Quelques regards – Bernard Noël & Jean-Michel Marchetti

QUELQUES REGARDS

Bernard Noël – Jean-Michel Marchetti

39 textes pour 39 peintures

Editions La Dragonne (2016)

Chronique publiée dans Diérèse N° 79, été-automne 2020

         Ce livre, dans lequel Bernard Noël pose « quelques regards » sur des peintures de l’artiste Jean-Michel Marchetti, s’inscrit dans la même démarche de réflexion que le poète conduit depuis déjà longtemps, cet incessant travail sur le regard dont on peut suivre le déroulement depuis les premiers textes du Journal du regard, commencé en 1970, et poursuivi dans d’autres livres au cours des décennies suivantes. La présentation de l’ouvrage, publié par les éditions P.O.L. en 1988, disait en résumé : « Entre la réalité et nos yeux, toujours du vocabulaire s’interpose : nous croyons voir mais ne faisons que lire. D’ailleurs, le regard en lui-même n’est pas cet instrument d’information et de constat qu’il nous semble : il n’est pas qu’un aller et retour, c’est un espace, un espace sensible qui s’emplit du sentiment du toucher visuel ». Dans les pages du même ouvrage, B. Noël notait, dès 1972 : Les choses sont-elles sous les mots ? Qu’y feraient-elles ? Inutile de les chercher sous leur image : elles n’y sont pas non plus. Mais alors où est la réalité ? / Et qu’est-ce qu’un lieu ? / Qu’est-ce qu’un regard ?

         Souvenons-nous que dans les textes qui constituent ce Journal du regard, la peinture est souvent présente et cette question toujours relancée : « Que voit-on quand on voit ? Qu’est-ce que le regard ? Qu’est-ce que le visible ? ». Et, en effet, qu’est-il en vérité ? La réalité, écrit B. Noël dans Quelques regards, n’a jamais été envisagée comme un rideau : elle est devenue ce voile depuis que l’on situe sa nature véritable du côté des cellules et des atomes. Conséquence, alors que l’ancienne réalité crevait les yeux, la nouvelle leur échappe. Du coup, l’invisible est partout, tantôt comme une menace, tantôt comme une promesse.

         L’ouvrage dont il est question ici, publié, lui, en 2016, prolonge ce questionnement en s’appuyant sur les travaux de J.-M. Marchetti pour y traquer les traces de ce cheminement qui toujours introduit le regardeur d’une œuvre à une expérience intérieure. On y retrouve, dans une prose sobre et dépouillée, plus que jamais réduite à l’essentiel des mots (comme en prise directe avec ce que les yeux regardent et cette hésitation, tremblement de son sens au verso de la vue), cette voix qui, dès 1958, dans le livre, Extraits du corps, s’imposait avec toute la charge mentale et physique d’une écriture qui voulait traduire la corporéité, dans le plus simple apparat de notre présence au monde.

         Cette réflexion qui s’attache à la question du regard rejoint donc celle de l’image, de la vision, de la peinture, de l’écriture, du geste et de la pensée, et encore de la réalité de ce que les yeux voient. Dans son approche des travaux de J.-M. Marchetti, B. Noël repose les jalons de sa longue et profonde recherche, révèle les contradictions, s’interrogeant sur les rapports qu’entretient notre regard avec le monde, évoquant celui-ci comme cet espace médian entre nous et ce monde, comme on pourrait le dire de la peau. Mais toujours, écrit B. Noël, au contact du réel visible et indéchiffrable que sont les images du peintre, le regard refuse de se décourager, interroge la surface (de ces images), les taches, les éclats blancs, les différences d’épaisseur, puis il reprend du recul pour revoir ce qu’il a vu d’abord et repasser les raisons qui l’incitent à l’attente. Le regard, paroi de l’extérieur et de l’intérieur, et l’image qu’il voit comme signe et corps à la fois ; l’image qui, pour se comprendre, appelle un voir et un savoir, et le regard qui voit l’évidence et qui lit ce qu’il voit. Ainsi, écrit B. Noël, Chacun pense qu’il voit la même chose que son voisin. Le doute vient quand on exprime sa vision en mettant des mots dessus et que ledit voisin emploie des mots différents. Et il ajoute, un peu plus loin : Chacun sait que le monde commence quand on le regarde mais qui assiste alors à une naissance ?

         Regarder en regardant mieux serait donc assister inlassablement à la scène de ses origines ? Pour répondre à cette question, il nous suffit de constater, lisant ces textes comme ceux qui les ont précédés, que sa poésie revisite constamment cette scène qui est celle de la naissance d’un langage de nature enraciné dans le corps, et que cette persévérante attention à la question de la « voyance » – celle de la lignée de Rimbaud ou même de Michaux – s’occupe chez B. Noël de l’espace où elle s’origine, c’est-à-dire le corps et l’œil. Les peintures de J.-M. Marchetti lui sont l’occasion de nous le rappeler : Quand les yeux ne savent pas ce qu’ils voient, ils commencent à regarder. Dès lors, leur attention s’excite ou, brusquement, se décourage. La vision est ainsi liée à une obstination : c’est elle qui donne conscience de l’ampleur du visible et qu’il tremble, là-bas, comme un horizon incertain. Mais le travail du regard, confronté au visible, est une épreuve de tout l’être confronté aussi à la solitude de son paysage intérieur, puisque le regard découvre alors que sa position, toujours devant, crée constamment de la façade et que celle-ci, forcément, cache un arrière.

