Marie-Claude San Juan

Dans le dernier numéro de la revue Diérèse (de Daniel Martinez), le 88, j’ai la joie de lire la superbe, et ample, recension que Michel Diaz a consacré à mon dernier recueil, « Le réel est un poème métaphysique », Unicité. Dans ce numéro je suis en compagnie des lectures qu’il a faites des livres de Jacques Robinet, Richard Rognet, et Jean-Pierre Boulic. Mais j’ai découvert aussi autre chose, de Michel Diaz dont je lis surtout les recueils de poèmes et fragments poétiques (écriture que j’apprécie particulièrement et place « haut ») : dans cette revue, pages 199 à 215, un récit troublant, « Un petit théâtre de ruines », dont l’exergue (La Rochefoucauld) révèle un sens, un questionnement (frontière indistincte entre vérité et mensonge, ou les fils étranges du destin).

Donc, sa recension. Une capacité intuitive qui lui fait savoir, au-delà des pages à déchiffrer, ce que celle qui écrit tente de décrypter, cet autre savoir dont l’écriture veut dire la souterraine conscience. Il sait, parce que sa démarche d’écrivain se situe dans un espace de profondeur signifiante.

Ce numéro doit être parcouru plusieurs fois. J’y retrouve plusieurs noms connus, et des auteurs à découvrir. Mais, là, mon sujet est cette lecture magnifique de Michel Diaz. Je choisis d’en extraire des fragments. Mais pour en mesurer la valeur sans trahir son art il faut lire son texte intégral.

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EXTRAITS :

« Mes photographies ne veulent rien illustrer. Mes textes ne commentent aucune image » prévient Marie-Claude San Juan dans le texte préliminaire de son recueil, Le réel est un poème métaphysique. Recueil composé de quatre sections, proses réflexivo-méditatives, poèmes, citations, qu’accompagnent 21 belles images photographiques de l’auteure elle-même.

Le sujet du livre est donné dès les premières phrases de l’avant-propos, « Les voiles qui délivrent le caché » : « Éternel ET éphémère, le réel, avec ses traces qui s’effacent, poussière qui glisse entre nos doigts, nous précède et demeurera au-delà de nous, réalité toujours présente quand nous ne serons même plus poussière. Tant que la planète Terre sera planète. »

Mais qu’est-ce que le « réel », cette notion à laquelle la poésie, en première ligne, se trouve confrontée, chargée d’en rendre compte ? Car le « réel » n’est pas le monde, “ la réalité ” telle que notre langue et notre culture avec ses mots, ses préjugés, ses croyances, l’a construite et continue de la modeler en fonction de nos perceptions nouvelles. N’est-ce pas plutôt ce tissu du monde, cette « peau » dont parle Marie-Claude San Juan et qu’elle appelle “ réel ”, qui fonde et déborde notre “réalité ”, la compréhension que nous pouvons avoir de ce qui est ? Ce “ réel ” n’est-ce pas surtout ce après quoi court le poète, mots en avant, comme un qui marche dans la nuit une lanterne à la main ? « Retourner le champ invisible, en écrivant », nous dit-elle. « Parfois tout est immédiat et donné, le palimpseste n’a été effacé et recouvert de signes que souterrainement. » Et elle ajoute : « Mais au-delà de l’instant saisi, cette brutale émergence d’une mémoire des yeux, préférer la permanente lenteur de la gestation de soi. Écrire ? Mettre ses yeux en mots, mais les yeux derrière les mots. »

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C’est donc cette écriture poétique qu’elle nous donne à lire aujourd’hui avec ce livre, proses et poèmes qui posent l’enjeu du livre (trouver ces « instants où l’immense se rencontre dans l’imperceptible, quand la lumière effleure des parcelles d’or que l’eau invente »), et le lieu même de cet enjeu : le poème comme une ouverture sur l’inconnu. Un petit rectangle de mots qui donne sur ce qu’on ne sait pas…

Ce que nous dit ce livre, c’est qu’il n’y a pas de différence “ ontologique ”, comme disent les philosophes. Qu’il n’y a pas la réalité où nous vivons et une “autre réalité” (le réel) mais que c’est le même monde éprouvé différemment.

