Jean-Jacques MAHET – Enquête sur un poète disparu
Chronique publiée dans la revue L’Iresuthe N° 35, décembre 2015, et la revue Diérèse N° 77, été 2019 (dans sa version mise à jour)
Je m’étais proposé, il y a quelques mois, d’aider une amie à déménager la maison qu’elle venait de vendre. M’échut la tâche délicate de vider deux armoires remplies de livres pour en faire un rapide inventaire et décider de leur destination : ceux qui n’étaient bons qu’à être jetés, ceux qui échoueraient chez un bouquiniste, ceux enfin qu’il fallait conserver.
C’est au cours de ce tri hâtif que je tombai sur un livre en piteux état, tranche à moitié déchiquetée, couverture tachée d’auréoles brunâtres, traces de café renversé ou conséquences d’un séjour ancien dans un lieu exposé aux affres de l’humidité.
C’était un recueil de poèmes, intitulé Poèmes du silence, œuvre d’un dénommé Jean-Jacques Mahet, un auteur dont jamais je n’avais entendu parler. Il avait été publié, en 1976, aux Editions littéraires de Paris, c’est-à-dire les éditions de josé Millas-Martin (aujourd’hui disparues, leur fondateur, éditeur de la Beat Generation en France, est mort en 2011), dont on sait, pour peu que l’on s’intéresse à la poésie, qu’y étaient publiés des poètes de qualité, comme Roger Arnould-Rivière, André Laude ou Edmond Humeau. Feuilletant cet ouvrage, distraitement d’abord, me contentant de lire quelques vers ici et quelques autres là, je découvris, par bribes, ce qui méritait que l’on s’intéresse à cette écriture. Ces quelques lignes, par exemple :
Ma main passe comme un poisson
chavirant de la paume
comme pour mendier
un peu de douceur
un peu de douceur
et beaucoup de vérité […]
Ailleurs, encore, et toujours au hasard :
J‘aime l’extérieur des fêtes
là où les lumières meurent
et où l’ombre est toujours la même
quelle que soit la joie des hommes
là où l’on a attaché les mules
qui s’ennuient se lèchent
et dont les vulves remuent […]
Et puis ceci encore :
Le rossignol prisonnier de la glace
chante un chant tellement froid
que le cœur se fêle
au milieu de la nuit/
un homme qui s’est perdu
cherche dans la nuit hostile
la flamme d’une bougie
un signal humble de reconnaissance
parmi les grandes épaves noires […]
Ou encore cela :
Je suis nu dans la maison vide
mon sexe est dur
comme un poignard sans main pour le brandir
comme un poignard sans cœur où s’y plonger
courbe avec au bout le rubis du gland
en forme de cœur renversé […]
Je pris alors le temps de lire quelques pages, me rapprochant d’une écriture aux qualités certaines, y découvrant des textes d’une belle matière, sombres et tourmentés, où l’on peut déceler çà et là les influences du surréalisme, poèmes de la solitude, transpirant de désespérance, mais chaque fois teintés de l’humour noir de l’autodérision dans lesquels on peut deviner aussi (quand cela n’est pas explicite) un penchant certain pour l’alcool. Il y avait là quelque chose qui méritait qu’on s’y arrête.
Je mis l’ouvrage de côté et l’emportai chez moi pour le lire dès le soir même. Et la lecture que j’en fis ne fut pas moins que bouleversante.
Voilà un court poème, à la désinvolture douloureuse, pour illustrer ce que je viens d’écrire; il s’intitule ironiquement « Nirvana » :
Les mots me manquent
et ma fatigue est souveraine
je voudrais dormir sous un manteau de poussière
et que l’on me retrouve avec
deux petites bougies de Noël dans les yeux
une rose une bleu pâle
souriant comme un idiot
et que l’on me mène doucement
revêtu d’une couverture d’hôpital
vers la vieille Rolls noire
puant l’essence et le cuir moisi
vers un espace clandestin
et dont le numéro n’est dans aucun bottin
… Qui est, ou qui était Jean-Jacques Mahet ?
Qu’avait-il écrit d’autre ?