         Dans ce livre, les peintures de J.-M. Marchetti s’offrent au feu de cette réflexion. Elles s’y offrent, à découvert, et sans aucun repli possible, puisque B. Noël les place « dos au mur » et les questionne, ne leur laissant aucune chance de nous émouvoir par quelque habileté du savoir-faire, n’y décelant aucune complaisance picturale ou facilité d’émotion. En effet, le travail de ce peintre est de ceux qui ne trichent pas avec celui qui le regarde. Il est celui d’un artiste dont la maîtrise d’expression l’autorise à user des formes, couleurs, matériaux, instruments, et de leur mise en œuvre, avec une savante radicalité où le regard se trouve mis à nu et sommé de se confronter à l’objet qu’il regarde et qui, d’abord, ici, oppose résistance. Ces images ne s’offrent à aucune saisie de leur sens (sinon celui de l’immédiateté d’une lecture balbutiante qui cherche des repères), mais échappant toujours à ce que nous propose ordinairement notre vocabulaire visuel, elles ne peuvent que déranger gravement l’ordre du monde. C’est pourquoi B. Noël écrit, un peu plus loin: Imaginez un terrain que personne, jamais, n’aurait regardé : un terrain qui, tout à coup, vous apparaîtrait. Vous en parcourriez la surface, vous remarqueriez sur elle des accidents, des traces, des formes, des suggestions. (…) Plus tard, vous finiriez par comprendre que ce territoire se moque de vos considérations car il n’a pas besoin d’elles pour exister, qu’il est là, simplement là, dans le pur plaisir d’exister.

         Aussi, nous demande-t-il, pourquoi faut-il qu’une chose ait une identité bien définie ou que, tout au contraire, elle défie les identités sous lesquelles on voudrait la réduire à n’être que ce qu’elle semble être ? Le plaisir qu’elle nous procure ou non devrait suffire. Et il ajoute, ailleurs : il émane de cette surface un tel équilibre que me voilà réconcilié. Mais avec qui sinon avec moi-même ? Et il nous dit cela encore : Et zut, je vois ce que je vois et tant pis si la tête est jalouse de mon plaisir indépendant !

         En effet, le poète ne boude en rien le plaisir esthétique et émotionnel que ces peintures lui procurent, un plaisir pur, non provoqué, comme nous l’avons dit plus haut, par quelque volonté du peintre de plaire ou d’émouvoir, mais déclenché dans le regard par ces lignes, formes et accidents, leur agencement dans l’espace. Mais il est tout autant plaisant pour le regard, écrit-il, de se laisser aller vers ce flou propice à quelque apparition, et de rester là-devant son attente. (…) Est-ce l’immobilité qui crée l’impression qu’un événement est imminent ?

Et quelles raisons peuvent inciter le regard à l’attente ? Sinon aussi, mais principalement, ce mystère du sens que ces images ouvrent en silence vers cet « horizon incertain », lieu d’une corporéité, réceptacle des émotions, ou lieu d’une pensée privée de mots où B. Noël situe le territoire de l’imprévisible et soudaine « révélation » : C’est une image du fond de l’œil : elle est venue de cette région où s’accumule une réserve que le regard, tout entier au présent, n’a jamais vue. Derrière le regard, il y a aussi l’équivalent de la bouche d’ombre : le geste du peintre, et lui seul, en tire parfois des restes visuels dont nul ne reconnaît la vraie nature. (…) Fixez-la un instant, juste le temps de sentir en elle l’ouverture et l’inconnu au-delà. Et on lit, dans un autre texte, ces lignes : La vie changerait si l’on avait conscience que la vue s’accompagne toujours d’une expérience intérieure. Nous empruntions nos mots, « expérience intérieure », à cette phrase, au début de notre chronique. Mots on ne peut plus connotés pour qui fréquente la littérature, réutilisés ici par B. Noël, et quoi d’étonnant à les trouver ici, dans cet ouvrage, quand on connaît la cohérence de la ligne directrice qui conduit l’œuvre de l’auteur depuis ses premiers textes ? En effet, et sans trop nous écarter de notre propos, il est seulement bon de rappeler que l’héritage culturel de B. Noël porte les noms de Blanchot, de Lévinas ou de Bataille. Et qu’à L’expérience intérieure de ce dernier, le poète souhaitait, pour sa part, répondre avec L’expérience extérieure, une version extériorisée de « l’extase profane » bataillienne. Mais dans ces mots repris par le poète, il nous faut d’abord voir le glissement de leur sens originel puisque, dans son approche des images du peintre (comme au demeurant dans le reste de son œuvre), sa réflexion se noue plus volontiers à une conscience voyante et à une métaphysique expérimentale qu’aux forces pures de l’inconscient. Plus justement, dans l’acte de perception « connaissante » qui conduit son regard et sa réflexion à propos des peintures de J.-M. Marchetti, on observe ce fonctionnement consistant en une ouverture du sensible visible à l’invisible où vient s’impliquer le langage, et c’est l’opération d’une parole qui a lieu, dans le corps de celui qui regarde, entre l’optique et le mental. Henri Meschonnic ne disait pas autre chose quand il écrivait : « Voir, non, seulement ni même vraiment ce qu’il y a à voir, mais voir le voir, c’est une poétique ». Et B. Noël de nous le dire, en d’autres mots : Qu’est-ce qui est là ? Une présence est sensible et pourtant il n’y a rien à voir sauf l’acte de voir que reflète cette surface. Mais cet acte contient un trajet et dès qu’il en est conscient, c’est tout son espace interne qu’il perçoit tout en contemplant cette surface devenue spacieuse. (…) Le trajet du regard y détermine une bulle qui, née contre nos yeux, intègre en elle l’étendue grise que le peintre a créée pour sa révélation.