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« Le hasard peint des couches de marques sur le sol, les portes, les murs, en omniscient caché, créateur de sens. Le temps griffe les surfaces, trace, grave et demeure. Effleurage mystique du toujours non su, caresse du réel calligraphiant notre radicale ignorance. » Presque rien, pas grand-chose, voilà ce qui reste quand on se retourne et que les yeux ont regardé. Moins qu’un chemin, moins que des traces, juste un miroitement évaporé. Comme si rien n’avait jamais été. Mais si ce rien qui n’est quand même pas rien, et si ce n’est pas le rien d’en haut dont parlait Simone Weil, ce serait le rien d’ici-bas comme une transcendance qui logerait dans l’immanence, un rien germinatif, quelque chose de l’ordre de ce “ rien qui fait tout surgir ” dont parlait Sören Kierkegaard ?

(…)

Ce livre est la démonstration que la quête spirituelle, se passant de toute référence à la transcendance divine, appartient aussi à qui a fait du monde l’objet de son amour et y adhère tout entier pour s’y confondre, ainsi que le disent les derniers mots du texte : « Objectif dénuement / rien ne possède / car rien n’est possédé. Le Je se dépouille même du Je. » Et dans cette démarche de regard que nous propose Marie-Claude San Juan, il n’y a aucune différence entre le sens et la lumière…

Michel Diaz, 01/10/2022

Emergences – Christophe Mahy & Jean-Marc Ehanno

Emergences

Christophe Mahy – Jean-Marc Ehanno

Note de lecture à paraître in Diérèse N° 90

Editions L’Herbe qui tremble (2023)

         Cet ouvrage, qui se compose de 45 courts poèmes en vers de Christophe Mahy, est illustré de 32 dessins de Jean-Marc Ehanno, artiste, peintre, dessinateur et pastelliste. Des dessins qui, bien que suggérant des paysages marins, des falaises abruptes, des plages de sable, des ciels lumineux ou plus sombres changeant au gré des vents et des marées, reposent tous pourtant sur une architecture qui se soustraie à la froideur de leur composition géométrique par la matière très apparente d’un papier granuleux qui donne à ces images une fluidité et une douceur qui en atténue la rigueur et en fait oublier la rigidité.

         Nous devinons la mer, ses plages, ses falaises, ces ciels nocturnes ou envahis de couleurs indécises, de lumières / en équilibre, ou les imaginons plutôt, aidés par les mots du poète, ceux-là, Pas d’autre ciel / que la brume étagée en lourds bancs que faille la lune, ou ceux-là qui évoquent le jour / qui échancre l’horizon, ou évoquent encore plus près / l’acier noir et net / de la mer, ou l’estran / entre les frontières impalpables / du rivage et du ciel trouées de reflet purs / çà et là, ou la digue sur laquelle pèsent des masses de ciel / et des flocons d’encre / cherchant la limite

         Ces quelques citations suffiraient à nous introduire dans l’univers poétique de Christophe Mahy, un monde de lisières où l’ombre, la nuit, la lumière incertaine, se partagent un espace d’indéfini qui se joue des frontières et dans lequel ce qui arrive ou ce que l’on espère est marqué au sceau d’un imprévisible qui exerce pourtant une invincible force d’attraction, comme une vieille peur enfouie nous attire er nous tire vers quelque chose, sans nom, sans forme et sans projet mais comme irrévocable, une archaïque angoisse existentielle dans laquelle il nous faut malgré tout entrer et accepter comme une composante essentielle de notre être et notre présence ici-maintenant.

         Cet espace d’indéfini est celui d’une attente, de quelque chose qui se tait et que l’on ne peut dire, mais qu’il nous faut pourtant tenter d’aller rejoindre tout en sachant que rien ne nous y conduira. Il ne faut rien demander / il faut juste attendre / Sans vraiment attendre / le jour. Dans cette présence-absence, tout mouvement semble finalement dérisoire, car tout déplacement nous ramène à nous-mêmes et n’en revient qu’à l’immobilité, à notre nœud de nuit et de silence, puisque ainsi que le poète l’écrivait déjà dans un autre recueil (A jour passant), « Nous ignorons ce qu’est partir / même aux heures d’adieu / car notre vie demeure / plus sédentaire que les pierres ».  Dans ces textes, de même, vivre semble une lente approche / un long affût dans l’ombre  //[…] une attente dans la nuit / hachée de lumière ralentie. Quelques citations (non exhaustives) nous permettront d’illustrer le sentiment du poète que le moindre déplacement dans l’espace, autant que le passage du temps, ne nous entraîne nulle part :

