Enraciné – Jean-Pierre Boulic

Enraciné, Jean-Pierre Boulic, La part commune (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 88

         Ce nouvel opus de Jean-Pierre Boulic nous offre, après bien d’autres, de bien beaux et sereins moments de lecture. Des murmures d’images légères comme des envolées d’oiseaux, une pure musique du cœur toujours recommencée.

Ce recueil, composé de poèmes brefs, aux vers courts disposés la plupart du temps en distiques, tercets ou quatrains, divisé en 4 sections, Veille, Matin, Fête à venir, Hymne, commence pourtant par des notes sombres, comme une page de musique nous fait d’abord entendre la voix grave d’un violoncelle, ce qu’il cèle d’intime douleur. Ainsi, ces premiers vers : Tu n’as plus les mots / Qui disent ce que tu désires // Ton pas s’est arrêté / Au bord de ce banc. Ou ceux que l’on trouve dès la page suivante : Tu as la douleur / De ne plus savoir écrire / Le mot qui convient. Ailleurs, plus loin, ici et là, les mots ébauchent un paysage de froidure dans un temps aux couleurs meurtries et comme suspendu : Menaçants nuages / Terre recroquevillée / Attente du gel. Paysage d’automne ou d’hiver d’où la vie semble s’être retirée : Les bras vannés en décembre / Des peupleraies désarmées. Paysage qui semble isolé à la périphérie d’un monde déserté de feuilles, d’oiseaux et d’humains : Vents ébouriffés / Effeuillent les larmes / Des arbres fanés. Semble alors s’insinuer, dans ces premières pages, comme une sourde angoisse existentielle contre laquelle le poète nous paraît démuni : Tout tremble / De s’éveiller les mains vides / De ne pas entendre / Chants d’oiseaux et beauté des heures.

         Mais ce serait bien mal connaître Jean-Pierre Boulic que de penser qu’il cède à l’ennui d’une saison, à la peine commune de vivre, à la tristesse ou aux tourments de l’âge, ou à la lumière crépusculaire qui menace ce monde. Ce serait aussi sans compter sur la nécessaire architecture d’un recueil qui nécessite que pour pouvoir atteindre de plus claires plages du cœur il nous faut, comme fait le plongeur de fond qui abandonne par paliers la mi-pénombre, remonter de manière croissante vers ce point de lumière qui, ainsi que je l’ai écrit ailleurs, « malgré la détresse, le désenchantement, l’indifférence, nous dit l’éblouissement de la création, le soleil de l’esprit et des mots ». Mais encore faut-il faire l’effort de se hisser jusqu’à ces régions secrètes de l’être où notre âme, allégée du poids de chagrin qu’à nous-mêmes nous sommes, peut épouser le souffle invisible qui passe sur la terre et tel un arbre y assurer l’innocence de ses racines.

         Et « Enraciné », le poète l’est, mais autant dans sa terre d’Iroise que dans celle d’où germe toute poésie, celle qui chante l’homme en accord avec toutes choses, son effort quotidien et jamais accompli pour célébrer le monde, s’y reconnaître humble partie prenante indissociablement autant qu’indispensablement liée au vaste Tout de l’univers

         Aussi, dès les premières pages, s’allument çà et là, quelque promesse de lumière, comme une braise qu’on croyait éteinte se ravive sous la cendre : Non ce n’est pas la blessure / De la neige du jardin / Dans l’ombre du sycomore / Mais un saut de rouge-gorge. Puisque en dépit de tout La vie balbutie / Cherche les miettes tombées. Ces minuscules miettes et ces modestes traces de la vie résiliente, le poète les quête et les cueille comme ce qui, du fond de l’espérance, persiste à demeurer. Et ce sera aussi bien une rougeur timide / Dans le trou du granit, ou les yeux vigilants du phare au large de la côte, ou la nuit qui entend les voix de passage / Dans un frôlement d’ailes, suscitant, grâce au silence / Un indicible chuchotement.

         La seconde section, Matin, s’emploie à desserrer l’étau qui tenait d’abord enfermé Ce désir qui t’affame, cherchant Quel geste le délivrera / Te laissera respirer. Mais trouver l’apaisement exige que l’on œuvre à s’éclairer de silence, que l’on prenne soin d’écouter Le secret des images / Et de leurs couleurs. Il faut travailler à défaire les filets de la nuit, laisser le printemps surgissant apprivoise(r) ses paupières, ne jamais humilier les nuages, Croire à la trace / Des points d’envol / Que l’on découvre en chemin. Alors, écrit Jean-Pierre Boulic, Qui veut voir les événements / Sous le voile de leur mystère doit ouvrir sa main au matin Pour lui donner son grain, et croyant au vivant il pourra pleinement goûter la Merveille d’être créé / Et sans cesse de le dire.

         Le titre de la troisième section, Fête à venir, est explicité par l’auteur, dès le premier poème : Par un enchantement / Le soleil ouvre l’œil / Et sa lueur présage / Peut-être la splendeur / D’une fête à venir. Et c’est un ciel traversé d’oiseaux, la rumeur calme de la mer et le susurrement des vagues, quelques gouttes qui tombent les feuilles, la respiration d’une légère nuit d’été, l’azur profond de l’océan, les mots qui ont l’odeur du vent, celle des arbres et des fleurs, un goéland posé sur une roche, la lumière du couchant qui oublie la clameur du jour, qui retiennent alors toute l’attention du poète. Tout ce qui, sous ses yeux, fait le monde et nous donne à voir La beauté du visage / De la terre et des ciels. Cet itinéraire de la joie, patiemment reconquise, est celui de quelqu’un qui pose ses petits cailloux dans un paysage où les arbres marchent, où l’on entend les parfums et couleurs du silence, où les barques semblent prier sur les galets des marées basses, où les songes viennent nicher / Dans ton cahier d’écolier, et où ce que le ciel ouvre à l’indicible est à portée de main sur la page vierge du ciel.

         C’est dans Hymne, la dernière section du recueil, que la voix du poète, une fois épuisée La souffrance des blessures, peut pleinement s’accorder à Cet élan de l’âme comme à la vraie mesure de (sa) voix. Et cet exode intime vers le plus pauvre et le plus vrai de l’être est sans doute chemin de sagesse où Sur la harpe des branches / Où transparaît le vent / Une intime musique, il lui est donné d’entendre le souffle des sèves et d’apprendre l’oubli de soi, chemin d’humble patience sur la terre des hommes et sous le poids des jours.

         Je ne puis résister ici au désir de citer ces quelques vers de Rilke, extraits du Livre de la Pauvreté et de la Mort : « Seigneur […] Oh, donne-nous la force et la science / de lier notre vie en espalier / et le printemps autour d’elle commencera de bonne heure ». Toute la démarche poétique de Jean-Pierre Boulic, de recueil en recueil, ne me semble pas être autre chose que l’inépuisable volonté de « lier sa vie en espalier » pour que le printemps toujours recommence, cette clarté tout intérieure mais qu’il sait si généreusement partager, cette clarté d’une Nouvelle genèse / Commencement du commencement / Horizon de la création.

         Michel Diaz, 28/05/2023

Notes de lecture à propos de « Sous l’étoile du jour »

Notes de : Alain Freixe, Bernard Fournier, Pierre Dhainaut, Michel Passelergue

Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina éditions (2023)

Alain Freixe, pour Terres de femmes, sous réserve de publication

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Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina, 2023, 80 p. 20 €.

Voilà un livre envoûtant! Une poésie d’exigence, d’une belle intériorité dans la figure même du Dehors…

Dans Le Verger abandonné Ulysse ne revenait pas dans sa patrie. On retrouve, ici, cette perte du pays premier, « royaume défunt ».

Le livre commence par « Pierre du vent », sorte d’art poétique : « rien, il le sait, ne lui sera donné qu’il ne devra, de ses lisières ramener par fragments ». Tout est là, la difficulté d’écrire, le combat lors des randonnées et ce mince espoir de revenir avec des bribes du poème attendu, voulu, souhaité : « faire apparaître ce qui [se] trouve enclos, caché au fond de son silence », venu de la mémoire perdue, des « territoires de l’enfance », « jardin perdu ». On appréciera cette formule : « Écrire contre soi, un canif enfoncé dans le cœur » qui en dit long sur la souffrance d’écrire.

Puis vient « Sous l’étoile du jour », long poème en prose d’une cinquantaine de textes. On retrouve la tentative d’un art poétique, maintenant selon le rythme de la progression physique de « l’homme qui marche », « debout, assis, dormant », qui « va, sur ses terres d’incertitude, son unique patrie ».

On écoute, plus qu’on ne lit, ce poème qui nous parle de la difficulté d’être autant que celle d’écrire, avec « quelques mots enfoncés dans sa poche », venus d’une « langue perdue ». On est soi-même cet homme devant « la fenêtre nue » qui « jette des mots dans le vide comme on lance un caillou à la face du ciel », « ce passant » qui « dans l’espérance d’une porte » cherche « les mots tapis sous la langue ».

Ainsi que le dit Alain Freixe dans sa préface, « la langue de Michel Diaz […] redresse en nous cette part d’humanité, notre chance toujours menacée. »

Bernard Fournier, pour Poésie/première

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Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina, 2023

Sous l’étoile du jour, voilà un livre dont la lecture nous permet d’échapper – ce n’est pas souvent – aux poncifs et platitudes qui pullulent aujourd’hui. En tout cas j’y entends une voix, une voix dont je me sens proche, dont l’obstination n’a d’égale que l’intensité.

C’est la voix rauque de l’écriture même qui vient des profondeurs, qui « à l’infini » réinvente son horizon, jamais satisfaite évidemment, jamais complaisante. Elle est celle en effet, de « l’homme qui marche ». (Comment ne pas penser à la sculpture emblématique de Giacometti ?)

Ce livre – et ce n’est pas souvent non plus – convoque le monde, tel qu’il va, se poursuit, et s’abîme autour de nous, un peu plus chaque jour. Cette parole lucide et sans faux-fuyant est tout à l’honneur de l’auteur. Mais la force de la poésie consiste comme c’est le cas ici, à ne jamais renoncer à ce qui nous reste d’espoir, à affronter le monde, la tête haute et le regard droit. C’est en cela que les mots nous sauvent.

Et puis cette Etoile du jour est une très belle réalisation éditoriale. Je ne connaissais pas cette Rosa canina de Lodève. De plus, une association qui s’appelle « Rouge aubépine », voilà qui fait plaisir à imaginer…

Merci, cher Michel, de m’avoir permis de lire ce livre nécessaire.

De tout cœur.

Pierre.

Pierre Dhainaut (correspondance)

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Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa Canina, 2023

      Votre double ensemble de proses, Pierre du vent / Sous l’étoile du jour, nous entraîne une fois encore dans une inlassable quête de la voix poétique, pour reprendre les termes employés par Jean-Louis Bernard (ami fidèle avec qui j’entretiens une correspondance régulière depuis des années).

Il s’agit bien d’un exode sans fin vers le lieu d’où tout procède, vers la parole d’avant les mots. Peut-être aussi sous les mots.

Approche (sans avoir la certitude d’atteindre le but) d’une parole perdue, peut-être retrouvée, incendiée dans sa lampe d’ombre. On pourrait relever quantité d’images semblables qui donnent le sentiment – très juste – de frôler sans cesse la présence-absence. Non pas en célébrant le néant, mais en demeurant à la proue de l’imprévisible, pour vivre plus vivant.

C’est donc bien sous l’étoile du jour que doit se poursuivre, sans fin, la quête du poème, afin de donner voix à tout ce qui n’est pas, et chair à l’indicible.

Un rayon de jour vient donc se glisser dans les mots.

Cher ami, je ne pouvais qu’être infiniment touché par ce très beau livre, qui est comme une ode à l’espoir.

La poésie ne saurait vivre sans ce grand écart que vous illustrez avec tant de ferveur.

Michel Passelergue (correspondance)

Dans un nid de flammes – Richard Rognet

Dans un nid de flammes, Richard Rognet, éditions L’herbe qui tremble, 2023

Note de lecture publiée in Diérèse N° 88

         Richard Rognet est né dans les Vosges, comme Arthur Rimbaud est né dans les Ardennes. Est-ce cette complicité entre ces deux régions voisines, situées à l’extrême Est de notre territoire, frontalières de l’Allemagne et du Luxembourg, qui a scellé cette relation entre ces deux poètes (dont le premier passa les Vosges à pied), ou plutôt cette aimantation de l’un pour la vie et l’image de l’autre ?

         En 2018 déjà, avec La jambe coupée d’Arthur Rimbaud, Richard Rognet s’interrogeait, ou plus exactement interrogeait le destin tragique du poète de Charleville, s’y employant à explorer la relation quasi fusionnelle qui le liait à lui de longue date. Dans ce recueil, Dans un nid de flammes, titre emprunté à Une saison en enfer, Richard Rognet confirme son ardent compagnonnage avec « l’homme aux semelles de vent », dans une relation plus forte encore puisque ce dialogue poétique met en scène « l’époux divin ».

         Ce recueil comprend 6 sections, précédée chacune d’une citation extraite d’Une saison en enfer, des Illuminations et, pour l’une d’entre elles, d’une lettre d’Arthur à sa famille. Les 57 poèmes qu’il contient sont composés selon des règles prosodiques dont le schème initial laisse pourtant place à quelques variantes : ce sont tous des septains en quatrains pentasyllabiques, aux rimes croisées, suivies ou embrassées, plus rarement libres mais toujours riches, et respectant la plupart du temps l’alternance des rimes masculines et féminines. Autant dire que cette démarche poétique (prouesse presque, pourrait-on dire), dont la poésie contemporaine ne nous offre pas d’autre exemple, nous rapproche au plus près du mode de versification qu’employa quelquefois Rimbaud (couplets faussement « naïfs », comme spontanément écrits, au rythme proche de la chanson ou de la comptine) et dont l’audace impertinente ou la feinte désinvolture, associées au « mystère » du sens, ou à son tremblement, se sont, bien plus que d’autres, gravés dans nos mémoires.

         Citons d’abord Rimbaud, le premier quatrain du poème extrait de Reliquaire : Entends comme brame / près des acacias / en avril la rame / viride du pois. Ou ceux-là, extraits d’Une saison en enfer : Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. // Mon âme éternelle, / Observe ton vœu / Malgré la nuit seule / Et le jour en feu. Et poursuivons avec les deux premiers quatrains par lesquels commencent le recueil de Richard Rognet : Quelle sentinelle / piétine mon cœur ? / sous quelle tonnelle / cacher ma stupeur ? // je plonge ma main / dans une rivière / où se vautre un nain / au rouge derrière.

         Belle complicité de ton et de musique que ce dernier explicite ainsi : « Comme avec la sculpture du Transi de Ligier Richier à Bar-le-Duc qui m’a inspiré, j’ai éprouvé le besoin de revenir sur l’homme et le poète en tant qu’humain. Tel un compagnon de route ». Revenir sur l’homme et le poète, certes, Richard Rognet s’y applique, tout au long de ce recueil, avec autant de sensibilité que d’art poétique consommé, dans des textes tout personnels, mais c’est l’esprit même de la poésie de Rimbaud (celle qui dit la vie, la liberté, l’amour, qui se joue des règles prosodiques, se défait des carcans imposés), ce qui fait sa chair toujours vivante et sa présence palpitante, qu’il nous offre à saisir et à partager. Aussi a-t-il raison d’écrire, dans le texte de quatrième de couverture : « … je m’approche de Rimbaud, comme je pense qu’il le fait pour moi, me signalant où je puis le retrouver, le rejoindre, au sein d’embrassades drues, de frôlements émus, au point que ce qui est à l’un est aussi intemporellement à l’autre. » Ainsi s’approprie-t-il aussi bien la plus haute tour, l’auberge verte ou ce qu’on dit des fleurs, et Sabine Lesur peut-elle écrire que ce « Rimbaud que Rognet respire sans orgueil revient au fil des pages dans des extraits du poète ardennais soigneusement choisis qui s’insèrent parfaitement au déroulé et ponctuent ce chemin de lumière délicatement abreuvée d’une belle ivresse ».

         En effet, plus qu’un hommage à Rimbaud, ce recueil est une déclaration d’amour (Toi, mon talisman) à « l’époux infernal » qui cultiva tant les mots qu’on chahute, // les strophes qui ruent, / les vers turbulents, / ces jongleurs des rues / chers aux quatre vents. Amour, pour un poète (venons-y / à ce nid de flammes), d’un autre qui, s’essayant à prolonger sa parole, à préparer son avènement, s’avance au seuil brûlant du poème et ne refuse pas de partager ce qui furent ses dernières souffrances : Ton corps mutilé, / mon Jésus exsangue / soit la grande clé / qui brûle ma langue ! // je me suis glissé / dans cette blessure, / j’entends le murmure / de ton sang glacé. Et c’est à celui-là encore qu’il confie, comme on s’adresserait au crucifié : Ta mort est vivante / elle est ma devise, ou être ta servante, / idéal seigneur. Et à qui il écrit encore : Je cours à tes trousses / car tu n’es pas mort, / glaïeuls, cresson, mousse / conjurent le sort.

         Délaissant les « côtés sombres » de Rimbaud, les aspects de son caractère maussade et violent, ses douteuses aventures africaines, ce que la légende ou le déjà « mythe » (alors qu’il n’était pas encore mort) n’a pas épargné au personnage du poète en s’emparant aussi de l’homme, Richard Rognet ne manque pourtant pas d’évoquer, ou de faire apparaître les propensions à « l’encanaillement » de l’adolescent, anarchiste et révolté, qui se refuse à travailler, et ricane quand on lui dit qu’il « se doit à la société », ni de négliger l’image du jeune ardennais que l’on nous décrit, à l’allure la plus débraillée, pipe au bec, cheveux dans le cou, gouailleur, insolent, défiant règles et conventions : ta race, est-ce bête, / ne s’installe pas / dans l’air d’une fête / où chacun s’ébat, // qu’à cela ne tienne ! / proie ou casse-cou, / que notre temps vienne ! / nous suivons les loups.

C’est, en effet, « l’homme et le poète » qui l’intéressent au premier chef, car en réalité, c’est par et à travers la poésie que « l’enfant » (comme Rimbaud se désigne lui-même dans Honte), va appeler et retrouver la puissance de l’amour : ce nouvel amour, cet amour universel que chanteront les Illuminations et qui doit unir tous les hommes dans un avenir régénéré. Aussi Richard Rognet écrit-il : à nous le langage / pas encore né / et tournons la page / de l’homme étonné // qui ne comprend pas / quel autre au-delà / ainsi peut nous plaire / et nous laisser faire // les douces folies, / les pas de travers, / qui livrent nos vies / au monde à l’envers.

         Car pour Richard Rognet, Rimbaud le rebelle n’est pas l’homme du refus, mais au contraire celui de l’acquiescement. Si, comme pour certains, enseveli dans la confusion de la vie, abîmé dans le refus, on souhaite s’éloigner, s’exiler, se sauver du désastre, pour d’autres, de la race des Rimbaud, dont l’éclat de rire tonne / sur tout l’univers, il faut s’accepter, épave dans la flottille, fane de la jonchée. Alors ce « non » que nous murmurions se défait dans notre bouche, et nous acquiesçons au futur sans oreille, à la terre qui se dérobe sous nos pieds, alors on va, on détourne / les vœux de bonheur / que le monde enfourne / sous un ciel trompeur.

         Et l’effet de ce « oui » est double : d’une part, il rompt avec un non désordonné qui n’est jamais que l’expression d’un refus de soi. Mauvaise fuite, colère vaine qui ne traduit qu’un désespoir où s’exaspère le refus non seulement de soi mais du monde. D’autre part, il fonde un Non, assuré de lui-même, un Non comme condition de possibilité d’un Oui authentique. Un Non qui s’ouvre sur une âme insurgée toujours, qui éructe de vie chaleureuse, qui craque, fuse, étincelle, une âme qui s’ouvre au vent qui vient, qui permet d’écouter frémir / feuilles et branchages / puis, contents, partir / pour un lieu sans âge // puisque les aurores / frôlent nos forêts… En portant le flambeau des loups réfractaires.

         Si « l’acquiescement éclaire le visage, écrivait René Char, cet autre amoureux de Rimbaud, le refus lui donne la beauté ». Et l’un ne saurait aller sans l’autre, sans leur embrassement/embrasement. Aussi Richard Rognet peut-il écrire : frères d’infortune, / certes, vagabonds, / décrocher la lune / brûle nos poumons, ajoutant dans la strophe suivante, et nous pouvons dire / que sous notre peau, rien pour interdire / les puissantes eaux.

         Tel nous apparaît Rimbaud, sous les mots du poète des Vosges, moins auteur que produit cette rupture avec l’esprit d’un monde usé, que fils solaire de cet événement-là : tu voyais de l’or / où personne encor / n’enfiévrait le monde / d’humeur vagabonde. Car Rimbaud fit le choix non d’un avenir mais d’un devenir pleinement assumé, secoués par le doute, sur la route hasardeuse de son destin, suspendus à l’espoir. A la nuit-sans-appui.

         Richard Rognet, dans ce recueil, nous propose une haute conception de la poésie, pétrie d’exigence esthétique et traversée de ses propres tourments comme de ses plus intimes joies. Il s’agit là, pouvons-nous avancer, d’un engagement total d’un auteur dans la chair même de son sujet et, pour reprendre les mots de Paul Celan, d’un « exercice de survie » doublé d’un magnifique cheminement vers l’autre. Cet « autre » qu’il fait presque sien.

Michel Diaz

Sous l’étoile du jour

Note de Marie-Claude San Juan

Je viens de recevoir trois livres de cette belle édition, Rosa canina, dont j’aime, déjà, le nom, pour la rose censée calmer les rages, comme l’écriture qui peut être un exercice intérieur afin de créer le philtre capable à la fois de déchiffrer les rages enfouies dans l’inconscient, les ombres à transformer en leur contraire. Nom d’alchimistes, donc. Et cela convient aux auteurs des livres reçus.

Celui de Michel Diaz, Sous l’étoile du jour.

Lire ci-dessous la présentation. Poète dont j’ai lu plusieurs recueils et que je compte parmi les plus importants dans mon Panthéon personnel. (Voir sur mon blog Trames nomades, tag à son nom ou recherche dans la catégorie « recensions », mes notes de lecture de ses livres, plus, lecteurs de la revue À L’Index 46, dernier numéro – j’y reviendrai – une note papier…). Dès que possible ce dera fait pour cet ouvrage aussi (pas tout de suite, car « enfouie » dans un chantier de lectures-écritures très très prenant). La lecture, elle, n’attendra pas.

Les deux autres recueils sont de Teo Libardo. Lecture qui était programmée depuis que j’avais lu un superbe poème de lui dans la revue L’Intranquille, un numéro où nous partagions des pages. Lenteur et retard, mais c’est là. Deux titres.

Il suffira, et Là où germent les mots.

De ces recueils aussi lecture très attentive sera faite, et notes.

En commentaire, lien vers un post sur Teo Libardo et Il suffira.

#poésie#MichelDiaz#TeoLibardo#Rosacanina

….. Rosa canina éditions……..

PARUTION – « Sous l’étoile du jour » de Michel Diaz vient de paraître chez Rosa canina éditions, avec une préface d’Alain Freixe. Nous nous réjouissons de cheminer quelque temps ensemble.

Mû par l’incertitude, un pas lent progresse cependant, assuré, solitaire et continu, « Sous l’étoile du jour ». De cette traversée de paysages et éléments anthropomorphiques, des sensations ineffables affluent, avivées et distinctes. La prose poétique de Michel Diaz interroge nos territoires vécus, affine une carte mentale de l’humain.

Le recueil est disponible à la commande sur

www.rosacaninaeditions.jimdofree.com

ou auprès de votre libraire préféré

12×18 cm, 94 pages

prix public : 20 €

Peut être une image de 1 personne et texte qui dit ’MICHEL DIAZ Sous l'étoile du jour poésie le qui s'en vient passe, guidé par une étoile orientée 'aire cendre, une source d'eau introuvable, plus froide que la voix d'une flûte pierre, silence plus silencieux que uit dans les veines, poussé devant derrière, basculé entre une minute braise une autre de neige inclémente, balancé lo corde des heures, les cils lourds de poussière, cœur plus assoiffé que l'herbe www.rosacaninadition.jindofe.com’

Rosa canina éditions  · PARUTION – « Sous l’étoile du jour » de Michel Diaz vient de paraître chez Rosa canina éditions, avec une préface d’Alain Freixe. Nous nous réjouissons de chemine… Voir plus

L’autre côté du pont

L’AUTRE CŌTÉ DU PONT

                                               “ Rien n’avait changé mais tout avait vieilli en même temps que temps que mes tempes et mes yeux…”

Robert Desnos, Fortunes

« Je serai honnête avec vous, vous êtes un homme digne et courageux : vous perdez peu à peu la mémoire, m’a dit le docteur D. Rien de trop inquiétant pour l’instant. Vous la perdrez pourtant de plus en plus. Jusqu’à ne plus vous souvenir de votre nom. De celui de vos proches. Des événements de votre passé. Vous savez très bien tout cela, inutile de vous mentir… Il y a des traitements qui contribuent à retarder les effets de la maladie, et elle évoluera peut-être lentement. Mais elle est là, en vous, en route. Inéluctablement…A moins, sait-on jamais, qu’elle se stabilise, et cela arrive parfois. Aussi gardez espoir, je crois que vous avez encore devant vous quelques belles années. »

Peut-être ne m’a-t-il pas dit exactement cela, mais en tout cas c’est ce que j’ai compris. Et c’est peut-être tout ce qu’il y avait à comprendre… On avait parlé à l’adulte – celui qu’on croit capable d’encaisser la gifle de la vérité, aussi brutale qu’elle soit et, une fois passé le choc, de rester dans le jeu et d’utiliser pour le mieux les cartes qui lui restent. Mais c’est l’enfant que l’on avait livré à la cruauté du destin. Mains nues et sans défense… Aux fauves qui hantaient les forêts primitives. Qui survivent au fond des caves et dans le noir des corridors. Qu’aucun appel à la raison ne parvient à chasser…

C’est pourquoi je suis revenu. Pendant qu’il était temps encore. Et me voilà ici. De l’autre côté de la mer. De retour au pays natal. Dans la ville de mon enfance. Là-même où j’ai grandi… Aujourd’hui, j’ai revu le quartier où j’allais à l’école, la rue où je jouais jusqu’à la tombée de la nuit. La maison qui était la nôtre. D’où la chienne Mirka se sauvait, pour me rejoindre dans les terrains vagues où on construisait des cabanes… Et je me souviens de tout ça… Tant d’années se sont écoulées !… Bon Dieu, ce n’est pas vrai ! Un demi-siècle !… Je pourrais me pincer sans y croire !…

Aussitôt débarqués, nous avons foncé jusque ici. Quatre cent quatre-vingts  kilomètres. D’une seule traite… Nous nous sommes passé le volant, toutes les heures à peu de chose près. En conduisant, j’essayais bien de concentrer toute mon attention sur la route, mais ne cessais de regarder dans le rétroviseur. Comme si s’ouvrait devant moi le grand livre d’un paysage dont le verso des pages allait me révéler quelque poignant secret. Ou, plus exactement, comme si le passé était encore inscrit dans l’envers du décor…

J’ai laissé Carole à l’hôtel. Elle dormait profondément, sans se douter de rien. Elle ne m’aurait pas laissé sortir. Le voyage avait été fatigant. Il aurait fallu que je me repose. Une bonne nuit de sommeil était la seule chose raisonnable que nous pouvions envisager. Et pourtant il fallait que j’y aille !… Je me suis habillé dans le noir. En veillant à ne faire aucun bruit. Pas le moindre. J’ai lentement tourné la clé dans la serrure, enfilé mon imperméable, enfoncé mon chapeau sur la tête, et je suis parti dans la nuit. Dans le labyrinthe assoupi de la ville, la même qu’après tant d’années, mais pourtant métamorphosée en une autre, devenue un espace inconnu, ai-je constaté en la traversant, pleine d’immeubles neufs et débordant sur des quartiers que je ne connaissais pas… Je voulais retrouver le chemin du théâtre municipal. Il y a si longtemps !… Bon sang ! quelle idée que d’aller dégoter une chambre d’hôtel dans la périphérie touffue d’une cité où je ne reconnais plus rien !…

… Il pleut. Ici. En ce mois de décembre.

Sur l’enfance abolie. Et ses minuscules jardins piétinés. Sur ces carrefours de silence. Sur la solitude jaune des réverbères. Sur ces rues vides, mortes, qui s’enfoncent dans l’ombre creuse des faubourgs. Sur les broussailles de mes souvenirs qui s’ouvrent et se ferment sur le bruit de mes pas…

Par moments, du coin d’une rue, surgissent de lentes rafales qui soulèvent la nuit comme un pan de rideau, provoquent des remous de détritus qui s’en vont en tourbillonnant le long du caniveau, et la langue froide du vent vient lécher mon visage avant de repartir, emportant un paquet de pluie sur l’asphalte luisant du trottoir. Au pied des réverbères stagnent des flaques de lumière, comme si le vent les avait aplaties et qu’elles eussent été incapables de se soulever pour s’enfuir.

