Chronique publiée dans Les Cahiers de la rue Ventura, N° 33, septembre 2016.
ALAIN BORNE (1915-1962)
J’ai déjà eu l’occasion, dans les pages de mon blog, d’évoquer le parcours d’Alain Borne. Je me contenterai de rappeler que, né en 1915 dans l’Allier, Alain Borne a passé l’essentiel de sa vie à Montélimar où il exerçait le métier d’avocat. Il publie ses premiers recueils en 1939 (éd. Jean Digot), 1941 (éd. P. Seghers), 1942 (Cahiers du Rhône), 1943 (Ecole de Rochefort), et atteint, durant les années d’après-guerre, fort de la reconnaissance de poètes comme Aragon, Char, Jaccottet, Seghers, une très appréciable notoriété. Il est alors publié par de grands éditeurs (R. Laffont, Gallimard, Rougerie), mais son éloignement de la capitale et des cercles littéraires le plonge dans un oubli relatif. Il meurt en 1962 dans un accident d’automobile. Depuis une quinzaine d’années, une regain d’intérêt pour son œuvre a suscité de nombreuses rééditions. Ainsi, les éditions Editinrer et Fondencre ont-elles récemment republié plusieurs de ses recueils, regroupés sous les titres de deux de ses œuvres, Indociles et Treize.
En 2015, afin de contribuer à la célébration du centenaire d’Alain Borne, Fondencre a réédité en un seul volume quatre titres représentatifs de l’écriture des dernières années du poète. Après L’amour brûle le circuit qui donne son titre au recueil, on pourra lire ou relire Encres, Les fêtes sont fanées et La dernière ligne. Ces poèmes sont complétés par la publication d’extraits de son journal intime qui permettront au lecteur de mieux percevoir l’univers psychologique et littéraire de ce poète au lyrisme si singulier
Comme l’écrit Philippe Biget, dans sa préface au volume, « les trois thèmes qui dominent l’œuvre poétique d’Alain Borne (l’amour, la mort et l’écriture) imprègnent les textes ici réédités. Trois thèmes qui ne doivent pas être appréhendés isolément car ils ne cessent de se mêler, de s’entrechoquer, de se chercher, de se rejoindre au travers de maintes porosités, conférant ainsi à l’œuvre un parfum si reconnaissable. J’ai parfois évoqué le triangle mythologique Eros/Thanatos/Orphée qui, me semble-t-il, est la meilleure clé d’accès à l’univers bornien. »
Cet univers est, ici, d’évidence, comme dans la plupart de ses ouvrages, celui d’un homme tourmenté, obsédé par la mort et l’inévitable néant qui la suit, d’un poète désespéré doutant de lui et de son art, ne parvenant pas à trouver en lui la lumière de son salut. Certes, on remarque, dans ces vers, ce qui subsiste d’émerveillement devant le spectacle du monde, les sursauts d’un désir de vivre qui implore encore l’amour, cette pulsion de l’être vers un(e) autre qui lui fera encore
Trouver enfin des yeux
que seul je puisse remplir,
mais, heure après heure,
Le sang fraîchit comme le jour
quand le soleil s’en va du vent
et qu’un manteau de froid
souffle aux épaules.
L’amour, en effet, ne fournit au poète nulle consolation. Ainsi, dans Indociles, et s’inscrivant dans l’héritage baudelairien, Alain Borne évoquait la femme couchée à ses côtés comme une charogne en puissance. « Tout aussi sordide dans sa description, écrivait déjà Ph. Biget, Borne ne distancie pas le sujet en décrivant une charogne anonyme. C’est de la femme allongée à ses côtés et de lui-même qu’il s’agit, et s’il fustige le corps de la femme en le caricaturant de manière grotesque et morbide, c’est à la condition humaine qu’il s’en prend. Le désespoir le pousse à s’éprendre de la mort, ma grand amie qui n’a point de sexe. Une mort refuge qui résoudra peut-être l’infernal conflit entre donjuanisme et pulsion de castration, qui mettra un terme à la parodie de l’accouplement.
Nous sommes aux antipodes, ajoutait Ph. Biget, des effusions mystiques que l’on trouvait dans Treize. La noirceur accablante du tableau est quelque peu tempérée par un rêve messianique. Le poète invoque un autre Dieu, un Dieu beau d’innocence qui pourrait donner naissance à une autre création.
De l’interrogation naïve et fiévreuse de Treize :
Ma main d’avoir touché ton corps
saura-t-elle mieux écrire
à l’affirmation véhémentes de Indociles :
J’écris un poème pour mourir plus doucement
pour laisser après moi une sorte de feuillage
pour que les yeux voyant mon petit automne
se demandent s’il reste un peu de sève dans l’arbre.
Alain Borne renoue sans cesse avec la pulsion existentielle de l’écriture. »
Plus loin, dans la préface qu’il consacre, cette fois, à L’Amour brûle le circuit, Ph. Biget se demande si, d’abord « viscéral, ce mal de vivre enraciné au plus profond de lui, peut devenir « existentiel ». « Comment, poursuit-il, se produit le mélange d’auto-thérapie » que peut être la prise en charge de notre condition d’êtres-pour-la-mort, et « de pulsion créatrice propre à transcender le « mal être » ? » Philippe Jaccottet commentait ces questions fondamentales de la façon suivante au cours de son allocution du 9 novembre 1963 : « … le seul fait qu’Alain Borne ait pu transformer cette constatation terrible en une image mystérieuse, qui est comme une vision, une ouverture sur le monde, suffit à l’élever au-dessus du désespoir qu’elle semble contenir, et représente encore un triomphe de la beauté sensible du cœur. »
Vie et mort, enlacées dans la même fascination, portées à bout de bras dans le même poids de tourment et la même rage impuissante, on voit bien, dans ces quelques vers, par exemple, comment le poète, entre désir de vie et désenchantement, entre élan de vaine espérance et sursaut d’exorcisme, cherche désespérément à donner à ses si simples mots ce qui pourra, d’un cri, faire jaillir encore une brève étincelle :
Je chante
et la vie comme un arbre
se hausse sur ses feuilles
immense dans l’automne
où les morts s’amoncellent.
Michel Diaz