         C’est encore / au détour / des routes à suivre / […] des clairs-obscurs / sans feu ni lieu // […] jamais parti / ni revenu (p. 16)

         Nous voici / parvenus en ce lieu sans lieu / un non-lieu à lui seul (p. 17)

         Sur le sable ultramarin / demain peut-être /demain toujours / l’ennui fulgurant du possible (p. 22)

         Droit devant / un fleuve ou une mer / rectilignes / et pour nous / perdus parmi les choses / nulle trajectoire / en-dehors de la cendre / à perte de vue (p. 24)

         A pas comptés / à pas immobiles / un peu de temps figé / en nous et nous en lui (p. 26)

         Nous n’allons nulle part / nous nous fions / à ce qui nous égare / toujours davantage (p. 30)

         […] entre deux crépuscules / qui hésitent / nous attendons de passer / à notre tour / avec ce qui s’éloigne (p. 32)

         Nous allons / sans vraiment aller /pour atteindre / ce point ultime / cet instant de fièvre // Nous partons / sans vraiment partir / pour d’autres ici / et d’autres ailleurs (p. 36)

         Il y a cet instant / au bord du temps / où rien ne commence / ni ne finit / jamais (p. 72)

         Dans cette poésie, comme dans certains de nos rêves et les contes de notre enfance, l’ombre est ce territoire qui s’ouvre devant nous, comme elle est celle que dresse derrière nous l’inquiétante masse de la forêt, mais elle aussi bien, d’abord et surtout, la forêt intérieure, celle dans laquelle nous avançons à la recherche de quelque lumière qui pourrait la rendre plus rassurante et peut-être plus habitable. Ainsi que l’écrivait Olivier Vossot à propos de la poésie de Christophe Mahy, « Nous cherchons quelque chose qui de toujours nous parle, que nous connaissons déjà, et qui nous connaît ». Et il ajoutait, plus loin : « Que peuvent alors les poèmes ? Vouloir dire échoue à dire, fait reculer d’autant ce à quoi obscurément nous aspirons et qui nous aspire. […]  Le poème n’est que la tentative toujours renouvelée d’aviver ou de polir la conscience, de l’orienter dans cette nuit à jours passants. C’en est aussi l’échec».

         Dans le poème pourtant, comme dans ceux de Christophe Mahy, se tient toute la chance de l’humain, et comme telle imprononçable. Et si tel est le cas, c’est que l’humain n’a pas de contenu à proprement parler, il fait signe vers une exigence, et cette poésie, qui ne se paie ni d’effets ni de mots inutiles, en est la preuve dans sa tentative toujours renouvelée d’être au plus près de notre sentiment du vivre, dans un monde qui nous résiste et une réalité qui nous fuit. L’homme n’est tel que dans la mesure où il estime qu’il ne l’est jamais assez, et il doit donc perpétuellement s’interroger sur sa place dans l’espace et le temps, dans son rapport au monde autant qu’à lui-même. S’ouvre alors devant l’interminable même, de simples lignes / aux points de fuite // jamais plus ailleurs / qu’ici, espace douloureux et sans aucun doute inquiétant, mais qui interdit toute certitude définitive que les mots ne sauraient d’ailleurs jamais circonscrire. C’est par ce questionnement, tel que nous le propose le poète, par cette abolition des frontières entre toutes certitudes que passe le maintien de cet imprononçable, ce par quoi aussi on peut approcher ce que dit le mot poésie. Et celle de Christophe Mahy remplit cette exigence, celle qui nous confronte à un silence / qui nous met en ordre / avec nous-mêmes / dans une heure / à huis-clos.

         Michel Diaz, 27/11/2023

Je veux dire – Cyrille Latour

Je veux dire

Cyrille Latour

Editions Jacques Brémond (2023)

Prix Vargaftig

Note de lecture à paraître in Diérèse N° 90

         Cyrille Latour, auteur de romans et de récits de vie dont quelques-uns ont été primés, nous donne là son premier texte de poète. Ce recueil, récemment publié, a été récompensé par le Prix Vargaftig, amplement mérité tant ce texte détonne dans le paysage parfois un peu trop uniforme de la production poétique actuelle.

