Archives par étiquette : Angèle Paoli

Angèle Paoli – un texte inédit

Olympe

Olympe Amadei porte bien son nom. Son allure olympienne la met d’emblée du côté des dieux. Dieux de l’Olympe vénérés d’elle seule, silhouette déliée, habile au grand écart salto chandelle saut de chat et saut de biche et autres multiples figures artistiques dont son corps a le secret. Avec ça, sûre d’elle de son port sans défaut de ses allures de nymphe longiligne habitée par l’esprit des maquis et des sources, divine Olympe que rien n’arrête ni personne ; que nul ne retient sous sa coupe, ni les regards insistants qui tentent une approche timide ni les flatteries auxquelles elle demeure insensible.  Olympe est libre. Libre de maintien de cœur d’esprit et d’âme. Il n’est pas encore né celui qui lui passera le licol qui l’assujettira à ses désirs la soumettra à son service. C’est ce qu’elle ne cesse de répéter à My. My, c’est Myriam.  Son amie, sa presque jumelle, sa tendre My. Lorsque la vie pour un temps les sépare, Olympe écrit à My. Un beau jour My lui annonce ses fiançailles prochaines. Olympe reste de marbre, elle qui repousse l’un après l’autre les prétendants. Elle est Olympe et Olympe demeurera. Tant pis pour My si elle se sent l’âme servile et se laisse prendre aux mailles d’un fiancé. Il n’est pas encore né celui qui… rengaine-t-elle. Tout en pirouettes, Olympe virevolte s’esquive s’échappe sifflote. Qu’il vienne et elle saura comment l’accueillir. Du reste, elle s’entraîne. Avec My, justement. Depuis que le père de My, officier en poste à la Citadelle et soucieux d’assurer la sécurité des jeunes filles, leur a confié un révolver. Pour se défendre. On ne sait jamais. Si les italiens tapent à votre porte, vous tirez. Sans hésitation. Sans trembler. Droit au cœur. Si My tremble à cette injonction qui n’admet aucune réplique, Olympe, elle, ne bronche pas. Elle tourne l’objet dans ses mains, en caresse la crosse rutilante, tente un appui sur la gâchette, porte le canon à son nez histoire d’en sentir l’odeur de poudre froide, puis, en trois bonds trois sauts périlleux, court camoufler le joujou sous son oreiller. Pourvu qu’elle n’ait pas à s’en servir pense My, tremblante d’admiration pour l’imprévisible Olympe. D’italiens, il ne sera plus question. Ils hanteront la ville mais ne taperont pas à la porte. My respire. Toute à ses fiançailles. 

C’est l’été. L’infatigable Olympe s’adonne aux joies de la plage, parties de ballon sur le sable, concours de natation, dos crawlé et nage papillon. Les prétendants se pressent sans qu’aucun ne retienne son attention. Ils sont beaux, pourtant, corps musclés promis aux meilleures acrobaties amoureuses. Olympe se détourne. Jusqu’au jour où, contre toute attente, elle se heurte sur les quais du Vieux Port à un éphèbe aux yeux clairs, d’un bleu de lave éclatant qui débarque de son chalut. Elle n’a jamais vu ce bel Ulysse aux épaules rutilantes sous le « marcel » blanc de marin. D’où vient-il ? De l’Océan. Il est marin-pêcheur, propriétaire du chalut rouge amarré le long du quai. Il n’est pas d’ici, son accent chante, qui émet des sonorités inconnues de la belle. Tout en lui séduit Olympe, depuis ses pantalons retroussés sur ses espadrilles jusqu’à cet accent venu d’ailleurs qui lui donne un air canaille, berce la belle et la cajole.

Quant à lui, le bel Ulysse, rien ne le retient plus. Il tombe sous le charme d’Olympe chasseresse. Il la poursuit sans relâche et l’embarque un soir de pleine lune dans son chalut cahotant sur la vague odeur de goudron et de morue. Cette odeur de calfat et de pêche ne les quittera plus. Elle enrobera de ses relents leur lune de miel et leur existence entière.