         La peinture et le dessin sont donc pour B. Noël, qui nous le montre encore ici en auscultant, comme à voix retenue, les travaux de J.-M. Marchetti, les lieux où s’exprime idéalement la langue du corps. Dans cet ouvrage, les auteurs, artiste et poète, s’accordent à nous montrer que l’œuvre n’est jamais réductible à une surface mais que, transgressant les apparences, elle s’ouvre sur un espace paradoxal constitué par la vibration émotionnelle qui se propage de la « peau » vibrante du tableau à la rétine de celui qui le contemple. Nous retiendrons encore, comme l’écrit Claude Fintz à propos de l’intérêt que B. Noël nourrit depuis toujours pour la peinture, que « le tableau en effet est cet objet énigmatique et « utopique », posé entre « réalité » et « mentalité », résultat d’une hybridation et reliant, par un lien charnel, l’artiste et les contemplateurs de son œuvre ».

Michel Diaz, 31/01/2020

Préface au Verger abandonné – David Le Breton

Préface de David Le Breton pour Le Verger abandonné, à paraître aux éditions Musimot au printemps 2020.

Aspiration à l’absence

L’écriture ciselée et sensible de Michel Diaz met au monde un Ulysse moderne, insolite, moins mu par l’extériorité des événements et les caprices des dieux que par sa propre intériorité, la nostalgie de son enfance et de son amour, le regret que son épouse, son fils ou son père soient loin, si inaccessibles les oliviers ou le verger. Tout un monde derrière soi et une nostalgie inguérissable.

Ulysse songe souvent au verger qu’il goûtait tant et qui fut objet de tant de patience et de dextérité, symbole de son foyer, de son appartenance à une terre aimée, axis mundi de tout ce qu’il a perdu. Il propose à son père de l’attendre là à son retour à Ithaque, mais il demande aussi à son fils dans une autre lettre de le détruire afin d’en replanter un autre plus tard en signe de sa renaissance quand ses pieds fouleront à nouveau la terre natale. L’éloignement de la patrie suscite d’abord les feux de la nostalgie, le désir de se perdre à nouveau dans le corps de son épouse et de retrouver son verger, les gestes d’autrefois.

Pourtant il se défait peu à peu de cette aspiration comme d’un vieil habit devenu désormais impossible à porter. Il passe lentement de la position de l’attente éperdue du retour à la terre natale au sentiment qu’il n’y a plus sa place et qu’il y serait, là aussi, étranger. Après ses déclarations ardentes d’amour, la promesse d’un retour, il est saisi d’un désir d’absence, il chemine vers le rien. Non qu’il éprouve désormais le sentiment d’être chez soi dans l’exil, mais avec retard il cède à la tentation du chant des sirènes, il s’efface. Il «s’enracine dans l’absence de lieu» selon la formule de Simone Weil. Disparition de soi d’autant plus douloureuse, et d’abord peu compréhensible, que pour un homme comme lui, la référence à la femme aimée, à la famille, au groupe, à la «patrie» est une donnée fondatrice de son sentiment d’identité. Il sait la blessure de ses proches, il imagine les pleurs de Pénélope, les regrets de Télémaque et la tristesse de son père, mais il ne souhaite plus les guérir et cicatriser ses propres plaies. Il est gagné d’un sentiment d’insignifiance. Ce n’est plus le héros chargé de gloire mais un homme usé par l’errance, ne se retrouvant plus dans celui qu’il était, et qui n’a plus le désir de reprendre corps dans son existence ancienne.

L’Ulysse de Michel Diaz ne reviendra pas, il n’accomplira pas son destin premier de tuer les prétendants et de reprendre sa place au foyer avec son épouse et son fils, proche de son père et de ses arbres. Il n’a pas fait un long voyage avant de retourner «plein d’usage et raison/ Vivre entre ses parents le reste de son âge» comme l’a écrit Joaquim du Bellay. Mais peu à peu, au fil du cheminement, les contours de son monde intérieur s’effacent, et bientôt il ne reste rien de son identité première ni même de ses raisons d’être, sinon un renoncement progressif, une volonté de faire de son exil une errance perpétuelle au bord du monde dans la tentation de n’être plus personne. «Le lieu véritable est-il dans l’absence de tout lieu ? Le lieu, justement, de cette inacceptable absence», nous dit Edmond Jabès.

Telle est l’incise du texte de Michel Diaz de laisser dans l’esprit du lecteur un étonnement, un déséquilibre qui en fait tout le prix. Et c’est ce trouble, provoqué par son traitement inédit de l’image du principal héros de L’Odyssée, que Michel Diaz exploite poétiquement pour soulever l’éternelle question, primordiale et inépuisable, de notre relation au monde et du sens de nos existences.

David Le Breton

David Le Breton, anthropologue et sociologue français, enseigne à l’Université de Strasbourg. Membre de l’Institut universitaire de France et chercheur au laboratoire Dynamiques Européennes, il s’est spécialisé dans l’étude des représentations et des mises en jeu du corps humain. Il est l’auteur de nombreux livres parmi lesquels Rire. une anthropologie du rieur (Métailié), Disparaitre de soi. une tentation contemporaine (Métailié) ou Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur (Métailié).

Aux sources de ta voix – Léon Bralda

AUX SOURCES DE TA VOIX

Léon Bralda, Hervé Chassaniol

N° 46 des Cahiers de l’Entour (2020)

Chronique publiée dans Diérèse N° 79, été-automne 2020

Dans cette publication récente des Cahiers de l’Entour, les textes de Léon Bralda et les peintures, images déconstruites de Hervé Chassaniol, trouvent à dialoguer sur le même registre, celui d’une voix grave qui ouvre, en ombres d’encre, des espaces indéfinis où circulent, dans l’intimité de leurs traces, d’insolites tombées de lumière.

