Le réel est un poème métaphysique – Marie-Claude San Juan

Lecture de Michel Diaz

Le réel est un poème métaphysique

Marie-Claude San Juan

Editions Unicité (2022)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 86 (hiver 2023)

Mes photographies ne veulent rien illustrer. Mes textes ne commentent aucune image prévient Marie-Claude San Juan dans le texte préliminaire de son recueil, Le réel est un poème métaphysique. Recueil composé de quatre sections, proses réflexivo-méditatives, poèmes, citations, qu’accompagnent 21 belles images photographiques de l’auteure elle-même.

Le sujet du livre est donné dès les premières phrases de l’avant-propos, « Les voiles qui délivrent le caché » : Eternel ET éphémère, le réel, avec ses traces qui s’effacent, poussière qui glisse entre nos doigts, nous précède et demeurera au-delà de nous, réalité toujours présente quand nous ne serons même plus poussière. Tant que la planète Terre sera planète.

Mais qu’est-ce que le « réel », cette notion à laquelle la poésie, en première ligne, se trouve confrontée, chargée d’en rendre compte ? Car le « réel » n’est pas le monde, “ la réalité ” telle que notre langue et notre culture avec ses mots, ses préjugés, ses croyances, l’a construite et continue de la modeler en fonction de nos perceptions nouvelles. N’est-ce pas plutôt ce tissu du monde, cette « peau » dont parle Marie-Claude San Juan et qu’elle appelle “ réel ”, qui fonde et déborde notre “réalité ”, la compréhension que nous pouvons avoir de ce qui est ? Ce “ réel ” n’est-ce pas surtout ce après quoi court le poète, mots en avant, comme un qui marche dans la nuit une lanterne à la main ? Retourner le champ invisible, en écrivant, nous dit-elle. Parfois tout est immédiat et donné, le palimpseste n’a été effacé et recouvert de signes que souterrainement. Et elle ajoute : Mais au-delà de l’instant saisi, cette brutale émergence d’une mémoire des yeux, préférer la permanente lenteur de la gestation de soi. Ecrire ? Mettre ses yeux en mots, mais les yeux derrière les mots.

En vérité, le poète ne “ court ” pas après le réel comme s’il s’agissait d’un animal en fuite. Il y est immergé, comme tout le monde, mais sans le savoir tant la “ réalité ”, cette description apprise nous accapare et nous limite. Et cette “ description ”, c’est notre langue et ce qu’elle véhicule d’idéologie et de culture qui nous l’impose, dès notre naissance. Nous y baignons. À tel point que c’est à travers elle que nous percevons, sentons, pensons. Elle est la somme de “tous ces grossiers camions et monuments qui, nous dit Ponge, forment bien plus que le décor de notre vie”, puisqu’ils nous habitent et nous parasitent à notre insu.

Il n’y a peut-être que l’écriture pour sortir de cette aliénation. Pour faire émerger ce qui peut naître, essayer d’échapper à cette radiophonie intérieure qui ne cesse de diffuser jusque dans notre sommeil. Parce qu’un beau jour on éprouve que seul le langage permet d’échapper au langage. Que ce n’est qu’en faisant bouger ces conventions, ces clichés, habitudes, qu’on arrivera peut-être à voir, à entendre, à penser autre chose. «  On dit que nous sommes poètes, disait aussi Breton, parce que nous nous attaquons au langage qui est la pire des conventions » ”. On commence donc par “ parler contre les paroles ”, (Ponge, encore). Car parler contre les paroles, c’est accepter de perdre ses repères, sortir de ce cadre rassurant où les mots disent ce qu’ils veulent dire. Au risque de ne plus savoir où l’on est, puisque on est là et on n’y est plus. Les choses n’ont pas changé et, en même temps, elles sont prises dans une étrange lumière. Cette lumière étrange, qui est aussi pour Marie-Claude San Juan, le signe du réel.