Méthilde se souvient d’Olympe. D’Olympe, et de My qui a gardé d’elle quelques clichés rangés au fond d’un tiroir. Sur l’une des photos on voit Olympe sa jupe de tennis flottant sur ses cuisses longues, le corps bandé dans une posture acrobatique, la tête relevée et le regard portant loin devant elle sur une ligne d’horizon invisible. Olympe en jeune fille libre. Sur le cliché suivant, elle porte un enfant dans ses bras. Sa fille. Méthilde songeuse tente d’imaginer une suite possible. La fille puis le garçon puis le bel éphèbe courant jupons d’un port à l’autre, joignant ainsi Méditerranée et Océan, Olympe s’éloignant progressivement de sa jeunesse, délaissant les plages et les parties de ballon pour s’adonner à l’éducation de ses enfants, soignant sa mère aveugle, portant à bout de bras son Ulysse volage, résignée à poursuivre ailleurs, dans la capitale, une vie qu’elle avait imaginée insulaire de bout en bout. La vie court à sa perte. Les enfants sont partis. Olympe devenue veuve retrouve sa ville natale, son île. Méthilde la croise un jour dans le quartier du Vieux Marché. La svelte Olympe, une vieille dame toute ratatinée ! Elle marche à petits pas en s’aidant d’une canne. Elle regarde Méthilde sans la reconnaître. Sa mémoire n’est plus que papier mâché. Méthilde en a le cœur brisé. My et Olympe ne se reverront pas. Comme dans les romans, elles sont parties l’une après l’autre. Olympe la première, My ensuite. Méthilde tenait de My qu’elle savait que son amie était morte. Elle l’avait su d’emblée. Sans que nul ne l’en avertisse. Elle avait senti la mort d’Olympe dans son corps de sarment. My avait pleuré. Dans le silence et la solitude de la grande vieillesse.

Comme un chemin qui s’ouvre – Terres de femmes, mai 2019

Article signé Angèle Paoli, paru sur le site Terres de femmes, mai 2019.

Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre

par Angèle Paoli
Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre,
L’Amourier éditions, Collection Fonds Poésie,
Collection dirigée par Alain Freixe, 2019.
Lecture d’Angèle Paoli

 

« DANS LA COMPLICITÉ DES ARBRES ET LA CONFIDENCE DU FLEUVE »

Il est des proses qui sont de vrais joyaux de poésie. Des proses nourricières, riches en réflexions et en images ; aussi belles qu’émouvantes. Telle est la prose de Michel Diaz, tissée de métaphores singulières qui constituent l’essence même de son écriture. Soumises aux fluctuations continues de la pensée, poésie et ontologie s’inscrivent dans un même continuum d’images partagées. Ainsi des textes qui composent le dernier recueil du poète, paru sous le titre Comme un chemin qui s’ouvre. L’ensemble des proses — réparties en cinq chapitres en forme d’itinéraire et de parcours ascendant — est dédié aux sentiers douaniers qui longent les côtes de France et « traversent les pays de Loire », ainsi qu’à Lola, la chienne du poète, « compagne de ces jours ». L’œuvre dans son entier est consacrée à la marche, laquelle va l’amble avec la réflexion sur l’écriture. Et avec le cheminement intérieur auquel se livre le poète. Entre sommeil et rêve, sur des sentiers hors frontières, s’élabore une poésie du seuil, ancrée dans la nature, portée par la « lenteur de l’air » et la lenteur du ciel. Une poésie en marge. En marge du monde et de la fureur qui le mine. En marge de toute certitude. C’est là, arrimé aux monticules des dunes et aux criaillements des sternes, que le poète « se défait doucement de la douceur d’appartenir au temps. »

Qui est-il ce marcheur solitaire et têtu, qui va son chemin d’un paysage à l’autre et poursuit sa route à l’intérieur de lui-même ? Pour quelle quête, pour quelle poursuite se met-il en marche, sinon pour celle qui s’enharmonise au vent et à la lumière ? Pour saisir au passage le clapotis d’une source ? Et, en définitive, au terme d’une descente dans le puits du labyrinthe, pour se convaincre d’une unique vérité, « [c]elle d’appartenir à tout, comme un maillon, même fourbu de rouille, appartient à la chaîne de l’ancre » ? 