Qu’était-il advenu pour que son nom (du moins en ce qui concerne mes connaissances) ne soit plus qu’un nom d’inconnu ?…
On peut, certes, estimer que son œuvre n’est pas une œuvre majeure, inscrite sur les tables de la poésie contemporaine, n’ayant ni les qualités littéraires ni l’envergure de celles d’un Reverdy, Guillevic, Follain ou Cadou… Il n’empêche que le peu que j’en avais lu (un recueil de 78 pages) m’avait persuadé que cette poésie valait la peine qu’on la lise.
Convaincu que je trouverais sur l’auteur des informations éclairantes, j’ai interrogé longuement internet, j’y ai même passé des heures… Sans rien trouver d’autre que deux ou trois entrées à son nom, des rubriques minimalistes qui ne mentionnaient chaque fois qu’une courte liste de ses œuvres, et désespérément rien d’autre. Si, tout de même, quelques minces traces : Jean-Jacques Mahet avait publié un recueil chez Seghers (avait-il bien quinze ans ?), deux chez Millas-Martin, avait collaboré à quelques revues, dont « Arpa » en 2010, dont le numéro accueillait des poètes comme Jean-Paul Siméon, Claude Held, Jean Rousselot, Luc Estang, Jean-Claude Renard, René-Guy Cadou, Alain Freixe ou Jean-Michel Maulpoix et où il devait être en excellente compagnie. Il avait précédemment publié dans la revue « Strophes », en 1964, pour un hommage collectif à André Breton auquel participaient aussi des poètes comme Jean Frémon ou Luc Boltanski. J’ai alors consulté les catalogues des défuntes éditions Millas-Martin et Séghers, et entre autres revues, épluché les sommaires des numéros d' »Arpa », de 1977 à 2011, sans jamais trouver mention de son nom, ni d’aucun de ses textes. Et rien d’autre, nulle part : aucune notice bibliographique, aucun article, aucune information biographique et aucune réédition, comme si cet auteur n’avait laissé d’autres traces que ces maigres rebuts si parcimonieusement délivrés. Un poète disparu, corps et biens, rayé de la mémoire, absent du paysage littéraire, englouti dans l’oubli, dont il ne reste quelque chose que dans les fonds de la Bibliothèque nationale. Un sarcophage pour la fin des temps.
Au cours de mes recherches, j’ai tout de même trouvé une date de naissance (1938- ), aucune de décès, brève notice enfouie dans un recoin obscur de mon serveur, et ne comportant que le nom du poète, la date mentionnée plus haut, et une liste de ses œuvres, « indisponibles ». Je suis tout de même parvenu encore à trouver l’un de ses titres, Même sang, proposé par un bouquiniste breton dont la boutique porte le nom du « Chat qui souris ». Il y avait un numéro de téléphone. J’ai appelé pour commander le livre, curieux de savoir s’il avait d’autres titres disponibles, si le bouquiniste pouvait me renseigner un peu plus sur l’auteur. Vivait-il encore ? C’était, semble-il le cas, mais dans quelle région, quelle ville ?… L’homme n’en savait rien. Il avait seulement trouvé, dans le grenier d’une maison qu’on déménageait à Morlaix, un carton, jusque là jamais déballé, contenant vingt livres du même titre.
Le recueil Même sang a été publié, en 1994, dans une maison d’édition qui porte le nom de « Collection Forum », mais là encore internet m’a laissé bredouille : aucune maison d’édition n’existe à ce nom, n’a jamais existé non plus… S’agissait-il d’un compte d’auteur ?… Dans les dernières pages du recueil, on trouve la liste des ouvrages publiés, que je reproduis ici et dont j’indique la date de publication:
Noviciat, Ed. Pierre Seghers (1952-53)
Interdit aux chiens, Ed. Millas-Martin (1964)
Poèmes du silence, Ed. Millas Martin (1976)
Celle aussi de ceux à paraître :
Un bleu grand comme l’œil
Mauvaises eaux
Ordre du sable
Malgré mes recherches patientes, aucun de ces trois derniers titres n’a été publié à ce jour, et il y a pourtant presque vingt ans qu’ils étaient annoncés. Voilà tout ce que l’on peut apprendre sur Jean-Jacques Mahet : quelques titres d’ouvrages, quelques dates de parution, une disparition du catalogue de ses éditeurs et aucune trace de lui dans les quelques revues auxquelles il a collaboré. Cela tient de l’énigme. Mais, faute de pouvoir en apprendre un peu plus, mes supputations s’obstinent à buter sur l’hypothèse d’un mal existentiel incurable. Et/ou sur les méfaits de l’alcoolisme. Supputations peut-être fantaisistes, mais qui me sont une clé provisoire pour comprendre cette œuvre en discontinu et le silence qui les cerne.