C’est donc cette écriture poétique qu’elle nous donne à lire aujourd’hui avec ce livre, proses et poèmes qui posent l’enjeu du livre (trouver ces instants où l’immense se rencontre dans l’imperceptible, quand la lumière effleure des parcelles d’or que l’eau invente), et le lieu même de cet enjeu: le poème comme une ouverture sur l’inconnu. Un petit rectangle de mots qui donne sur ce qu’on ne sait pas…

Ce que nous dit ce livre, c’est qu’il n’y a pas de différence “ ontologique ”, comme disent les philosophes. Qu’il n’y a pas la réalité où nous vivons et une “autre réalité” (le réel) mais que c’est le même monde éprouvé différemment. Tout cela dans ce travail minuscule apparemment futile qui consiste, dans le langage, et avec l’aide du regard, à faire bouger le langage, y mettre du jeu pour que dans cet imperceptible bougé – dans la lueur de cette lanterne de mots dont nous avons parlé – quelque chose d’autre puisse apparaître.

Le monde est. On ne le voit pas. On ne voit que du langage. On voit des mots. Regarder, c’est lire, épeler les choses. Et si telle est la “réalité”, comment accéder au réel, comment éprouver la présence ? Arriverons-nous à la saisir ? La gardera-t-on ou nous échappera-t-elle toujours ? Octavio Paz disait qu’il fallait “donner des yeux au langage”. C’est lui qui nous dit, au début de son grand poème autobiographique Pasado en claro que “ voir le monde c’est l’épeler ”. Que percevoir c’est déjà nommer. Nous ne voyons pas les choses mais seulement leur nom. Alors, “ donner des yeux au langage ”, ce serait justement détruire ces “ mots qui sont mes yeux ” (Paz), qui nous forcent à voir et donc nous empêchent de voir, pour, sur les ruines de la langue utilitaire et du sens institué, dans un langage qui ne nous prendrait pas nos yeux mais nous les donnerait, voir enfin. Ceci dit, il faudrait ajouter cette nuance importante : donner des yeux au langage, c’est aussi lui donner une oreille. Car ce que nous voyons dans le poème, en fait, nous l’entendons. À travers le passage silencieux d’une voix qui s’est mise à parler et qui, soudain, en sait bien plus que nous. À condition que notre encombrante identité se soit mise en veilleuse, pour que dans l’espace laissé libre par son retrait, autre chose puisse advenir. Cet autre qui est je (Rimbaud), ce “ latent compagnon qui en moi accomplit d’exister ”. “Réel” sans doute inaccessible, mais dont nous pouvons en tout cas avoir le pressentiment.

Reste alors à rendre compte de l’événement toujours recommencé d’être là, ici et maintenant. Sur cette bascule du présent. Voir en écrivant, à l’écoute de ce qui parle et pourrait n’avoir jamais de fin. Entrer, par l’intermédiaire d’un petit carré de mots, dans le miracle quotidien et extraordinaire d’être vivant.

Le hasard peint des couches de marques sur le sol, les portes, les murs, en omniscient caché, créateur de sens. Le temps griffe les surfaces, trace, grave et demeure. Effleurage mystique du toujours non su, caresse du réel calligraphiant notre radicale ignorance. Presque rien, pas grand-chose, voilà ce qui reste quand on se retourne et que les yeux ont regardé. Moins qu’un chemin, moins que des traces, juste un miroitement évaporé. Comme si rien n’avait jamais été. Mais si ce rien qui n’est quand même pas rien, et si ce n’est pas le rien d’en haut dont parlait Simone Weil, ce serait le rien d’ici-bas comme une transcendance qui logerait dans l’immanence, un rien germinatif, quelque chose de l’ordre de ce “ rien qui fait tout surgir ” dont parlait Sören Kierkegaard ?

L’œil vendange et traduit, écrit encore l’auteure, chaque brin des signes posés dans la mémoire des rues, lisant les pages concrètes du visible. Ce sont paroles errantes, odyssée nombreuse des tourments d’inconnus. Entrant par effraction on entend les angoisses du monde. Et il n’est pas d’autre monde que l’infinité de celui-ci. Ailleurs est ici. L’autre est en moi, en nous. Rien de clos, de fermé : tout est poreux dès lors qu’on cesse de laisser agir cette perception utilitaire qui est la nôtre à longueur de temps. Alors on se sent traversé comme par l’univers entier. On ne voit rien et on voit tout. Rien – nullam rem: aucune chose en particulier et toutes à la fois. Hors cadres, hors codes, hors sens (dans les deux sens) ; ce qu’on ne peut ni percevoir ni appréhender, ni même imaginer, mais qui est là : la plénitude imperceptible de ce qui est. Non pas une transcendance, un arrière monde, mais, plutôt, oui, une transcendance dans l’immanence – une immanence absolue. Contre les idéalisations, les sacralisations et les théologisassions (positives ou négatives) de tous poils, l’affirmation de l’essentielle continuité du monde.