         La force de ce texte est autant due à la manière dont les mots sont poussés sur la page, comme « volcaniquement », sans que jamais l’auteur cède au désir d’ « écrire de la poésie », qu’à la mise en forme adoptée, proche de la partition musicale (d’où cette « ponctuation » particulière) qui contraint le lecteur à épouser le rythme des segments de phrases, à lire autant avec ses yeux qu’avec ses poumons et son souffle.

il y aurait des bougies | peut-être une église // mais // sans la solennité de l’orgue et du chœur | disons une chapelle | il aurait fait chaud tout le jour | on aurait marché | entre les murs | enfin | la fraîcheur | peu de monde | juste ce qu’il faut d’anonyme et d’intimité

         Ce sont les premiers mots de ce petit livre d’une cinquantaine de pages, divisé en trois sections, Je, veux, et dire, où Cyrille Latour dit toute la douleur qui le lacère, plusieurs années encore après la perte de sa compagne, disparue dans des conditions tragiques sur lesquelles il a toujours gardé un silence pudique, et sur lesquelles il ne revient pas plus ici.

         Il n’y a rien de plus difficile, sinon impossible à exprimer que la souffrance de la perte et cet absurde sentiment de l’absence, car cela relève essentiellement de l’expérience personnelle et demeure assez peu partageable : Mais Cyrille Latour cite en exergue cette phrase, extraite du Psaume 156, « Je veux que ma langue s’attache à mon palais si je perds ton souvenir », et celle de Bernard Noël, tirée de Mon corps sans moi, « Cette chose qui passe à travers moi, je ne sais pas l’articuler parce qu’elle ne peut être dite avec ce qui, en moi, dit je ». Entre injonction à dire et impossibilité de le faire, entre silence et nécessité de le rompre, il y a cette tourmentante impatience de jeter sur la page ce qui pourrait au moins s’essayer à dire la douleur : profession de silence | comme d’autres font profession de foi mais // impatience ma gorge | ne peux plus me taire // silence autre que mien | mon silence brisé par le tien qui ne peut l’être… Ecrire alors, écrire, comme dans la pénombre on avance en aveugle et lâche la bonde à sa plainte : précipitation | mots emplissent bouche forcent // alors / jaillissement | mots déchirent ouverture | afflux // poussée du corps hors du corps | langue | organe et parole | dressées jusqu’à toi

         Ecrire encore, langue | à mes pieds | et bouche | sanguinolente | noire de ces sons | qui ne savent faire mots | ma langue | perdue… Tout ce livre est un corps à corps éperdu avec la parole, labourée, retournée dans cette rage de dire quand même, malgré tout, même si les mots manquent, que la langue défaille, dérape, s’empâte, s’englue, se colle parfois au palais… Ce sont des précipités de parole, souvent des spasmes, des hoquets, des soupirs, mais cela dit tellement l’indicible douleur. Si ce long poème est un cri, c’est un cri de souffrance, et je dirai même un cri muet ou alors un cri de bête, ce quelque chose qui troue le silence comme un hurlement de loup dans la nuit, dont on ne sait pas s’il est appel ou chant, mais nous tord l’âme et nous met le cœur à l’envers…

         Je dirai enfin de ce texte que c’est un texte rare parce que, selon moi, il est « pris dans la chair » du vivant le plus authentique, sans fioritures ni effets, le texte d’un auteur qui ne se prétend pas poète mais qui, par cela même, s’autorise à ne pas se soumettre à quelque contrainte du genre.

         Michel Diaz, 19/11/2023

Sous l’étoile du jour – Marie-Christine Guidon

Note de lecture de Marie-Christine Guidon, publiée in Art et poésie de Touraine, N° 254, automne 2023

Sous l’étoile du jour

de Michel DIAZ

Rosa Canina Éditions publie principalement des écrits poétiques ancrés dans le vécu et cet ouvrage préfacé par Alain Freixe en est la vibrante démonstration. En effet, dans le recueil de Michel Diaz, « s’évide le poème aux limites d’un cri »…

Les pensées peuplées de failles et de déchirures, se dessinent et s’enroulent, s’apprivoisent et se dérobent « sous l’étoile du jour ». Le chemin d’exil qu’emprunte l’auteur est souvent éclairé de « la flamme obscure des confins ». Dans une « marche qui défie le vide », il évoque son « jardin perdu » avec une « douloureuse nostalgie ». Il va puiser aux racines ce qu’il subsiste de sève pour résister encore.