Entre Poèmes du silence et Même sang, l’écriture a changé, gagnant en simplicité et en apparente légèreté quand leur fond exprime pourtant le même désespoir et la même difficulté à vivre. Beaucoup des textes qui composent ce dernier recueil sont composés à la manière de chansons et quelques-unes de comptines ou de fabulettes, comme :
Dans un jardin public
il y avait un cerisier
dont personne n’osait
cueillir les fruits
car l’arbre appartenait à tous
ou :
Un oiseau traverse le vide
un enfant saute à cloche-pied
dans la cour où sourit le chat/
Le ciel est bleu comme le chat
le ciel s’éteint puis le chat
L’écriture de ces textes, dans leur ensemble, s’apparente (toute comparaison gardée) à celle d’un Robert Desnos, jouant avec les mots et les formules, les images précieuses et le langage familier, et usant parfois d’un système d’écriture emprunté au surréalisme (« la nuit tombe sous mes paupières avec un fracas d’oiseaux morts déversés par la pluie »), mais peut-être aussi inspiré des poètes de la Beat Generation.
Voilà un texte, intitulé « Simple » qui donne, lui, la couleur du recueil :
Rien n’est évidence
ni le couteau qui tranche
ni l’être qui s’enfouit
dans le bleu du silence
ni celui qui se bat
afin d’être entendu
Le lâche et le héros
sont dans le même enfer
et si « belle est la vie »
comme on chante aux refrains
donnez-moi aujourd’hui
le plaisir immobile
d’être sans avenir
pierre dans un jardin
infirme dans un square
perchoir pour les pigeons
négatif souriant
en des photos d’absence.
Texte qui fait écho, dans la distance, à celui-ci, « Manipulation », extrait de Poèmes du silence :
Je perds mon temps à vivre
je serais plus utile sous forme
de presse-papier ou sous vitrine
en gaudemiché servile et beau
m’engloutissant sous des jupes
fastueuses quel orgueil
[…]
je serai plus utile
sous forme de vieux livres
arrangé en coffret plein de cigarettes
perfides ou de masques oubliés
en des malles aux rivets de cuivre
[…]
Je perds mon temps à vivre
et les objets ces compagnons
brillent autour de moi
comme les pierres
les belles pierres des terrains vagues
Enigme, j’écrivais plus haut ?… A moins que, tout compte fait, le poète n’ait lui-même organisé le scénario de sa disparition. Il y a, dans ce même recueil, ce texte en forme de bilan désespéré et qui a toutes les apparences d’une confession autobiographique, écrite au ras des mots et à fleur de souffrance, dans une écriture triviale plus proche de la prose rythmée que de la poésie, une écriture qui perd pied; il s’intitule « Lettre » et on serait tenté d’y voir la courbe d’un destin; à la publication de ce recueil, Jean-Jacques Mahet avait trente sept ans :
C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir […]
L’écriture, on l’a vu, ne s’arrêtera pourtant pas là. Le dernier recueil publié en 1994, dix-huit ans plus tard, Même sang, semble nous signifier, au-delà de son titre, que l’on vit dans un corps, territoire dont on ne peut abolir les frontières, mais irrigué toujours par les mêmes désirs de vie ou les mêmes venins. Désirs de vie, élan vers l’autre et vers le monde offert, il y en a ici et là pourtant, mais très vite éteints par les ombres du crépuscule et la tentation du refuge dans l’immobilité, un thème récurrent, et dans la disparition de soi-même. Ainsi, ces quelques vers extraits de ce même recueil :
C’est si beau le soleil
Aussi beau qu’un femme
et lorsqu’il disparaît
on voudrait en mourir
ou inventer en soi
les saisons immobiles
de l’éternité
Ou ces vers, eux aussi empreints d’une spiritualité qui, tout à coup, lâche sa bonde :
[…]Un bleu profond comme un voyage
au cœur du Temps perdu
vers un ancien pays
Un bleu d’extase et de repos
à faire bander les rêves
[…] Un bleu à effacer l’oubli
l’injustice et la mort
et toute idée de dieu
Un bleu vital indescriptible
un bleu à obscurcir les cibles
Il y a cela de bon dans les livres, et c’est que, pendant le temps d’une lecture, on arrache un auteur oublié au désert du silence où il s’était perdu. Jean-Jacques Mahet écrivait, dans l’un des poèmes cités plus haut, « Donnez-moi aujourd’hui/ le plaisir immobile/ d’être sans avenir », et l’on retrouve, dans d’autres textes, de manière récurrente, ce souhait morbide de disparaître sans laisser de traces. Sur ce point-là, si telle était sa volonté, il a presque parfaitement réussi.