Ce livre est la démonstration que la quête spirituelle, se passant de toute référence à la transcendance divine, appartient aussi à qui a fait du monde l’objet de son amour et y adhère tout entier pour s’y confondre, ainsi que le disent les derniers mots du texte : Objectif dénuement / rien ne possède / car rien n’est possédé. Le Je se dépouille même du Je. Et dans cette démarche de regard que nous propose Marie-Claude San Juan, il n’y a aucune différence entre le sens et la lumière…

Michel Diaz, 01/10/2022

Tu viens de là – Teo Libardo

Tu viens de là

Teo Libardo

Editions Musimot (2022)

Lecture de Michel Diaz, publiée in Diérèse N° 86 (hiver 2023)

     On peut lire, lire et relire la dernière publication de Teo Libardo, « Tu viens de là », sûr de ne pas parvenir à en épuiser le dense contenu. Et on peut en revenir passablement ébranlé.

     Pourtant très écrit et rigoureusement composé, ce texte jaillit et file tout du long, d’un seul tenant, comme une coulée de lave dans son lit. Réclamant, comme c’est toujours le cas avec la poésie de Teo Libardo, d’être mis en bouche et en voix, y prenant une force accrue, puisque la poésie est avant tout effet de sens, remuement de langue, affaire de musique, de sonorités, de mouvement, de rythme, de couleurs, d’émotions.

     Ce poème, c’est le round d’un combat de boxe. Son auteur me pardonnera sans doute cette comparaison, étonnante et peut-être irrecevable, mais c’est celle qui a fini par s’imposer, la plus juste pour traduire mes impressions de lecture.

     Ce texte, on y danse, d’un pas de côté, de l’autre, on y saute d’un vers à l’autre, on y perd son souffle et on le récupère d’une image à l’autre, on y cogne dans les mots, on en prend plein la figure, on y perd l’équilibre, on y vacille, on y vertige, on y crochette et upercute.

     C’est un round de boxe à mains nues, sans inutiles sentiments ni attermoiements, sans triche possible. Mots et images que le poète va chercher profond, comme au fond des ressources, ramène pour les balancer comme on jouerait de l’essentiel, presque de sa survie.

     Images fulgurantes, parfois contradictoires qui se heurtent de l’une à l’autre, font nœud pour s’accomplir plus loin comme tombe un rai de lumière. Oui, ça boxe, ça frappe, « toi », « elle », mais à coup sûr l’auteur, contre l’ombre, la nuit, la mort, le néant, les chagrins, les douleurs, les incertitudes, l’asphyxie de la vie et « l’accroc des jours ». Oui, ça vient de là, de la blessure originelle aussi et de sa déchirure, de la nostalgie des eaux-mères, de « cette entaille / de ce vertige », de tout ce contre quoi il faut réussir à exister. Au prix de quoi « l’inquiétude est sommée de décamper », au prix de quoi, contre la détresse, se gagnent quelque lueur, bonheur d’être, plaisir et espérance, surprise d’un « printemps insu », « suave et somnolent », « flâneries magiciennes », apaisement et renouveau, « un peu d’azur sur la terre », « un peu d’éden dans ce jardin », quelques respirations heureuses, le ravissement de l’aube. Au prix aussi de quoi se gagnent « le songe, le simple, l’imperceptible », comme « le profond, le caché, l’insondable »…

     Si cela ne doit pas être aussi, sous la plume de certains poètes, un combat de tout l’être et de la parole contre tout le noir qui nous cerne et celui qui du dedans nous assaille, je ne sais plus à quoi peut servir la poésie. 

     C’est là un très beau texte, pas facile et sans doute perturbant pour qui le lirait comme il se doit, mais qui témoigne que la poésie demeure l’essentiel de ce qui nous aide à vivre et à penser, non seulement à notre relation à nous-même et au monde, mais aussi à notre incertaine place sur la terre des hommes.