… Les prunelles ensablées de temps, de rêve, de tristesse, je marche dans les rues… Horizon d’échiquier. Devant. Derrière. Du plus loin au plus loin qu’on regarde. Avec les yeux de la mémoire… Jours blancs. Nuits noires. Nuits déchirées de nuit. Jours torréfiés de soleil implacable… Souvenirs d’une longue, si longue bataille… Et de ses desseins hasardés sur ses routes imprévisibles… Je me souviens… Je me veux me souvenir… Qui m’a prédit que j’allais perdre la mémoire ?… Je me souviens de tout…

… Il pleut… Il ne pleut plus… Il pleut encore… Et le monde étendu, devant, partout, à portée de parole, accessible partout à mes mains !… Il suffit de fermer les yeux… Ici, la ville obscure, comme une vache ruminant dans la paix de l’étable. Et il me suffit d’imaginer, là-bas, au-delà du regard, l’eau, l’herbe, le soleil sur les étendues sombres et touffues des orangeraies…Là-bas, les neiges de l’Atlas, ces crêtes blanches que je contemplais du haut de la terrasse… Des massifs montagneux, coupés de gorges verticales, d’éboulis gigantesques, et couverts de buissons d’épineux ou de forêts de pins sauvages… Et à perte de vue, devant, plus loin, je ne sais plus, au-delà du regard, des collines trapues, râpées, pelées, grisâtres, désertes. Leurs coulées de pierres dorées sous la lumière fauve. Lèpre du maquis sur les pentes. Touffes de thym, d’alfa sauvage, chênes nains rabougris, arbres à gingembre, oliviers tourmentés… Et le vent rouge qui se lève sur le djébel ! L’haleine du désert si proche !… Qui m’a prédit que la mémoire allait me déserter ?… Je me souviens de tout cela, comme si je l’avais quitté hier !…

… 1954… 1955…

… J’avais six ans alors…

… Clartés abruptes aux fenêtres de la mémoire… car tant d’odeurs soudain, de visages, de gestes, de murmures, qui battent par bouffées à ces brèches obscurcies de tant de lumière… se déforment et se tordent en flammes… fragments de mains, de sourires, de rues qui agitent sous mes paupières leurs fantômes déchiquetés… souvenirs lapidés par le temps, éclats d’êtres pétris d’absence… et tant d’heures rongées de soleil, de sommeils et de lampes, qui ne font qu’une flaque d’ombre où le passé fermente et brûle sous la pierre noire des mots…

Je me souviens… et je me demande soudain de qui je me souviens… et qui cherche à parler par ma bouche ?… et de qui j’essaie de prendre les yeux ?…

… Et pourtant me voici… Ici, et maintenant. Pataugeant jusqu’au cou dans les égouts du temps et de ma ville disparue… dans son labyrinthe nocturne, envahi par les souvenirs sans cesse bourdonnants, tourbillonnants, mordants, vrombissement multiplié, toujours multiplié sur la pourriture et la décomposition !… Que de cadavres sous les mots !… Quelle puanteur dans la bouche !… Et quels essaims de mouches aux lèvres !… Je veux me souvenir pourtant ! Je veux… je voudrais tant… mais de moi à moi-même quel espace de mort à franchir… et quels chemins ?… et à qui demander, s’il vous plaît, le chemin du théâtre municipal ?… J’espère que Carole ne s’est pas réveillée… qu’elle n’est pas partie à ma recherche… La voiture de location est sur le parking de l’hôtel… et la clé de contact dans son sac à main… que je n’ai pas osé ouvrir… idiot… de crainte de la réveiller…

… 1955… 1956…

… Pourquoi est-ce si loin déjà ?…

… Qu’importe tout ce temps à la mémoire et à ses labyrinthes d’ossements ?…

Mais on se bat déjà dans les montagnes d’Algérie. Depuis des mois… Et les rues de ma ville s’emplissent elles aussi du fracas des chenilles, de ces fumées, de cet acharnement !… Ce sera, cette guerre, la démence une fois de plus accoudée aux terrasses torrides !… Ce sera l’homme titubant sous l’œil fou de midi ! Perdu, hagard, traqué de mort ! Comme si le mal, une fois de plus, redevenait sa seule essence !…

… Embuscades. Accrochages. Embuscades. Ratissages. Accrochages. Attentats… Ce seront les bilans de guerre. Jour après jour, nuit après nuit, la radio qu’on écoute où les furies glapissent. Bilans faussés, truqués, propagande, bourrage de crâne. Opérations de « pacification ». Un petit militaire français blessé légèrement contre cinq terroristes mis « hors de combat ». Un petit militaire tué contre dix fellaghas mis « hors d’état de nuire ». Un attentat sauvage perpétré en pleine ville par un « fou sanguinaire » contre d’innocentes victimes. Mais folie et terreur, atrocité, partout. Ce sera ce feu noir au cœur aveuglant de la transe… Charniers dans les montagnes des Aurès, douars dévastés, rasés au lance-flammes… Et au début de tout cela, presque comme si de rien n’était, rues caquetantes de la ville, persiennes ouvertes à la fraîcheur du soir, ruelles de tumulte éblouissant, boulevards livrés aux brochettes, à l’anisette, aux tangos et aux rires…

Ce sera ce feu noir au long des routes balbutiantes de l’espoir et de l’acharnement. Horizon ravagé, soleil en fuite, membres brisés. Le temps multipliant cette fragmentation !… Et la ruine des hommes laissera des taches de crépuscule sur les portes, sur les trottoirs et les escaliers de ma ville… Ma ville, où même les enseignes et les rideaux de fer composeront avec la mort… Plutôt que de penser Carole réveillée, inquiète de mon sort et tapotant fébrilement, sur le clavier du téléphone, le numéro du poste de police, celui de l’hôpital, je préfère l’imaginer accoudée à la balustrade de fer forgé du balcon de l’hôtel, immobile, ses longs cheveux qui pendent devant elle lui cachent les épaules, et son regard rêveur perdu au loin, vers l’horizon… Non, impossible ça… je ne peux que l’imaginer endormie… simplement endormie…

… Ici, présent, passé, futur, s’interceptent et s’interrogent. S’entrelacent au fil des pensées et des mots qui se bousculent dans ma tête. Le temps multiple tresse ici une identique solitude où j’avance à contre courant… Mais je veux aller sans repos. N’être plus rien qu’un souvenir meurtri… Au fil des mots qui pactisent ou s’entremêlent, je veux me souvenir ! Et m’enfoncer dans la blessure d’une bouche, dans la pénombre d’un visage, à la rencontre de je ne sais quel cri qui jaillira de moi comme une régurgitation irrépressible !…

Car voici que je marche dans les avenues décharnées de ma ville, ici, dans l’immobilité pétrie de tant de mouvements à jamais suspendus, dans les rues déchirées de mes souvenirs, dans les quartiers brûlés de ma mémoire… Et voici que j’avance, à la recherche d’une bouche ensevelie, d’un visage détruit, d’une ville de cendres…

Je lui avais parlé de mon projet, l’an dernier, en Espagne, à l’ombre d’un patio ombreux où nous nous reposions en sirotant des bières. Je lui parlais, les yeux fixés sur une corde à linge où Carole avait mis à sécher quelques sous-vêtements, un soutien-gorge, trois ou quatre slips en dentelle, rien de très érotique, mais dans lesquels j’aimais la voir se promener dans l’intimité de l’appartement. Corps à peine vieilli, toujours si désirable. A me voir ainsi regarder les choses sans paraître les voir vraiment, elle avait deviné que ce que je disais était très important pour moi. Elle m’a laissé parler, en silence, et quand j’ai eu fini, elle m’a pris la main : « Si on allait se balader sur les ramblas ?

– Ça me paraît une bonne idée, je lui ai répondu. Et j’ai pensé que j’étais encore très amoureux d’elle.

– Et puis, après, j’ai proposé, nous attabler devant une bonne bouteille de vin.

– Ça va, elle me dit », et les choses en restèrent là.

… 1958… 1959…

… Il ne pleut plus…

Je marche dans les rues désertes.