Dans la poésie de L. Bralda, celui qui parle et qui, comme à l’aveugle, avance tâtonnant, sur sa ligne de crête, de mot en mot tracée, sinueuse, hasardeuse (mais la seule qu’il puisse suivre), se tient toujours, en équilibre, semble-t-il, entre la veille et le sommeil : Le poète a marché sur des chemins de pluie, écrit-il, et conservé la nuit du côté de l’orage. Seule son âme fouille dans le tourment de l’eau. Et quelques pages avant on lit aussi: Et c’est de là, tu sais, que vient toute parole renversée sur son centre, de là qu’elle ouvre à sa naissance perpétuellement.

Avancée à l’aveugle, entre veille et sommeil, en territoires d’ombre, changeants et indécis, hantés de voix et de présences, mais avancée sur des chemins qui repoussent toujours plus loin ce que le regard, un instant, a cru pouvoir saisir. C’est bien cela qu’Eric Barbier traduit dans son Editorial (Diérèse N° 74) : « La poésie pourrait être une histoire de retour, le chant de ce voyage vers un point d’un territoire que nul ne saurait cartographier. Là, nous ne devinerons ni qui ni quoi devrait nous attendre ». Et il ajoute : « La poésie voudrait rendre tangible notre présence au monde, autre parmi les autres ». Présence au monde que, pour rendre tangible, le poème s’efforce de traduire en mots. Des mots, semble lui répondre Claude Albarède, qui sont comme des « pierres mordues / jusqu’à parfois / la source absente » ou « comme un cri / forçant la pulpe / d’un fruit mordu / jusqu’à plus soif ». Ainsi comprenons-nous ces mots de L. Bralda : Qu’il brille sous le renversement des roches, ce fruit revenu à sa pleine mesure. Que se fasse à nos lèvres le corps étrange de leurs silences noirs. Et ceux-là encore : Et toi, gardien de phare antique, éclusier des saisons, tu sens poindre un orage ailleurs qu’à l’horizon. (…) tes veines coulent d’un sang brûlant. C’est ta soif qui tarit sa coupe de fontaine

Passant perpétuel est donc celui qui va, en ces territoires d’incertitude, avançant sous l’immense égouttoir d’une aurore prochaine, avec le dieu sur les épaules comme une neige aveugle. Passant qui pousse devant lui ses portes de pénombre, mais « passeur » aussi bien de ce que les images, ces pierres vives débusquées aux racines de la parole, sont capables de délivrer de battement secret qui cogne au pouls du monde, cette sourde accordance qui fait battre ton cœur inexorablement. Pouls têtu que la poésie sait entendre et capter pour le faire sien, drainant toujours jusqu’à l’aube des temps le vivre et la parole. Car c’est ta soif qui jaillit aux sources de ta voix.

Les « sources de (la) voix » sont celles où le poète puise la matière de son poème. Sources obscures comme le sont celles dont la résurgence nous relie aux ombres de l’absence et à la présence des morts. Ce qui s’installe ici efface la nuit et l’appelle d’un même mouvement, nuit qui gagne sur la parole à mesure qu’elle la dissipe, qui renâcle et s’ébroue, mais s’effondre d’un coup, ici, où l’on sent, qui montent en silence, des bruits très anciens, et que le temps se lève et respire, un peu : Vis ! Pour qu’à travers cet éphémère instant, nous puissions recueillir la sève immaculée des tilleuls et des menthes, à la tombée du jour, quand nos aïeux veillaient. Ces textes sont peuplés de présences tutélaires, qui servent d’intermédiaires entre nous et le monde, entre nous et les autres ou entre diverses parts de nous-mêmes : Quand affluent les figures à la croisée des mots, ce ne sont plus les drames qu’encorde une ridée mais un miracle d’homme à des matins amalgamés. Une image surgit, traverse le regard, agite dans le fond de la mémoire les strates cumulées du temps, heurte d’autres images, les brise, s’y mêle, la nuit s’efface, apparaissent alors des silhouettes de point de jour. Ainsi, cette figure, comme une apparition spectrale (qui pourrait nous faire penser à celle d’Ophélie dans les textes que Michel Passelergue lui a consacrés) : Une fille est passée du côté des orages. Elle portait l’ombre et la mélancolie. Elle faisait surgir sur le chemin qui l’accompagne toute une enfance morte et des songes de vieille dame ». Ainsi encore ces figures : Nous rassemblons dans le sommeil les portraits de nos mères. Nous aimons, à l’heure de leur mort l’indifférence coupable des lauriers et des joncs.

La conscience de notre-être-au-monde, telle qu’elle apparaît dans la poésie de L. Bralda, n’est pas celle que le discours philosophique nous invite à rassembler pour l’éclaircir et l’unifier, sur laquelle il nous faut travailler pour la combler dans l’épanouissement de ses limites et en faire un «tout» rond, unique et homogène. Mais elle est celle d’un total et inguérissable dépaysement, une volontaire « désappréhension » de soi-même, dans un espace où sont poreuses les frontières entre ici et ailleurs, entre maintenant et les couches de temps accumulées dans nos mémoires, ou encore entre « moi » et tous les « autres » dont nous sommes faits, car vivant tu retournes à l’heure de tes morts ! Puisqu’il faut vivre sans te défaire du marbre qui t’habite, que tu devines déjà se stratifiant en toi, puisque le poète ne peut prendre racine qu’au-dessous de (nos) peurs.

Citons encore E. Barbier qui écrivait dans le même éditorial : « La poésie représenterait une manière de se tenir en un bref écart de ce même monde, comme pour mieux en percevoir tous les possibles ». Situation inconfortable aux yeux de qui se sent incapable de l’assumer, car le ciel du poète est un fardeau qui pèse sur (ses) épaules et fait courber le dos. Mais celui-ci sait aussi mesurer le prix de son cheminement sur des sentiers d’obscur puisque ce ciel, comme l’écrit L. Bralda, se penche parfois jusqu’à nous et approche (nos) yeux comme un soleil de plein amour.