Michel Diaz, 29/09/2022

L’un seul, légendes – Geneviève Deplatière

L'un seul, légendes - poèmes (Grand format)

L’un seul, légendes

Geneviève Deplatière

Editions Unicité, Collection Le Vrai lieu, 2020 (59 p.)

Lecture de Michel Diaz, note de lecture publiée dans le N° 86 de Diérèse (hiver 2023)

         Je ne dirai rien sur le titre de ce recueil, a priori énigmatique, évitant ainsi de donner une interprétation qui en orienterait, voire en fausserait la lecture. « Le titre d’un livre, disait Jacques Dupin, n’est pas une annonce, un programme un couvercle. Il n’est ni un condensé ni une émanation du texte. A peine un signal, un repère (…). Il doit à la fin rejoindre le poème, mais il vient d’ailleurs, d’une autre case de l’imaginaire. » Si le titre d’un livre n’est pas une clé, mais «plutôt un trou de serrure laissant le regard pénétrer », comme ce poète le disait encore dans cette interview, je me contenterai de ce trou de serrure pour avancer que dans L’un seul du titre, je crois aussi lire « linceul » (ce linceul sacré au revers de / l’insupportable), ce linge blanc qui cherche à pacifier la mort et qui, par une inversion symbolique de la couleur, peut aussi bien devenir « lange », linge où le cycle de la vie s’amorce, et qui par assimilation des sens peut évoquer ce si étrange blanc de la page où s’aventure la poète – qui sait que maintenant / tu pourras t’en aller seule / sous une page blanche.

         Les trois sections de ce recueil, « Passages du clair-obscur », « Dans un désir de rosée », « Mise en scène », sont précédées chacune d’une citation de Bernard Noël, Pascal Quignard et René Char, qui nous indiquent clairement le balisage de l’ouvrage, en donnent les étapes et en marquent la progression.

         En effet, ce recueil n’est pas qu’une simple collection de poèmes mais un livre construit qui s’offre à nous comme une invitation à cheminer sur un territoire de réflexion et de questionnement où les mots se révèlent indissociables d’une démarche et d’une expérience de vie.

         Il y a d’abord, dès la première page où l’auteure s’adresse à elle-même (comme presque tout au long du recueil), cet indéfinissable tremblement d’un désir innommé qui, remontant du fond des eaux obscures de la rêverie, fissure le silence comme au commencement de ce qui cherche à devenir parole : Sur fond de tes pensées / qui dérivent / tu cherches une trace / ajourant ta peur / de l’ombre / de ton insondable histoire.

         Que sont ces mots, se demande l’auteure, qui s’imposent à la pensée et glissent sur la page : Ne serait-ce que poudre aux yeux, d’or ? Sont-ils de ceux qui entretiennent la pensée toute faite et s’emploient à penser pour nous, cimentent nos croyances, alimentant ainsi notre « long travail d’illusion », selon la formule de B. Noël ? De ceux plutôt qu’inventent tes sens navrés / d’inexplicable qui te courbent dans l’ombre ?

         Mais si lumineuse qu’elle nous apparaisse par moments, la poésie de Geneviève Deplatière est une poésie inquiète. Inquiète de cette inquiétude fertile qui nous fait nous tenir aux aguets, dans la vigilance de cette veille que réclame l’état d’être-au-monde. La lumière, pour elle, ainsi que je l’ai dit pour quelques autres puisatiers de la parole, n’est pas un état d’âme ni d’esprit qui lui est naturellement donné. Il lui faut la gagner, jour après jour, mot après mot, sur la pénombre qui nous cerne, les doutes et les peurs, sachant que ces éclats dont s’éclaire le cœur ne sont que des joies éphémères, des moments dont la fulgurance fait tout l’inestimable prix : C’est le prodige du jour // à hauteur d’aubépine / blanche comme / un songe qui remplit les yeux / d’une enfant qui dort / auprès d’une source qui coule.