… Absence d’un passé pur où se fonder… De là, l’exil… Un exil à perpétuité. Le mien, jusque en ces lieux, après l’opiniâtre tumulte de la guerre et ces années qui auront épuisé leur horreur jusque dans les rues longues et blanches de ma ville… dont je me remémore la lumière sur les murs, les façades laides, les quartiers pauvres et leurs odeurs, les bazars misérables, les mendiants aux paumes crispées, les chiens maigres et la tristesse errant dans le crépuscule des terrains vagues, parmi les détritus et les tas de ferraille…

… Poussière des troupeaux, le soir, dans le rougeoiement âcre des banlieues, l’odeur pesante du suint… Je me souviens aussi du jappement furtif des chacals qui venaient renverser les poubelles dans les rues endormies du faubourg, sur le seuil des maisons éteintes… et l’hiver le vent qui venait siffler à la porte comme si c’étaient eux qui soufflaient leur haleine par la serrure…

… Des bidonvilles, oui, j’ai dit à Carole, il y avait cela aussi… un peu partout… aux portes de la ville… je me souviens… de ceux qui vivaient là… parmi les détritus… centaines et milliers de sous-développés, illettrés, chômeurs et mendiants, petits bras corvéables à merci, ramasseurs de ferraille, de cartons usagés, rémouleurs de misère et vendeurs de n’importe quoi… et qui vivaient là, entassés, abandonnés aux mauvaises herbes… et où ? pour qui ? l’œuvre si bénéfique de la Mère Patrie ?… les hôpitaux ? les routes ? les barrages ? les écoles ? l’hygiène ? l’aide au chômage ?… mais vivent là, triant les détritus, et pour tuer le temps fument du kif et boivent du vin rouge… les mains vides d’espoir, de courage, d’avenir… dorment au fond des terrains vagues, sur des lits de cartons empilés, les pieds dans l’eau puante, la tête sous la tôle ondulée… corps entassés dans la misère, pliés dans l’ombre

… C’est ainsi que beaucoup vivaient, je lui ai raconté encore, congédiés de la « ville blanche », relégués dans les ronces, les cailloux, les bidons… à l’écart d’un ville qui les oublie… dédale de visages, et les enfants qui traînent leurs pieds nus dans toutes les poussières, les petits ramasseurs de mégots, les petits cireurs de chaussures qui arpentent, dès le matin, les trottoirs des grands magasins et des bars de la ville française… et si peu de pluie pour laver ces crasses saignantes… d’un jour à l’autre, rien que la vie qui continue dans l’atroce banalité de sa violence, de son ordre qui continue…

… Il faut passer le pont. Le premier repère fiable !

Je n’ai pas dû user de beaucoup d’arguments pour la persuader de faire ce voyage. Nous avons préféré le bateau à l’avion. Non par goût de la nostalgie, mais pour mieux nous inscrire dans le temps de ce que Carole appelait mon « pèlerinage » … Cette nuit, à l’hôtel, j’ai instinctivement inspecté le lit avant de me glisser entre les draps. Je me suis allongé sur le dos et j’ai longuement fixé le plafond, comme si je devais y découvrir des fragments de réponses aux questions qui me traversaient l’esprit sans jamais prendre forme. Carole était entrée dans la salle de bains, et j’ai entendu l’eau couler longuement dans l’étroite cabine de douche. Quand elle revenue s’allonger à côté de moi, j’avais les yeux fermés et faisais semblant de dormir. Elle a éteint la lampe de chevet …

… Je me suis avancé sur le pont. Cette fois, c’était bon !… La Mékerra, mince serpent d’eau noire, se frayait un chemin parmi l’amas des pierres qui encombrent son lit. Appuyé à la balustrade de fer, j’ai regardé le fond de la rivière, les yeux tout grands ouverts, face à ce ruban de suie miroitante qui ne reflétait rien que le maigre plumet de lumière qui suintait du réverbère installé au milieu du pont… Accoudé sur le garde-fou, le dos tourné au vent, je me suis arrêté un moment pour entendre son sifflement descendre la rivière, comme s’il filait en glissant à la surface d’un miroir gelé. Puis j’ai continué, et mis le pied sur l’autre rive…

… Je marche, maintenant, le long des anciens remparts de la ville. Sur les glacis. Plantés de platanes musclés et paisibles. D’où s’égoutte la pluie en un chuchotement de source… Des cigognes habituées à la rumeur humaine s’y promenaient le jour, lentement, parmi les passants et les légionnaires en vadrouille… Là, voilà, le quartier massif des casernes. Ses bâtiments trapus, ses murs ocres, ses hautes grilles. N’y manque que ses sentinelles aux épaulettes rouges, debout dans leur guérite, la mitraillette sur le ventre, le képi blanc vissé au crâne, retenu par la mentonnière qui boursouflait légèrement leur bouche, leur donnant cette moue hautaine qu’ont aussi les soldats de la Reine sous leur bonnet de poils… Et la longue avenue qui remonte vers la Casbah, ici… Temps aboli… Voilà le centre de la ville « européenne », et ses vitrines provinciales… La voilà, la place Carnot. Et son kiosque à musique en toit de pagode… Tout autour, le Palais de justice, le cinéma Versailles, la bijouterie, des boutiques de vêtements, d’électroménager, le théâtre municipal… exactement le même avec, de chaque côté du fronton, les masques réjouis et tristes de la comédie… ses grandes portes en bois massif en haut d’une volée de marches…

Plus loin, là-bas, se perd la ville, dans les ruelles du quartier arabe… Murs tessonnés. Maisons éteintes. Places secrètes. Loupiotes taciturnes pendant aux encoignures pétrifiées. Labyrinthes d’arcades. Rideaux métalliques posés comme un doigt sur la bouche cousue des façades…

… Je marche, cette nuit, dans une ville ouverte comme un rêve. Et comme un rêve pleine de fantômes de bruits. Au milieu d’impalpables présences… Ville couchée au creux du souvenir comme une seule masse de sommeil… Des pas claquant sur les trottoirs, des radios qui s’épuisent au fond des couloirs, des patios engourdis de chaleur, des plaintes et des chants jaillissant enlacés des bazars, des carrioles grinçantes, des ânes graves, et des femmes voilées qui ne montrent de leur visage qu’un œil de chardon, il ne me reste, cette nuit, de toi, que ces monuments somnambules, ces voix transpercées d’ombre, ces heures éboulées… Mais voici que je vais, dans la nuit ample de tes rues, dans le silence de ton couvre-feu, t’invoquant dans un va-et-vient d’images qui meurent aussitôt qu’ils reviennent à ma mémoire… Dans le silence de ton couvre-feu, je fais halte, je n’en peux plus, ville aux carrefours tourmentés de guérites, de barbelés, de sacs de sable entre lesquels émerge le dard sombre des mitrailleuses… où résonne le pas des patrouilles…

… Elle a éteint la lampe de chevet sans abolir la nuit blanchâtre qui passait par la porte-fenêtre. Ma main a eu envie d’escalader sa hanche et d’attirer son corps tout contre moi. Mais je l’ai laissée s’endormir. Elle s’est retournée vers moi, puis a tourné sur elle-même, s’est retournée encore avec une lenteur de rêve et j’ai vu, en effet, aux palpitations spasmodiques de ses paupières, qu’elle avait commencé à rêver…

… Perquisitions, arrestations, interrogatoires, condamnations, sévices, tortures, viols… Auxquels répondent et s’enchaînent les attentats aveugles dans les brasseries, les bars, les cinémas, sur les boulevards, les marchés, bombes cachées dans les couffins d’oranges, grenades jetées dans la foule, et les égorgements, kidnappings, assassinats en pleine rue, familles de colons massacrées la nuit dans leur lit… Et encore, toujours, descentes de police, opérations de ratissage ouvrant leurs bras de pieuvres bardés de mitrailleuses et de canons… Villages bombardés, roquettes et tirs d’artillerie, napalm… On fouille le pays, on encercle, on ratisse, on réprime, on patrouille, on pilonne, on fusille, on incendie les douars, on viole, on viole…

… Bruits de jeeps, de camions, de chars dans le buvard de l’aube, qui descendent vers le djébel… Des oliveraies de la plaine aux forêts de chênes-lièges et de frênes, du maquis broussailleux des basses pentes de Djurjura aux massifs de cèdres et de pins, partout, poussés vers la bataille, vendus aux violences et livrés à la peur, partout, les petits militaires français aux visages d’adolescents, leur gros casque lourd sur la tête. Conduits coûte que coûte vers le rebelle, l’Arabe, le melon, le raton, le bicot, le crouillat, le bougnoul, le fellagha, le fellouze, le salopard, en un mot, un seul, l’ennemi…

… Paniers de haine. Chuchotements, imprécations, supplications et appels au secours, cages thoraciques écrasées sous les bottes, gorges tranchées, couilles coupées enfoncées dans la bouche… gémissements… Le sang se casse au bord des routes… La basse continue du temps…

J’ai, un jour, raconté à Carole, une fois, une seule fois, ce jour brûlant d’été… au début de l’après-midi… le panier à salade… Elle a été malade, au début de la traversée. Pas très longtemps, deux ou trois heures, mais suffisamment pour se retourner l’estomac comme un gant. La mer était pourtant peu agitée, à peine formée comme on dit, du même gris ardoise que le ciel. Le temps était humide et brouillasseux, mais nous avions tenu à passer la nuit sur le pont, couchés dans des transats et enveloppés dans des couvertures. Evidemment, une nuit douce et étoilée nous aurait convenu davantage, une de ces nuits en bateau, inoubliablement charmeuse, qui nous installe dans le cœur ce sentiment divin d’être au sommet du monde et de se déplacer sans bouger d’un centre immobile. En vérité, ce temps maussade s’accordait parfaitement avec notre état d’âme. Nous avons somnolé un peu, dans le bruit des machines et du vent, échangé peu de mots, prudemment, pour ne pas nous laisser déborder par ce qu’il y avait en nous d’angoisse contenue. De temps à autre, sans ouvrir les yeux, je cherchais la main de Carole et je la prenais dans la mienne, me mettais à la tapoter et à la serrer doucement pour la consoler d’un chagrin contre lequel je me sentais tout à fait impuissant. De temps à autre aussi, de l’autre main, elle tamponnait son visage avec un mouchoir pour y essuyer la poussière d’embruns que le vent y avait collée, avec les gestes de quelqu’un qui, subrepticement, éponge sur ses joues les larmes qui y ont coulé…

… Villes quadrillées de patrouilles, vérifiant les identités, fouillant les passants musulmans… Rafles, perquisitions, arrestations, interrogatoires… Les paras, leur « centre de tri”»… Coups de poings, coups de bottes, passages à tabac, seins brûlés, règle triangulaire placée sous la plante des pieds, tuyau d’eau enfoncé au fond de la gorge, robinet grand ouvert sur la tête enveloppée de linges, et encore les coups, l’électricité, la baignoire, le tuyau d’eau, le goulot de bouteille ou le manche à balai qui empale… Et jusqu’à l’aube, chaque nuit, les hurlements et les plaintes des suppliciés, étouffés sous le bâillon, les jurons et les coups…

Nous avions eu des mots, une semaine avant. A propos d’une stupide histoire de réfrigérateur. J’avais déjà dû renoncer à remplacer notre vieux canapé auquel elle semblait aussi attachée qu’à la prunelle de ses yeux. Va pour le canapé ! Mais je ne pouvais concevoir qu’il y eût une histoire d’amour entre elle et ce frigo, vétéran des révolutions électroménagères !… Je dis son, mais c’est tout aussi bien le mien. Je pensais donc avoir mon mot à dire là-dessus et, à mon humble avis, il était bon à recycler. Il y avait pas mal de temps déjà qu’il nous donnait des signes évidents de faiblesse : il faisait un peu trop de givre, décongelait sans crier gare ou parfois se mettait à craquer dans la nuit comme si un cambrioleur marchait dans la maison en faisant crier le parquet… Il n’y a pas une semaine, pendant les six derniers mois, où je ne sois revenu à la charge… Elle se contentait, la plupart du temps, de hausser les épaules et d’affecter une attitude de désinvolte négligence, excepté ses yeux et les plis de sa bouche qui trahissaient, plus qu’aucun mot ne l’aurait fait, sa détermination farouche à ne céder en rien un pouce de terrain. Je n’allais tout de même pas m’agenouiller à ses pieds pour qu’elle consente à changer d’avis.

« Après tout, fais comme bon te semble, je m’en fiche », elle finissait par me dire.

Il n’y avait rien, entre nous, qui ne m’apparût plus stupide que ce genre de discussions. Mais il n’y avait rien de tel, non plus, que ce genre de phrases pour me mettre en pétard pour toute la soirée…

… J’ai, un jour, raconté à Carole, une fois, une seule fois, ce jour brûlant d’été… au début de l’après-midi… le panier à salade garé devant la porte… la police dans la maison, la même que je suis allé revoir… les policiers zélés renversant les tiroirs, vidant brutalement armoires et placards, jetant bas les piles de linge, fouillant tous les recoins, feuilletant tous les livres, épluchant les papiers et les lettres, arrachant les photos des albums… Perquisition, arrestation, interrogatoire… ce jour d’été… Mon père qu’on emmène… communiste et sympathisant F.L.N., dénoncé par un “camarade ” qui avait craqué sous les coups… qu’on emmène… et qui ne reviendra que bien plus tard… presque cinq ans après… dans un si pitoyable état…

« Accorde-moi deux heures, s’il te plaît, je lui disais. Ne serait-ce que ça. Le temps d’aller au magasin, d’en choisir un autre et de revenir. Ils livreront un frigo neuf et se chargeront d’emmener cette vieille carcasse qui, un jour ou l’autre, c’est à prévoir, s’oubliera à faire sous elle.

– Je tiens à ce frigo, voilà, elle me rétorquait à bout d’agacement. J’y suis habituée. Je ne supporterai pas de voir un autre réfrigérateur prendre sa place. C’est comme si tu me demandais… d’abandonner mon chien ! Je n’en aurais pas le cran, ni l’envie d’ailleurs… Il faut le faire réparer, c’est tout. »

Voilà le genre d’arguments absurdes qu’elle me mettait sous le nez.

« Bon sang, Carole ! j’insistais. C’est insensé ! On ne compare pas un frigo et un chien ! Et puis, d’abord, nous n’avons pas de chien ! Mais ce frigo, il est foutu, et bien foutu ! bon pour la casse ! Personne ne voudra, ou ne pourra le réparer !… Suppose qu’il nous lâche, pendant que nous serons absents, une semaine, quinze jours… Nous retrouverions, au retour, la cuisine inondée, un frigo plein de moisissures, à gratter au couteau, de la nourriture pourrie dans le congélateur, sans parler de l’odeur !… J’ose à peine y penser !

– Il suffira de le vider au moment de partir et de le débrancher, ce n’est pas compliqué. »

Si je retournais à l’assaut de son obstination, elle me répondait : « Non, pas question de perdre deux heures de mon temps pour remplacer un appareil qui marche bien encore et qui, jamais, tout au long de sa longue vie, ne nous a posé le moindre problème !… Quand je m’attache aux choses, comme aux gens, je le les trahis pas… Je ne parlerai pas de compassion, ce serait excessif, mais ce frigo, tout inerte et stupide qu’il soit, a une vie bien à lui, comme toutes les choses… Je l’aime, voilà tout, et j’y tiens parce que je l’aime, à moins que je ne l’aime parce que j’y tiens, tout ça au fond revient au même, il n’y a rien d’autre à comprendre sinon que, là-dedans, il est question de sentiments. »

La semaine dernière, je m’étais contenté d’ajouter, pour conclure la discussion : « Je respecte tes sentiments, je m’y efforce chaque jour qui passe, mais je ne comprends tout de même pas ton entêtement à garder ce tas de ferraille… Je ne te demande pourtant pas grand chose si on prend la situation sous un angle… disons, un peu plus raisonnable… »

