une immanence prête à bruire dans les lieux les plus communs. Sauf qu’il n’est plus ici aucun lieu commun. Comme si chaque chose dans sa dimension fugitive dévoilait l’économie ultime de la nature.
Sur la pointe d’une herbe
devant l’infini du ciel
une fourmi
(Hôsai)
[…] »

Le haïku sait toujours concilier le plus vaste et l’infime, la partie et le tout, l’humble grain de riz et la galaxie, le plus fragile insecte et l’infinitude cosmique, nous resitue dans le grand mouvement du rythme universel et nous redonne place dans le monde. S’il évoque souvent la mort, la question de la finitude de toute chose, c’est toujours en réenchantant notre présence au temps, en remerciant et célébrant la vie, quelque forme qu’elle prenne, du début à la fin, et de commencement en perpétuel recommencement. L’esprit, ainsi perpétué, du haïku, c’est de nous redire sans cesse la solidarité universelle du vivant, malgré la mort, malgré la souffrance. Et notre appartenance au Tout, à la totalité sensible qui compose « le chant du monde », comme dans ce poème de Masaoka Shiki :
La Voie lactée
le champ de patates
les hérons blancs !
Le Ciel, la Terre, et l’Etre vivant entre les deux, sont contenus ici comme en un seul idéogramme, réunis en trois vers dans l’immensité du cosmos ! C’est bien pourquoi le haïku, cette forme poétique la plus brève qui soit, est une expression esthétique qui, dans le même temps, est toujours une éthique – mais une éthique de l’amour ultime.

Michel Diaz, 14/05/17