         Ecrire serait donc, pour Geneviève Deplatière, travailler à se déprendre de ces illusions du « vivre » et celles d’ « être humain » auxquelles, par paresse et facilité, nous nous abandonnons. Ce serait, pour cette poète, s’essayer à tracer sa route dans les mots, avancer au bord du naufrage et trébucher dans le silence, quitte à perdre pied dans la lâcheté des heures perdues / ou la rage des pas qui piétinent. Car la seule fonction du poème est de nous ouvrir l’œil pour nous inviter à entrer dans l’innocence fulgurante / d’une toison d’épines et de pétales / à tresser d’espérance, laisser le désir monter à l’assaut d’une course nouvelle // Si au sommet une clarté. Mais écrire, pour pouvoir, en de brefs instants, saisir la beauté, sa douceur / qui te vient dans les mains, sème des mirages est effort qui réclame et impose que l’on ne cède rien aux complaisances dans lesquelles parfois la poésie s’égare, et soulever d’entre les périls / ta silencieuse traversée.

         Parfois pourtant, écrit l’auteure dans la deuxième section, Il se peut qu’un instant / sur la grève tu verses tes pleurs, tant / l’exode des aubes t’accable. Comme encore Il se peut qu’en un instant pur / tous les âges viennent à ta rencontre / dans l’alluvion des baisers et des mots qu’ils charrient. Instants de désarroi ou de fugitive allégresse, car travailler à te sentir vivante, écarter devant soi les ombres qui nous hantent, braver cette incertaine traversée du temps, comme affronter l’espace d’inconnu sur lequel ouvre le poème, c’est aussi défier la mort. Et rien ne nous sera donné qu’il ne nous faut aller prendre. Aussi la poésie de Geneviève Deplatière s’avance-t-elle Comme dans la grande forêt /où le soleil joue sa lumière / dans ces rouleaux, obscurs d’être / si proches.

         Mais écrire, c’est toujours un même geste, Ouvrir les mains, redéfinir les contours, / car chaque pas prend du temps, ce même geste qui est à l’œuvre quand ce mouvement de la main et du corps lève devant lui l’inconnu, quand il ne s’agit pas de traduire une expérience antérieure avec ses sentiments et ses secrets mais quand cette manière d’aller est elle-même le lieu de l’expérience, la réponse apportée à un passage de vie, à ses éclats : si nos rêves embusqués s’affranchissent de l’ombre / qui gît sur eux / l’amour fou du souffle alors, s’il mange dans nos mains, / fera reculer le désert.

         L’écriture de Geneviève Deplatière est à la fois quête et révélateur de l’être, cérémonial intime des sens en éveil et réceptacle des secrets frémissements de l’être : Ici, de jour en jour, / et la rumeur des désirs / comme le vent passe.

         En dépit des incertitudes et des douleurs qui accompagnent « le métier de vivre », et même quand, parfois, derrière tes lèvres, les cordes des mots sont brisées, la poésie de cette auteure est traversée d’un bout à l’autre (et je dirai même de part en part) par l’opiniâtre ligne mélodique où se tiennent les notes les plus hautes de sa voix, ses couleurs les plus claires. Le disent explicitement les mots qui ouvrent la troisième section : De toute façon, le jour demande son passage, / même, au solstice montant d’après neige, celui qui / mord / les boutons de rose, / car il fait chanter les arbres. Et elle écrit encore, un peu plus loin, Force est… de vivre, d’aimer tant / et quand de faire le point, d’ouvrir encore les yeux / Le solstice nous aventure plus loin, car Dire poursuit l’horizon / c’est dire sa force.

         Cette parole, de page en page, hésitant quelquefois et doutant parfois d’elle-même, comme luttant à voix blessée « contre » ce qui offusque la lumière du cœur, travaille incessamment pourtant à tenir bon et se tenir debout « pour » assurer ce que la vie exige de ferveur dans l’amitié du monde et dans l’amour de l’autre, et cet équilibre de l’âme sans lequel le fait d’exister ne connaît aucune assomption.