Michel Diaz
*
* *
Quelques poèmes de Jean-jacques Mahet
Elle dort
Elle a rejoint
qui sait l’enfance
ses yeux ont jailli à l’envers
le cours de son eau
a quitté le vecteur des boues
Sa source coule en silence
dans son propre cœur secret
et douce sa jeunesse se retresse
ses joues ses joues je t’aime
et ses yeux clos sur le bonheur
Le jour est enfin mort
en elle les ombres marchent
et les hommes les suivent
Et les villes sont belles
comme un arrêt du cœur
griffées d’arbres et plombées de statues
cavaliers orateurs intrigants
tombés de la dernière pluie
Et l’émeute prend la beauté
d’un bouquet immobile
offert par une main de violette et d’espoir
au bout de la rue de Rivoli
Elle dort elle a rejoint
qui sait l’enfance
Elle dort au cœur de sa source
elle boit sans se hâter sa vie
(Poèmes du silence)
* * *
Un beau jour
A midi les fleurs étaient lentes
et l’imparfait conjuguait le présent
Pures étaient les façades jusque dans la laideur
la lumière était sœur
et tu m’apparaissais chargée de tes moissons
Je t’ai liée en mes mots à un état de guerre
à cet étonnement d’être encore si vivant
je confonds ta démarche et la vie passagère
et tes gestes sont ceux de l’arbre de ma vie
ton sommeil le feuillage où je dors et je veille
(Même sang)
* * *
Chanson du lierre
Lierre lié au mur
jaillissement noir et vert
de la nuit et de la sève
affamé et destructeur
je ne peux prendre de distances
que celles de ma propre vie
et que je rampe au néant
ou que je meure fleurissant
veines nouées à la ruine
je n’ai le choix de mon sort
je détruis et je dévore
cette vie ombre et lumière
Quel autre véritable ailleurs
s’offre à cette plante ultime
que la pulsion d’anarchie
du suicide et de l’orgie ?
Je vis de ce que je hais
j’exècre ce qui me supporte
et si je surpasse ma vie
c’est sur socle de ville morte
Que ma grappe de survivant
dressée dans un ciel avide
soit la proie des oiseaux des ruines
et que ma vie ne soit plus
loin des anciennes racines
que traits de rasoir dans l’air nu
d’où sourdra sanie de lumière
un mince regard de blessé
(Même sang)
* * *
Lettre
C’était pour vous dire simplement
que je suis très malade
à cause que je bois beaucoup trop
et surtout parce que j’ai bu beaucoup trop
quand j’étais jeune homme
et alors je n’arrive plus à me concentrer
suffisamment pour écrire et même
que la poésie maintenant je m’en fous
complètement et même que ça
m’emmerde mais quand même pas
autant que mon boulot et la vie quotidienne
qui sont à se foutre à l’eau tellement
c’est con et sans espoir
Question alcool je continue quand même
à boire parce que sans ça je ne peux
pas écrire une ligne mais ce que j’écris
est de plus en plus mauvais et relâché
pour la raison bien simple que je suis très bête
et de plus en plus insensible. Alors le
fait de ne rien réussir m’emmerde
et je bois encore plus et c’est de plus en plus
mauvais. Tant et si bien que je ne sais plus
si boire m’aide à écrire ou si écrire est
un prétexte d’ivrogne
Je ne suis plus guère sensible qu’à des
changements de saisons à des orages subits
aux cris des oiseaux à la température de l’air aux pluies
j’aimerai aujourd’hui pêcher des oiseaux
sous l’orage
et je ne trouve densité que dans l’obscénité
plaisir que dans l’obsession
Nocturne diurne la bouffée d’air
au tournant des vieilles rues
une femme en harnais
me propose de l’enculer
sans lendemain
Simplement pour reprendre le rythme des râles
(Poèmes du silence)
* * *