Il faudra en cours de route renoncer à céder au « désir infini de se perdre au bout de soi-même, dans le vent frais du soir et les odeurs de pierre sèche. » Renoncer à la tentation de l’autolyse. Et, en amont de ce geste ultime, se délester. Se déprendre de ce qui obsède ; déposer à ses pieds le fardeau de soi-même. Se délivrer de sa pesanteur. Et se couler dans un corps autre.

« Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie. »

Telle est la philosophie du marcheur. Corrélée à un rêve de légèreté. En osmose avec la nature. C’est sur la nature, en effet, que bâtit son credo le poète incroyant. Mais là où le credo de l’ermite se hausse en prière, celui du poète libéré de Dieu s’élance vers la dénonciation de ce qu’il réprouve et de ce contre quoi il lutte. Ce credo se dit dans une page sublime où le poète se définit lui-même par l’affirmation anaphorique de ses convictions :

« Je suis pour ce qui s’arme contre le pain noir de l’hiver, pour la pierre claire du givre, pour la neige aux seins odorants ».

« Je suis ici sans pouvoir bouger ni guérir, lourd du plomb d’un secret qui ne se révèle jamais, seulement sidéré par la clarté du jour. »

Sidération. Qui s’accompagne d’un flot d’interrogations sur ce qui entoure l’homme et qui va son chemin d’indifférence, laissant le poète à ses incertitudes et à « sa douleur d’être ». L’abandonnant à un permanent et solitaire face-à-face avec son propre naufrage et à un sentiment taraudant de débâcle. Sidération toujours d’être là, encore, lorsque le poète se laisse prendre par « la rumeur du monde ». Sidération d’avoir franchi les tortures que lui infligent les questionnements multiples qui accompagnent toute vie livrée au vide de l’existence ; livrée à la révolte qui nourrit ce vide ; livrée à l’inanité de toute chose, y compris de l’être et de soi. Être là, pourtant, jour après jour, à devoir se renouer sans cesse à « la blessure de l’inconsolable » et au « froid pétrifiant des étoiles ».

Chaque jour se renouer. À la blessure et au consentement qui la tisonne. Chaque matin retrouver, arrimée à l’aube et à la lumière, une tristesse indéracinable ; une tristesse à peine sensible à la beauté éphémère, et néanmoins vitale, de l’infime.

Revient alors la nécessité de la marche. Qui fait du poète rescapé un pèlerin sans autre finalité que celle de prendre la route :

« J’ai marché, aujourd’hui encore, comme on peut s’égarer dans le labyrinthe de ses pensées ».

Pourtant, marcher ne délivre pas toujours des questionnements essentiels.

« Marcher, marcher encore, et pour quoi faire, quoi ?… Aller où ? Vers quoi ?… » Il en est de même pour l’écriture. « Pourquoi écrire, dira-t-on ?… Ne serions-nous nés que pour être oubliés ? Pour ne laisser place qu’aux terres désolées, aux os calcinés de lumière et aux divers ingrédients du désert ? ».

Ainsi va le poète Michel Diaz, en proie à ses doutes, à sa douleur inguérissable, à la plaie ouverte qui le met à la torture. Quoi alors ? Que reste-t-il ? Que reste-t-il « pour se consoler de l’obscure origine du monde, de la nuit indéchiffrable d’où l’on est venu ? ».

Le poète détient pourtant les réponses à ses propres questions. Et il en a de multiples. Celle-ci, par exemple : « En vérité, les seuls comptes à rendre sont à ce qui engage le corps dans l’affrontement à lui-même ».

Le poète héberge ses rêves de poucet, réunis en « un galet poli par la vague ». En cet ami qui l’accompagne, à la fois « conseiller » et « protecteur », il découvre celui qui l’aide à trouver la voie, celle qui le conduit sur « le chemin de sa vérité singulière […], unique, celle que chaque être est le seul à pouvoir secréter. »

Une fois retourné à la mer, le galet laisse de sa présence le souvenir d’un rêve ancien. « Comme un rêve de délivrance ». Et la conviction profonde que chaque chose, rêvée ou non, a l’existence à laquelle elle est destinée.« Le galet retourne à la mer, et l’esprit à sa veille. » Le poète, à son adéquation avec le monde. « Dans la complicité des arbres et la confidence du fleuve. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli