Persévérance des brumes – Florence Saint-Roch

Persévérance des brumes

Florence Saint-Roch

Rougier V. éditions

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         Dans le brouillard venu d’un coup / La montagne se déprend / Amuïe sa consonance de base / Gommés ses linéaments peut-on lire au début de ce petit et élégant ouvrage.

         Qui a marché dans la montagne, par temps de brouillard ou de brume, retrouvera les impressions et sentiments que Florence Saint-Roch évoque dans ces dix poèmes (accompagnés par les dessins à l’encre de l’éditeur, très subtilement coloriés) : la disparition du chemin qu’on suivait, la perte des repères, l’effacement du paysage, la sensation d’avoir quitté le monde du réel pour entrer dans un autre, noyé dans un silence cotonneux.

         Pourtant, « brouillard » ou « brume », puisque l’on trouve chacun de ces mots dans le titre du livre et dans ces premiers vers que nous avons cités ? Lequel privilégier pour parler de ces manteaux nuageux qui longent la terre et le ciel, ces masses de nuées qui semblent vouloir aspirer tout ce qui se dresse sur leur passage ? Brouillard ou brume sont d’abord un mur, une barrière entre le connu et l’inconnu, un espace tampon qui séparé le réel de l’au-delà du réel, ce qui est accessible au sens de la vue, le premier sens humain, et ce qui ne l’est pas.

         La brume me fait perdre mes repères / Pourtant je suis presque en haut écrit plus loin l’auteure, provisoirement égarée dans Un temps immense où je ne suis pas. Il faut dire que le brouillard, symbole de l’indéterminé, est victime de jugements négatifs stéréotypés, jouant sur la corde de la tristesse et de l’absence d’espoir, que toutes ces idées influencent la vision que l’on porte à ce phénomène : le brouillard étant souvent apparenté à un espace menaçant, un vide tortueux ou à une enveloppe qui nous enchaîne dans nos propres tourments. Le brouillard accompagne souvent en effet, dans la littérature ou l’iconographie, les images du monde « d’en bas », celui des enfers. Etres et choses s’y défont et perdent leur identité, ne sont plus que fantômes et vagues apparences d’elles-mêmes : Autour cesse de se ressembler // Epaisseur laiteuse duvet opalescent / […] La montagne défait ses contours / Je m’embrouille peine à rassembler les fils… Ainsi, dans les récits de Perceval, le château du roi pêcheur est entouré par la brume, dissimulé des yeux mortels par ce voile qui limite la vision et sépare.

         Mais pourquoi investir des valeurs négatives à l’inévitable ? Le phénomène du brouillard ne pourrait-il pas, au contraire, être un sol fertile pour nos pensées et notre imaginaire ? Ne serait-il pas plus judicieux, ainsi que la poète le fait ici, de se réapproprier la beauté de la brume et des nuages qui jalonnent notre vie ? De transmuter en magie ces codes imposés pour créer notre propre vision du monde et de la nature ? Aussi Florence Saint-Roch écrit-elle : Je n’ai pas peur je ne me sens pas flouée / Depuis quand la confusion / Empêcherait-elle d’avancer ? A l’affût des moindres bruits et tendant l’oreille pour mieux voir, elle écoute et ausculte Cette part irréductible en moi / Qui me fait aimer l’ubac / Plutôt que l’adret.

         Cependant, si elle est moins dense que le brouillard, la brume est aussi plus ambiguë. Trompeuse et même, dira-t-on « traîtresse », elle s’élève au-dessus des eaux dormantes ou couvre la mer, égarant les marins, ou couvre les flancs des montagnes, dissimulant leurs crêtes, fourvoyant les marcheurs qui s’y risquent. Mais généreuse aussi, elle contribue, en estompant certains traits défectueux du paysage, à embellir milieux et personnages, à ouvrir l’esprit à la rêverie, invite à la méditation. Et même si la poète ne sait plus vraiment s’orienter, dans ce reflux des évidences où tout a perdu ses contours, elle perçoit, Diffusée par les gentianes / L’injonction ténue / Lève-toi et marche / Mes jambes hésitent / Indécision cotonneuse / Doux vertige blanc.

         En fait, qu’elle soit physique, esthétique ou symbolique, la brume est en fait un équilibre. Chaleur de la terre et froideur du ciel incarnent l’osmose des deux mondes enlacés, provoquant un schisme dans la réalité. Et c’est pourquoi, dans la beauté du phénomène que la brume impose à nos désarrois, elle est espace de recherche, voire de quête, poétique ou spirituelle, qui nous place dans une zone d’inconfort mental qui peut d’abord nous effrayer, nous terrifier parfois, et nous pousse alors à choisir une forme de complaisance dans la facilité. Mais le chemin de l’équilibre est jonché de nombreuses gouttes en suspens dans l’air, de l’infini multitude de ces particules qui nous permettent d’évoluer, d’avancer au-delà de nous-mêmes dans notre recherche d’harmonie : L’impalpable me bouscule / La blancheur se plaît au bout de toutes choses. Et l’auteure écrit, plus loin, Je voudrais comprendre ce qui s’élabore / Qu’un infime courant d’air agite le voile / Pour que j’aie vent du secret.

         Et quel secret plus originellement primordial que celui de « l’être-là » que la brume nous invite à interroger, ce phénomène naturel qui envahit pourtant, bien en-deçà de la littérature médiévale, les pages d’un temps ancien en tant que quête d’équilibre dans cet « entre-deux mondes », entre la vie et la mort, entre nos parts chaleureuse et froide, entre tristesse et joie, réunies sous une même bannière magique ? La brume alors est excellent moyen de s’harmoniser, de se projeter dans l’équilibre de la nature et dans la déité du monde du milieu qui nous permettent de nous mettre seuls face à nos peurs archaïques et nos angoisses existentielles, pour nous permettre de créer une nouvelle réalité en nous rendant mieux maîtres de nos vies : Au creux d’un temps épais / Le visible et l’invisible se rassemblent / Avant que se produise l’événement.

         La brume, en effet, ouvre des possibles et permet que de son vide naisse le plein : Dans le flou vaporeux / La montagne prépare des réponses écrit Florence Saint-Roch, et elle ajoute que Dans ce passage au blanc / Les vieux mots se désarriment / Ma voix gagne des couleurs. Et elle nous confie, dans les deux derniers poèmes du recueil : Moi aussi je dois me redessiner / Eviter de m’aplanir dans ce qui est.

         Nouvel état d’être, qui peut troubler et effrayer, comme nous l’avons déjà dit plus haut, mais espace où l’individu qui y est projeté peut y libérer ses instincts premiers et ses peurs, y déverser son imagination, en tout cas y trouver les moyens d’accéder à cette autre part de lui-même, ou comme l’on traverse une ligne de transition entre deux espaces différents qui ne devraient pas pouvoir cohabiter, essayer, en s’y attardant, de se grandir et de participer au juste équilibre du monde : Au plus profond du brouillard / Je sors des apparences je monte / Sans arriver tout à fait… Mais faut-il à tout prix arriver quelque part ? Rappelons simplement cette phrase attribuée à Goethe : « Le but, c’est le chemin ». Et c’est à le suivre en nous-mêmes, dans nos hésitations et nos incertitudes, que ce précieux petit livre nous invite.

         Michel Diaz, 10/12/2022

Une réflexion sur « Persévérance des brumes – Florence Saint-Roch »

  1. Michel Diaz Auteur de l’article

    Florence Saint-Roch :
    Bonsoir Michel,
    Pas question de ne pas vous répondre illico ! Je viens de lire votre magnifique note de lecture, que bien sûr je vais relire encore : mais avant cela, dans un élan vif, ému et plein : un immense, oui, un immense MERCI !!!
    J’ai bien conscience que mes textes demandent du temps et de la patience à leur lecteur (à l’aune peut-être du temps et de la patience qu’il me faut pour écrire), et cela me fait chaud au cœur que vous ayez pris ce temps, vous arrêtant au grain du vers, aux niveaux de sens, au rythme de la progression… Vos analyses sur la brume (qui en effet n’est pas le brouillard), et la façon dont vous mettez en perspective nos différentes représentations, m’intéressent énormément. Finement vous percevez combien il importe de l’éprouver/l’écrire comme la source d’un équilibre. De même, vous montrez combien l’indécision est une ressource, un projet, une ouverture… En vous lisant, on respire large : c’est si bon, si précieux, aussi, cette amplitude de vue, dans une note critique…
    Merci donc de ces développements si pénétrants, Michel, qui outrepassent largement les limites de mon petit poème : pour tout vous dire, c’est ce qui compte le plus : que le lecteur, en s’appuyant dessus comme un marcheur sur son bâton, aille plus avant, et plus profond !
    Mon amical salut du dimanche soir, avec tous mes vœux de persévérance et de réussite pour vos travaux poétiques !
    Florence

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