Telle une étoile filante, venue d’un horizon lointain, « royaume défunt », Michel Diaz se risque à chercher « dans l’ombre des pierres », « entre allégresse et désarroi », une aube prometteuse « juste pour éprouver comme un sentiment d’avenir ».

Sa plume sublime le prosaïque et pétrit le verbe avec une puissance démiurgique. Il écrit « pour donner vie à tout ce qui n’est pas, et chair à l’invisible » poursuivant inlassablement sa quête éperdue sur des sentes jalonnées de solitude, de poussière et de cendre, nous laissant face à une « phrase inachevée sur le blanc du papier » mais les yeux rivés sur un lointain, un possible à réinventer…

À cette heure où tout n’est qu’impermanence et incertitude, Michel Diaz, à n’en pas douter, écrit « un canif enfoncé dans le cœur » !

Marie-Christine Guidon

     In « Art et Poésie de Touraine »N° 254 (automne 2023)

Sous l’étoile du jour – Gilles Lades

Sous l’étoile du jour

Michel Diaz

Editions Rosa canina (2023)

Lecture de Gilles Lades, note à paraître in Verso N° 186

         Un verbe allant, continu, constant, est la marque de cet ouvrage. Malgré « le blanc initial de la page, son vide absolu », le poète finit par se trouver des points d’appui. Il peut ainsi définir un but « à la proue de l’imprévisible / pour vivre plus vivant ». L’on pense à une charrue qui glisse sur un sol trop sec, finit par mordre dans la terre, et rejoint sa mission de fruit. Mais c’est d’abord l’errance, lancinante répétition du rien et du tout, qui s’impose comme seul chemin, apprentissage du présent et surtout de l’avenir.

         Ecrire, ici, se conçoit moins pour célébrer l’existant que pour rassembler l’épars. Dans ce long délai, l’absence nous taraude. Comment mieux la désigner que par « l’occupant d’un royaume défunt » ou par « ce bleu sans fond du silence » ? C’est alors que la figure du vagabond s’inscrit sur l’horizon inachevé. Les mots dont il est porteur acquièrent la légitimité plénière d’un carnet de route pèlerin. De conserve, le rai de lumière et « le commencement d’une parole neuve » se fraient un chemin.

         Dans ces poèmes, l’action est moins ce que l’on fait que ce qui se fait, de par un ange, par exemple, gage d’une réalité nouvelle, ou du fait des mots, qui n’ont mission ni d’inscrire ni de définir, mais d’accompagner l’essentiel de ce qui a lieu.

         La personne du poète semble avoir peine à se former. Elle est parfois inscrite dans l’entrelacs des vignes, parfois égarée dans une « terre sans ciel », finalement acceptée « dans la pénombre hospitalière de ses solitudes ». Du brassage de tous les possibles, émerge « un murmure » qui « s’         arrime à (des) restes de bleu » : preuve que l’essentiel veut advenir, comme « un nouveau vent de vie ». Au moment où l’on attendrait le désespoir, le poète s’abandonne à « un lit d’herbe indulgente ». S’ensuit un vaste et mystérieux apaisement.

         Le sortilège de cette poésie procède d’une pulsation des mots et du sens, d’une mélodie méditée où le fil conducteur se relance comme un surgeon. La figure du passant « marchant dans la fatigue », enchaîné à ses « voix indémêlées », nous accompagne « en bord d’abîme ». La marche du poète qui affronte la minéralité (« quelques signes gravés sur les galets blancs du silence ») laisse monter en elle l’humanité en souffrance (« une plainte obscure inondée de tendresse »). Cette déambulation accède à une véritable espérance, « porte où aucune main n’a encore frappé ». Les chemins qui se dessinent de poème en poème conjuguent périls et sauvegarde, sous la forme d’une « lumière d’accordance ». Aux vagues ravages qui hantent ces poèmes, s’oppose « la rose pure qui fut si pure dans l’esprit ».

         Gilles Lades