Elle s’est énervée, de manière incompréhensible, je dirais même irrationnelle, et comme je lâchais je ne sais plus quels mots cinglants et sûrement injustes, elle a fondu en larmes, brusquement, affalée sur le canapé, la tête dans les poings, secouée de sanglots qu’elle arrachait de sa poitrine entre de brefs gémissements… « Mais, après tout, fais comme tu veux, je m’en fiche » a-t-elle gémi. Cette fois, ma colère a crevé aussitôt, comme une bulle de savon, mais je l’ai regardée pleurer, un bon moment, parce que je ne savais pas quoi faire. Après, elle est allée dans la salle de bains, s’est lavée le visage et, revenue dans le séjour, je lui ai demandé pardon. C’est le moins que je pouvais faire…

… 1959… 60… 61…

… J’ai marché, cette nuit, d’un souvenir à l’autre, peu à peu transpercé par la pluie… Et rien qu’effondrements… D’un souvenir à l’autre… effondrements… effondrements… J’ai marché, cette nuit, sur les traces de mon passé. Sur la mort de tous ceux que je fus. Sur ces débris de ma mémoire qui se précipitaient au-devant de mes pas, et derrière moi s’effaçaient comme des vestiges de rêve… Cette distance entre eux et moi, c’est celle qui existe entre nous et la vie. La franchir demande du temps. Il ne faut surtout pas se hâter… Et pourtant il est là, le théâtre municipal, là où je voulais revenir… exactement le même avec, de chaque côté du fronton, les masques tristes et joyeux de la comédie éternelle… ses grandes portes en bois massif en haut d’une volée de marches… Et si la vie est là aussi, étrange et immédiate dans la silhouette des chiens errants qui s’en vont au hasard des rues, dont l’ombre se découpe au bas des palissades, il nous faut nous aventurer dans ce qui en nous, comme dans le silence de la nuit, brûle de la lumière moribonde des réverbères…

… En allant au lycée, ce matin de juin, je l’ai vu sur les marches du théâtre municipal. Depuis un mois, la ville arabe était cernée par les paras qui en interdisaient l’accès, et qui défendaient qu’on la quitte. Il avait dû sortir, pendant la nuit, en trompant sa peur et sa faim, et la vigilance des sentinelles. Il avait trouvé un pain quelque part, pour nourrir sa famille sans doute, un gros pain rond de trois kilos qu’il avait coincé sous son bras, et il regagnait le quartier assiégé. Chacal furtif qui s’arrêtait dans l’ombre plus épaisse des platanes, dans l’encoignure des portails, repartait en rasant les murs. Pour échapper, sans doute aussi, aux tueurs en maraude de l’O.A.S., il avait dû se réfugier en haut des marches du théâtre, dans l’encoignure de la porte. Le pistolet automatique avait déchargé sa rafale dans les linges gris du petit matin. L’Arabe était tombé, tête en avant, bras battant l’air, sur les marches de marbre, et il avait lâché son pain qui avait roulé jusque en bas… Je suis passé ce matin-là, sur la place Carnot, comme je le fais chaque jour, pour aller au lycée. Je contourne le kiosque à musique, je passe au pied des marches du théâtre. Le soleil était déjà haut, le sang avait séché. Il faisait sous son ventre une tache noirâtre qui avait glissé jusqu’à son visage… Au retour du lycée, à la fin de l’après-midi, il était toujours là, dans le silence morne de la place où aucun des rares passants n’osait poser les yeux sur lui. Au bas des marches on avait mis un écriteau, un morceau de carton où il était écrit, en lettres de charbon : il est interdit de jeter des ordures, et encore plus de les ramasser… Le lendemain, il était là, toujours. Et le surlendemain. Une semaine après, encore, et le soleil d’été liquéfiait ces chairs de cadavre dont s’étaient emparées les mouches… Pour « l’exemple », on l’aurait volontiers laissé une semaine encore, mais finalement on l’a enlevé, par mesure d’hygiène…

Cette nuit – déjà le matin, je suis revenu voir si on avait lavé les marches. S’il restait des traces du sang incrusté dans la pierre. Mais, malgré l’aube qui se lève, il fait trop sombre encore pour être sûr de ce que l’on croit voir… Il y en a un autre encore, dans la rue, pas très loin de chez nous, sur l’Avenue de l’Hôpital. Tombé sur le trottoir. D’une rafale dans le dos. Mais lui y est encore, je l’ai vu, hier matin, en partant au lycée, les genoux repliés sous lui, la tête entre les bras, le front contre le sol, comme s’il faisait sa prière. On l’avait sûrement laissé sortir de l’hôpital, au début de l’après-midi. En sachant qu’il n’avait pas la moindre chance d’arriver chez lui vivant. Ou, plus exactement, on l’a poussé jusqu’à la porte : il n’avait plus besoin de soins. On l’a laissé partir dans la nature, comme ça, un lapin dans la ville, un chevreuil sur le macadam, du vrai gibier traqué, apeuré, condamné d’avance, livré à découvert, que les chasseurs d’Arabes n’ont pas tardé à débusquer… Il n’avait pas fait cinq cents mètres…

Carole ne peut pas supporter ça. Ce sont des choses qui la font pleurer. Qui lui donnent envie de hurler. Comme à moi. Vaudrait-il mieux se taire ? Protester, montrer sa révolte, ce serait à coup sûr s’exposer à je ne sais quelles représailles, un enlèvement, comme il y en a tous les jours, ou risquer encore, plus simplement, de prendre quelques balles dans la peau. Ça ne vaudrait pas mieux. Pas mal de gens ont disparu, ces derniers temps, des Européens, des Arabes… des opposants, des traîtres, des gêneurs, enlevés, dans chacun des camps, par ceux du camp d’en face… et qu’on retrouvera, un jour, dans un charnier, liquidés d’un coup de couteau ou d’une balle dans la nuque, ou jetés dans un four à chaux, ou emmurés vivants dans une grotte… Et nous, qui sommes pour l’Indépendance, nous sommes du mauvais côté ! Les Pieds-Noirs sont devenus fous !… Littéralement enragés !… et les tueurs courent les rues… Je ferai quand même étudier aux élèves, demain, Le dormeur du val, de Rimbaud, ce jeune homme allongé dans l’herbe avec ses deux trous rouges au côté droit, c’est inscrit au programme, et puis merde au proviseur et aux parents qui me chercheraient des poux dans la tête !… Ou au petit cercueil qu’on m’enverra peut-être par la poste… Au moins, j’aurais servi la poésie, et aurai ma conscience pour moi… Histoire de ne pas avoir, un jour, trop honte de moi-même…

Bon sang ! la guerre un jour s’achèvera, c’est sûr. Le plus tôt possible, j’espère. Nous ne quitterons pas le navire. Comme des rats saisis par la panique. Pas de raison à ça. Nous resterons ici, dans cette ville, où nous avons toujours vécu… Il faudra tout recommencer… La guerre finira bientôt, il faudra bien qu’elle finisse. J’ai traversé la place, tout à l’heure. Je suis allé jeter un œil à la vitrine d’électroménager, et j’ai vu un frigo qui me plaît beaucoup. Ça ne nous prendra pas beaucoup de temps. Le temps d’aller au magasin, demain, de constater que celui-là fera tout à fait notre affaire, et de rentrer à la maison. Ils livreront le frigo neuf et se chargeront d’emmener l’autre vieille carcasse… Je n’ai plus qu’à rentrer me coucher, jusqu’à l’ouverture de la boutique… Je suppose qu’elle dort encore. Peut-être dans la même position que tout à l’heure. Je lui en en parlerai, dès qu’elle se réveillera. Je mettrai la radio pour la réveiller doucement en musique… Je suis sûr que, cette fois-ci, elle me donnera raison… Peut-être même qu’on interrompra la chanson, entre deux couplets, pour nous annoncer la fin de la guerre et donner l’ordre du cessez-le-feu.