Michel Diaz, 26/01/2020

A propos des peintures d’Alain Plouvier

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Introduction à l’ouvrage consacré au peintre Alain Plouvier (à paraître en mai 2020 aux éditions Gang)

Introduction

Dans la paix des tumultes

Le paysage intérieur d’un peintre, celui qui ressortit de sa géographie intime, qu’il a nourri de l’expérience des artistes qui l’ont précédé, est aussi bien celui qu’il a modelé dans la fréquentation des livres. Alain Plouvier est, quant à lui, lecteur de poésie. Quoi d’étonnant à ce que l’on trouve, dans les rayons de sa bibliothèque, des ouvrages de Novalis, de Rilke ou Pessoa, de Whitman ou Ginsberg, de Char ou de Michaux ? A ce qu’il en copie de longues citations dans ses carnets ? A ce qu’il tienne, en son intimité, à la présence des poètes, comme à des ombres tutélaires, à la voix de ceux-là qu’on peut considérer comme des ingénieurs des rêves ? Quelques mots, une phrase, respectueusement recopiés sur une page, recueillis sur un bout de papier, dans une écriture sans hâte, précieusement rangés, qu’il va chercher comme une friandise et qu’il nous donne à lire comme l’on confie un secret, lui suffisent quand il veut nous parler de son travail de peintre, tenter de dire de son œuvre ce que sa pudeur le retient toujours de formuler, avec ses propres mots, ou qu’il ne saurait formuler qu’avec des mots, il le sait bien, qui ne resteraient qu’en-deçà des lignes de force qui en sont le vecteur. Quoi d’étonnant ? Car la démarche picturale d’A. Plouvier est bien démarche poétique.

La poésie, il le sait bien encore, est comme le ciel, immense et changeante. Comme ces espaces qu’il ouvre dans ses tableaux (et qu’on devine sans limites), elle peut apparaître chargée de signes, comme autant de formules énigmatiques, de questions sans fin. Ou transparente, si on sait l’approcher avec des yeux et un esprit qui l’apprivoisent, vaste interrogation ouverte sur un rien qui n’est pas rien, ouverte sur une « transcendance ». Ainsi, tout comme le fait la langue poétique, celle, plastique, d’A. Plouvier, délivre en fait le témoignage exacerbé d’un sentiment des signes picturaux qui s’apparente à cette course incessante du temps que semblent figurer les nuages cherchant un sens dans le ciel. Comme si le passage des nuages, ou comme si ces signes que le peintre nous donne à voir, à lire, indéfiniment répétés, semble-t-il, mais indéfiniment changeants et indéfiniment autres, inscrivaient une durée dans le battement infini du temps. Pour y ouvrir quel sens ?

Il y a de l’inexplicable dans notre monde infini mais nous pouvons aimer cet inexplicable : c’est là que s’inscrit le geste accompli par la poésie, et c’est là que le peintre y traduit sa vision personnelle du monde et du temps, cette sublimation de l’instant qui nous rend présents au monde au-delà de la compréhension même. Le poète mystique allemand, Angelus Silesius, a écrit : « La rose est sans pourquoi, / Fleurit parce qu’elle fleurit, / Sans souci d’elle-même / Ni désir d’être vue ». Si ce quatrain « éclaire » la beauté dans la poésie – sans pourtant élucider ce mystère –, elle peut aussi bien convenir à la geste artistique d’A. Plouvier qui ne cesse d’interroger cet introuvable sens de notre présence au temps et au monde. Peut-être même, d’un certain point de vue, accroît-il ce mystère qui est l’un des chemins de la connaissance esthétique. Souvenons-nous de la phrase d’Einsten : « Le plus beau sentiment du monde, c’est le sens du mystère ». Peut-être que la poésie, tout comme la peinture, ne résout rien : elles ne sont pas là pour ça ! Et nous demeurons toujours obscurs à nous-mêmes. Poésie et peinture, alors, comme toujours, nous invitent en leur jardin obscur.

En fait, la peinture, et celle d’A. Plouvier pas plus qu’une autre, ne répond pas quand on l’appelle mais questionne toujours ce qui est, et ce qui apparaît lorsque le regard le traverse: elle ne croit pas et n’affirme rien, elle guette. Et c’est pourquoi ce peintre-là, tout comme le poète, est ce « guetteur mélancolique » : avec sa langue picturale pour tout bagage, celle qu’il s’est forgée, il questionne le temps, et l’espace du temps, il arpente en usant de ses signes énigmatiques des terres où il dépose les empreintes de son passage, explore devant lui des territoires de pénombre où vie et mort marchent de pair. Il se tient au milieu de sa toile (sans s’y mettre jamais en avant) et rien ne lui échappe de nos interrogations essentielles, même (et surtout) quand le sommeil brûle les paupières et qu’aux aguets, buvant à même son silence, il tente d’écouter mieux, au-delà de la rumeur du monde, de donner des couleurs aux ombres, des formes à l’inconnu qui s’ouvre devant nous, de dessiner des cartes pour avancer à tâtons dans notre obscurité-de-vivre.

C’est cette douloureuse obsession (à peine la devine-t-on tant elle sait se faire discrète), celle d’une intimité difficile à saisir et à dévoiler, qui fait de sa peinture un froissement discret mais interminable par essence – car cette intimité résiste au dévoilement.

De son monde intérieur, A. Plouvier fait un monde qu’il donne à voir, où nous reconnaissons le monde (puisqu’il nous faut nomme les choses pour les reconnaître), et nous reconnaissons nous-mêmes, une forêt, une prairie, une rivière, les remous de l’eau, la chair des arbres et leur remuement de feuilles, la chair du ciel aussi, l’infini de l’espace et ce que l’œil ne peut apercevoir, ici, dans son infime petitesse, tout cela que d’aucuns, qui seraient saisis de vertige, ne verraient que comme une prolifération insensée de son langage pictural et un excès de signes. Est-ce un monde où habiter ? Bien sûr, Hölderlin a écrit qu’ « il faut habiter poétiquement le monde » – mais comment ?

Si la poésie a un sens dans la peinture d’A. Plouvier, et si elle nous rend le monde un peu plus habitable, il nous faut la chercher dans ce qui s’y pose de questions au-delà de son apparente et sereine maîtrise, dans ce qu’elle peut réveiller dans nos consciences de vivants, engourdies d’habitude, dans ce qu’elle se donne aussi de moyens d’écarteler notre langue obscure qui n’avoue pas, dans cet effort qui est le sien, jour après jour, d’approcher la beauté, ce qu’elle a de fragile et d’insaisissable. Il nous faut la chercher dans ces quelques feux que le peintre allume à mesure qu’il va et qui brillent sur la mer de nos nuits.

Ces feux lointains sont ceux qu’allume le poète ou le peintre quand il sait faire de son art cette torche fragile dont la lumière fouille la matière confuse des choses. Feux dont les yeux, alors que nous sommes perdus, et tous sens égarés dans l’inintelligible qu’est notre présence au monde, finissent par croiser, sur la mer de ces nuits, la lame qui balaie notre vie pénombreuse. En effet, « quand les yeux ne savent pas ce qu’ils voient, ils commencent à regarder », nous dit Bernard Noël. Et il ajoute : « Dès lors, leur attention s’excite ou, brusquement, se décourage. La vision est ainsi liée à une obstination : c’est elle qui donne conscience de l’ampleur du visible et qu’il tremble, là-bas, comme un horizon incertain ». Ainsi, la peinture d’A. Plouvier, nous capture d’abord les yeux, elle est, au premier plan de notre perception, mouvement hautement dynamique de formes et couleurs. La surface de ses tableaux est le plus souvent tourmentée par une juxtaposition – on pourrait dire jusqu’à la saturation – de signes qui s’emboîtent, s’épousent, se repoussent, s’organisent en vastes ensemble de constellations et de nébuleuses ou, à voir autrement, obéissent à un élan de pulvérisation et de dispersion explosive, comme celui que l’on suppose à l’œuvre et jaillissant, sauvage, de la soupe cosmique primordiale. Le regard parcourt l’ensemble de chacune de ses compositions (et l’on serait tenté de dire « partitions ») pour en évaluer d’abord les qualités plastiques, n’y voir, peut-être, qu’organisations de structures solides et harmonieuses, rigoureusement et sereinement maîtrisées, tableaux qui, alors, apparaissent comme l’ostensoir d’un alphabet de glyphes où semble contenu l’équilibre de toutes choses. Surfaces si peuplées de lignes et de formes, de flèches, de stries, d’alvéoles diverses, que tout cela occupe le regard et l’invite à s’y établir et tout percevoir à travers ce toucher visuel, y induisant ce sentiment trompeur que tout y semble déjà dit. Comme si ce premier regard voulait se rassurer de tout ce qu’il ne comprend pas, ne parvient pas à déchiffrer, et ne voulait laisser derrière lui ni restes ni désordre.

Mais c’est cette vision qu’il nous faut ajuster. Ce vers quoi l’œil s’avance, intrigué mais séduit, tout désireux d’aller vers l’attrait qu’il éprouve, c’est tout autant ce qui l’attire que ce qui le fait hésiter, devant quoi il reste incapable d’en nommer les parties, la disposition de l’ensemble et même la matière. L’œuvre alors lui échappe, ce qu’elle dissimule fait partie de sa nature mais défie la représentation. L’œil devine pourtant, dans la puissance d’attraction que le tableau suscite, sa contemplation prolongée, que celui-ci provoque quelque chose, comme un débordement de l’en-dessous, des images d’arrière-pensées et, peut-être, une apparition éphémère. Car c’est bien vers cet « horizon incertain » qu’A. Plouvier appelle et oriente le regard, à lui qu’il le destine. Et le regard découvre alors, s’il le fait en conscience, c’est-à-dire en allant au-delà de lui-même, que sa position, toujours devant, crée constamment de la façade et que celle-ci, dit encore B. Noël, « cache un arrière ». D’où cette question que celui-ci  se/nous pose : « A-t-on déjà croisé un visage qui n’avait pas de nuque, un corps qui n’avait pas de dos ? ».

En sa démarche, cet artiste, n’est pas seulement celui qui représente : il éduque, au-delà de l’œil, la perception, c’est-à-dire l’accueil des effets de la vue sur le corps, et donc la sensibilité à la constitution du visible, à son aléatoire déchiffrement. Son œuvre cherche, à sa manière, sans fièvre ni éclats, mais armée d’une persévérance passionnée, ses moyens de lire le monde – car elle sait que pour tutoyer l’incompréhensible, il ne faut pas lui parler trop fort. Elle ne nous convie, en vérité, qu’à accompagner notre vue sur les chemins sans balisage de notre expérience intérieure.

Michel Diaz, 18/01/2020

Sang d’encre – Michèle Vaucelle

SANG D’ENCRE, Michèle Vaucelle

Editions Collodion, 2019

Chronique publiée sur le site des éditions Collodion et publiée dans Diérèse n° 79, automne 2020

Déglutir le monde

         Récemment publié aux éditions Collodion, ce beau livre sur beau papier, remarquablement mis en page, réunit l’essentiel des poèmes de Michèle Vaucelle, illustrés par six linogravures de l’auteure, gravures d’une grande force expressive, figures torturées, souffrantes et hurlantes, aux limites du supportable. On lit, dans ces pages, ces mots, qui en semblent le commentaire : Pourquoi / faut-il / que ces / visages / absorbent / la douleur ? On peut y ajouter ceux-ci, qui répondent au même désir de questionner la matière même de l’être, Ce qui te / mange / la chair / De l’intérieur / Quand tu ne peux / plus rire / Quand

Si M. Vaucelle écrit, peint aussi et dessine, il est bien difficile de séparer ses textes de ses travaux d’artiste. Cet ouvrage a le grand mérite de les réunir pour nous mieux montrer combien ces deux aspects de son activité fusionnent dans le même creuset créatif, faisant jaillir du même contenu des formes d’expression différentes mais originalement conjointes. Quelque chose de radical et qui ne se soumet à aucun compromis esthétique ni à aucun souci d’émouvoir ou de plaire, ne cède en rien non plus à une brutalité poétique « mal dégrossie » (en tout cas bien peu en usage chez les « bien-écrivants ») qui ne réclame que d’épandre sa coulée de lave, caillots de mots et concrétions de phrases jetés sur le blanc de la page comme on se fait vomir en enfonçant ses doigts en fond de gorge : Il y avait de la matière / Des mots / En bandoulière / Un exutoire / Pour la mâchoire // Sous les coups de boutoir / Et les crosses / La tête fulminante et féroce / Eclate enfin.

         M. Vaucelle a d’abord été tentée par l’écriture, et elle écrit depuis longtemps ce qu’elle n’ose pas appeler des « poèmes » (on se moque d’ailleurs de savoir s’ils le sont), mais des textes qui s’imposaient dans leur nécessité. Si elle « griffonnait » déjà, comme elle dit, parlant de ses dessins, ce n’est que bien plus tard, il y a une dizaine d’années, qu’elle s’est mise à la peinture, comme on se lance à l’aventure.

         Et, en effet, c’est bien d’une aventure qu’il s’agit puisque M. Vaucelle, pure autodidacte, n’a jamais reçu aucune formation artistique, ni suivi aucun cours d’histoire de l’art, ni jamais fréquenté non plus le milieu des artistes. Ce qu’elle fait et ce qu’elle a appris, c’est (en dépit des regards sceptiques et effarouchés par la violence de ce qu’elle montre comme par sa manière d’expressionnisme souvent poussé jusqu’à la plus complète défiguration), en se confrontant humblement aux matériaux du peintre, d’abord « des toiles bon marché, des pinceaux et des tubes de premier prix, n’importe quel support utilisable, des morceaux de drap, des papiers peu coûteux, du carton ou de l’isorel ».

         Si le désir de peindre a, aujourd’hui, pris le dessus, écrire et peindre, nous l’avons déjà dit, ne sont pas vraiment séparables dans la démarche de M. Vaucelle, et les relations évidentes qui s’instituent entre ces deux pratiques, quand on considère l’ensemble de son travail, permettent de voir que la peintre s’efforce de mettre en images les éclats de vie intérieure que propulsaient ses mots, tandis que la poète se tient, elle, dans le retrait, mais continue de lui dicter les lignes de force et les obsessions qui s’expriment dans ses peintures. Il suffit, pour s’en convaincre, de reprendre ses mots : « Les mots brûlent / Et me bousculent/ Tout ce qu’il y a / A l’intérieur/  Avec ce rien cassé/ Déglutir.

         On ne pourrait dire les choses avec plus d’évidence. Derrière le cri / L’effroi. Les premiers mots de ce recueil en donnent d’emblée la couleur, celle d’une présence au monde qui, plus que désarroi, se révèle en effet panique et effroi : C’est / Le début / De ça qui meurt (…) Le début / C’est / Je suis / Dans mon chaos / Je ne vais pas devant / Ma tête est à l’envers / Je ne vais pas derrière // Et je ne sais plus rien.

         Désarroi et effroi liés à la nécessité de s’arracher à la matrice originelle pour être jetée dans un monde de violence, toujours en guerre contre les vivants et contre la vie même, arène de la lutte du tous contre tous, de soi contre soi-même, où la mort programmée d’avance, la peine à exister et les cris sans réponse jetés vers un ciel vide ne laissent que bien peu de place à l’espérance de quelque lumière : Il y a bien longtemps quand j’étais en ton centre et tu me nourrissais Il y a bien longtemps j’ai oublié Les mots j’étais là-dedans recroquevillée les mains sur la tête pour ne pas avoir mal au monde / Octobre on allait bien faire quelque chose […] Avec ce rien cassé on allait bien faire quelque chose…

         Rien d’autre à faire, dans un premier temps, et face au désastre de naître, qu’imaginer le Glissement (de) / Tous ces os / Et l’en-dedans / Çà grouille / Çà rouille / La couronne / Les dents mangent les yeux / Et l’en-dedans // La chair coule / Et l’à-côté […] Ce cerveau / En marche / Bidouillé / Barbouillé / Arraché de nulle part / Et les ongles / Et les yeux / Et les côtes / Par-dessus / AVEC / Plein de petites / Cases / Et des cils un peu partout.

         Rien d’autre à faire, puisque nous sommes morts d’avance, le crâne déjà plein de vent, qu’interroger son corps et sa pensée, écrit l’auteure, et que Là où ça grouille / La tête / Dans mon ventre / Là où j’ai peur / Là où j’ai mal / Je creuserai sans fin ces enchevêtrements. Puisque, dit-elle encore , Je ne fais que passer / Et je hurle et je peins / Et tout est éphémère.