Michel Diaz, 19/06/2022

Edito

Edito à paraître dans le N° 85 de Diérèse (octobre 2022)

Arcanes du poème

« Le besoin d’écrire est premier. Le contenu de l’expression vient du hasard, et n’échappe au hasard que dans l’expression. » (Henri Thomas, in « Le Tableau d’avancement », Fata Morgana, 1983

            Il serait parfaitement vain, autant qu’illusoire, d’essayer de comprendre ce qui, chez l’artiste, écrivain ou poète, fonde l’origine de ce « besoin » dont parle Henri Thomas. Il est, ou il n’est pas. Et s’il est, il s’éprouve et s’impose avec plus ou moins d’insistance ou d’urgence, de fébrilité ou de violence, en avouant toujours son caractère de nécessité, comme l’est la faim ou la soif. Comme l’est le désir archaïque de fissurer ce qu’on nous appris à concevoir de la réalité du monde, pour nous défaire de ses apparences ou de ses illusions et tenter d’ouvrir dans l’être un chemin sur lequel, quand regarder ne suffit plus, il nous faut commencer à voir. Avec nos yeux de l’intérieur, qui nous construisent notre espace du dedans, pour reprendre ce titre d’Henri Michaux, nous ouvrent véritablement au monde parce qu’ils nous confrontent à ses énigmes : « Puisse l’immensité, écrit Werner Lambersy, / se tenir derrière la porte / Qu’il suffit d’ouvrir ».

            L’écriture poétique est alors démarche d’existence, quête inlassable et jamais aboutie de ce qui fermente et vagit dans les commencements, mais germe aussi dans le silence d’avant la parole et les signes d’avant les mots, car ce que l’on entend alors, c’est la petite musique d’un sens qui file vers son horizon impossible. Elle est alors l’enjeu d’un élargissement imprévu de l’esprit, quelque chose qui scrute le monde et s’avance à tâtons, cherche à le déchiffrer. Non sa réalité, mais plus justement son réel que les mots, un à un, écartant devant eux les ombres, nous laissent entrevoir en son « inépuisable latence », ainsi que l’écrit Jacques Ancet.

            Certes, nous le savons, « le contenu de l’expression vient du hasard », et cela correspond à ce que Reverdy qualifiait « d’état poétique » – dont la matière-lave ne prendra forme que dans le creuset du poème en se coulant dans « l’expression », au risque pour le poète de trahir le vif de son surgissement. « Quelque chose, écrit encore Jacques Ancet, qui est une intensité de langage, laquelle est une intensité de vie, indissolublement ». Et c’est bien à cela que travaille la poésie, quand elle est traduction d’un élan impérieux, chemin d’une exigence et d’une rigueur qui ne céderont rien non plus à « tout le décoratif de l’écriture, l’extra-poétique, afin d’entrer dans le corps même de son sujet » (Daniel Martinez).

            Car forger le poème, c’est aller nécessairement de l’obscur vers le sens, mais en se tenant loin de la parole toute faite. Y découvrir l’inattendu dans ce que l’on n’attendait pas, qui se lève d’entre les mots, prend la parole, « Comme la paupière qui / Pour la première / Fois se lève // Devant l’image du réel » (Werner Lambersy). Et c’est sans doute là la vocation première de ce que l’on appelle « le poème » : nous ouvrir d’abord l’œil.

            Mais le sens que les phrases recèlent, si riche qu’il paraisse de « leçons de ténèbres » et d’approche des choses, n’est pas explicatif, jamais totalement satisfaisant, car il ne nous sert pas à domestiquer le monde ni à nous en donner quelque maîtrise. Le sens, en fait, vient déranger un ordre qui échappe à toute raison, il vient troubler, ouvrir sans fin, sans pouvoir rien fixer. Il n’est qu’agent d’une transformation interminable. En vérité, dans un poème, le sens est l’impossible. Et Les Illuminations d’Arthur Rimbaud sont toujours là pour nous le rappeler : musique des mots et des phrases, rythmes et résonances restent, dans un poème, la première matière de l’écriture, ce par quoi tout le reste s’anime et se charge d’ouvrir les chemins imprévus par lesquels nous avancerons dans le texte. Si la musique des syllabes donne sang et vie au poème, le rythme n’est pas un mode de la représentation, mais un mode de la présence, et l’on peut se souvenir des mots de Marina Tsétaïeva : « Il y a quelque chose dans la poésie qui est plus important que le sens : la résonance ».

            Répondre à l’appel du poème, c’est s’aventurer dans « la grande maison de l’âme », espace d’expérience où la parole se risque vers ce qu’elle ignore de ce que se tient devant et qui la tire toujours plus avant. Sans jamais perdre du regard toutes les manifestations du monde dont le poème, au-delà de tout sens arrêté, nous donnera toujours les dernières nouvelles.