         Peindre et écrire donc. Et rien d’autre à faire non plus que « Déglutir le monde », et ce sont là les mots empruntés à un poème de M. Vaucelle : « Déglutir / le monde / Tout est là / Au bout de ce tuyau / Radical / Avec les mêmes maux / Recommencer / Progression / lente / Et douloureuse / De la bouillie / Glissement / Œsophagique / déglutir »

         Oui, tout est là, peut-être, au début, dans ce mouvement de la gorge pour avaler un peu de l’air et de la matière du monde, comme on le fait pour sa salive, une déglutition qui ne va pas de soi. Déglutir le monde et le digérer, douloureusement, et le restituer dans l’urgence des gestes, l’élan des émotions, les nœuds de l’oppression, mais s’il le faut aussi dans le spasme du haut le cœur et le vomissement ou, au bout de sa digestion, dans ce qu’en auront fait les obscurs et interminables méandres de nos intestins.

         Lignes de forces, disions-nous plus haut, et obsessions que les images de l’artiste mettent en scène avec la même obstination et la même vigueur qui s’autorisent, dans son écriture, à ne s’embarrasser ni de trouvailles et d’effets de style, ni d’affectation poétique : Là où j’ai peur / Là où j’ai mal / Je creuserai sans fin / Et je me fous de ce que l’on peut dire / J’écris que la mort me fait peur / J’écris que mes mains sont en pleurs / Que l’Amour me fait rire / Que le monde est en guerre.

M. Vaucelle, poète d’un « art brut » (comme on le dit dans d’autres domaines de l’art) par nécessité existentielle (donc artiste authentique), fait aussi partie de ces peintres qui n’installent entre la main, le pinceau, la toile, tout support qu’elle emprunte, aucun intermédiaire. Ni caches, ni pochoirs, ni bombages, ni papiers ou tissus rapportés, collés, cousus, ni aucuns matériaux intégrés aux tableaux (ou si peu !). Si peu d’intermédiaires que c’est parfois la main qui dépose à doigts nus les couleurs et les triture sur la toile. Son travail d’artiste, comme son écriture, font peu de place au compromis, au souci de séduire, mais ne sont qu’élans successifs de survie comme on se tient, debout, au pied du mur et tient tête à l’inéluctable, comme à la peur, malgré la peur, on fait une grimace et on adresse un bras d’honneur : J’ai la tête à l’envers / Mot à mot / Il faut tout retourner / Changer le sens / Et dans le déchirement / Que vienne la peau / La chair avec / Que s’arrachent les masques.

         Les toiles, en ce qui la concerne (ou les divers supports qu’elle utilise, papier, isorel, bois, canevas), s’apparenteraient aux murs d’une maison mentale sur lesquels seraient projetés ses visions intérieures et ses traductions subjectives des choses, des images fantasmatiques, des scènes qui emprunteraient à la fois à ce qui ressortit de ses obsessions personnelles et des image déformées d’une réalité dont elle sait qu’elle peut adopter des apparences incongrues, caricaturales, grotesques, quelquefois monstrueuses – et dont les contours équivoques, les traits forcés, les expressions hagardes de ses personnages, pourraient s’apparenter à ceux de la folie, ou en tout cas à ceux des phénomènes hallucinatoires.

         Ses peintures sont ces murs que M. Vaucelle transporte avec elle, des murs dressés à la frontière de deux mondes, également hostiles, des murs qui ne séparent l’intérieur de l’extérieur que pour mieux souligner ce qui, de l’un à l’autre, s’interpelle pour se confondre quelquefois en un. C’est là aussi que s’abolissent les distances entre le peintre et son tableau pour ne laisser place qu’à un inventaire de visages crépusculaires, à un champ de ruines d’humanité au milieu duquel elle avance : Plus rien / Je ne sais pas si c’est le vide / Ou si c’est la mort / C’est comme une boule à l’estomac / Tout au fond de la gorge j’ai mal ça gratte / Ça racle je saigne / Et je crache mon sang et ma salive / (…) Il fallait que je montre ce que je suis en somme / Ce qui me bouleverse ou me révolte / Que je vomisse enfin.

         M. Vaucelle se tient donc , en ses peintures, dans cet espace intermédiaire, cet « espace de flottement » (ce sont les mots qu’employait l’auteur dramatique Arthur Adamov pour parler de son propre théâtre), pas no man’s land déshabité, mais territoire d’entre-deux, de rencontre et d’affrontement, où se retrouvent convoqués, en même temps, le matériau sensible de l’imaginaire onirique, de la douleur la plus intime, et celui d’un réel social, puisé à la réalité concrète de la vie, comme aussi, on ne peut en douter, à la réalité clinique ou psychiatrique qui en fait tout autant partie. En cela aussi, les œuvres de M. Vaucelle relèvent d’une profonde humanité, et ce qu’elle y montre de plus pathétique ne fait toujours, obstinément, que nous renvoyer à nous-mêmes, à notre solitude et à notre misère d’humains, à ces semblables que, peut-être, on serait tenté de haïr, mais au signe desquels on répond, que l’on aurait envie de tenir aux épaules et, pour reprendre les mots de César Vallejo, « de les serrer entre (ses) bras, tout contre (sa) poitrine, ému, ému, jusqu’au sanglot ».

         Aussi, cette peinture, tout comme son écriture, sont-elles indifféremment cette scène, espace « d’entre-deux », comme nous l’avons dit, où sont représentées, dans une même « mise en scène », les deux versants d’une réalité, intérieure, extérieure, que l’on a coutume de séparer, par facilité, mais qui sont, se superposant, les deux aspects de ce rapport au monde qui composent la réalité totale de tout individu. De son combat pour exister, simplement exister, tenter de vivre un peu plus haut que tout ordinaire désespérance. Cela que disent les derniers mots du livre : A éprouver // Voilà je me dissous / Perdre la face / Et puis / Gratter reformer déformer / Renoncer rompre le lien / Chercher creuser frotter et assaillir / Retournée détournée / Trouvée / Par là / Là où ça meut.

Michel Diaz, 21/12/2019