Michel Diaz

Quelque part la lumière pleut, lecture de Gilles Lades

Quelque part la lumière pleut

Michel Diaz

Editions Alcyone, 2022

Lecture de Gilles Lades, note de lecture publiée in Verso N° 191, juillet 2022

         Le poète, au seuil de la nouvelle page et du nouvel ouvrage, pense au lecteur, « inconnu aveugle qui est là et attend ». Poète et lecteur sont initialement pris dans des sortes de limbes dont seul l’acte téméraire d’écrire permettra de sortir. Un nouvel ouvrage est l’occasion de défier « l’étrangloir » où toute voix se brise.

         Le premier mouvement, « Dans l’incertain du monde », ne sera que vie revécue et interrogée, épreuves à sonder et à surmonter. En ce point, en ce lieu, le poète est un homme noué, seul, avide du « lin blanc des paroles », mais menacé par un « grand pin rougi de foudre ». Pourtant, au moment d’une possible rupture, viennent des images de matin ouvrant sur « un passage étroit entre ciel et pénombre ». Alors se dessine le souvenir de la mère, accompagnée sur le chemin de sa solitude. Les pages qui suivent sont toutes d’absence, d’accablement, le temps d’attendre et d’accepter qu’ « un nouveau jour se lève ».

         Des mots prennent un relief particulier : « voix », « rien », et chacun d’eux relance la parole et la texture des images. Le poète cerne ce qu’est l’obstination à vivre, ce qu’est la saisie du sentiment de l’existence. De nombreuses et obsédantes anaphores répondent à cette pulsion de dire. Le mouvement enclenché va à son épuisement, à son apaisement de vagues. Et le propos passe de l’adhésion anxieuse ou plénière au monde (« tout sentir, de toutes les façons, à petits traits, par intervalles ») au regard aigu posé sur soi : « Tu vis du sentiment que tu n’es rien aux yeux indifférents du monde, que l’ombre d’une silhouette qui t’effraie ». Le monde, notons-le, est aussi la planète actuelle en péril : « Ces temps veillent en pleurs au chevet de la vie unanime ».

         Dans le second mouvement, « S’essayer à vivre plus loin », le poète prend le parti de l’affrontement : « Pas qui gravit, marque sa crête pour ne pas descendre au ravin ». En son cœur, cette marche est la capacité à ne plus même viser un but, mais à se prouver qu’aller vaut de soi, par soi. Etre et d’abord vouloir être.

         Après ce temps d’âpreté, vient l’apaisement, l’immersion dans un monde fraternellement uni au poète : « Cette lumière, comme un chaleureux battement de poitrine ». Le poète appelle de ses vœux « un cœur capable d’occuper à lui seul le silence quand tout bruit sera consommé ». L’auteur dégage une leçon de sa déambulation inspirée : se scruter revient à scruter le monde, l’un rend capable de l’autre.

         Et le poète termine ce second mouvement en consentant au silence, pas le silence abstrait d’un regard perdu à l’infini, mais le silence qui sonde l’instant présent au pied du ciel étoilé, non sans quelque amer arrière-plan, « comme brûle un rosier noir qui a pour fleur l’éternité ».

         Lorsque s’ouvre la troisième partie, « Travailler à l’offrande », le poète est affronté « à la peine, au doute et à la mort ». Il se livre, « comme une branche dans le feu », non sans risquer autour de lui des regards de sauvegarde afin de rassembler les bribes de tout ce qui fait sens. Il dessine sa renaissance « pour le seul bonheur de survivre à la misère du renoncement ». Insensiblement, il se coule dans le renouveau des choses. Son désir est « le jour le plus simple ». L’avoir désiré le rend réel. Le poète sait gré à ce « miracle d’une allégresse ». « Offrande » est le mot répété de la fin, offrande le rassemblement de ce qui fait monde autour de l’épreuve et de la grâce de vivre. Grâce qui n’a pas de meilleure image que la lumière, mise en exergue par le titre, extrait du recueil « Triptyque », de Silvaine Arabo.

Gilles Lades