l’invention des couleurs – Isabelle Lévesque / Pierre Dhainaut

L’invention des couleurs

Isabelle Lévesque-Pierre Dhainaut

Editions L’Ail des ours, collection Coquelicot (2024)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 91 (automne 2024).

         Deux voix, en communion, se partagent l’espace de ce livre, celles d’Isabelle Lévesque (qui l’illustre de ses photos) et de Pierre Dhainaut (qui ont déjà signé ensemble quelques autres ouvrages ; La grande année, L’herbe qui tremble, 2018 ; La troisième voix, id., 2023). Les poèmes de Pierre Dhainaut, sous la forme de deux quatrains, occupent seuls la première section, intitulée Les cinq saisons (mars, juin, septembre, décembre, mars), alors que la seconde, Carnets de voyage, nous donne alternativement à lire, sous une forme plus libre, se répondant les uns aux autres, les poèmes des deux poètes.

         Plaie béante, l’écorce a la forme / d’un cœur à l’arrêt, d’un visage / abattu par le vent d’hiver, d’un poing / qui se resserre une fois pour toutes […]. Ce sont les premiers mots de Pierre Dhainaut, qui ouvrent le recueil, et Le ciel est un ogre blême, ceux d’Isabelle Lévesque, qui le closent. On pourrait y voir, du secret de la blessure, ourlée de mousse bienveillante, à la dévoration de l’espace laiteux du ciel, comme un mouvement d’expansion (j’oserais dire une dilatation des sens) où se diluent notre conscience au monde et notre élan vers cet impossible poème que nos lèvres ne sauront jamais prononcer, quand les nuages frôlent l’apparence trompeuse, / dispersent les mots du poème. Mouvement de cela qui, ramené au jour et même dérobé, confisqué par sa trop grande lumière, vient déranger ce monde où l’on sait, croit savoir, fait semblant de savoir. Cela, qui toujours nous échappe, se métamorphosant en quelque chose d’autre, imprévu et surprise, dans l’impermanence de tout ce qui est. En dépit de nos incurables incertitudes et de de toutes nos inquiétudes.

         J’ouvre les yeux, le soleil éclaboussé de neige / se lève, dit l’une, et l’autre : tout reste / avec le ciel à découvrir, c’est-à-dire / à toucher dans la respiration : / nuages, oiseaux… Et c’est bien ce qui touche dans la lecture de ces textes où l’écriture est l’expérience du regard. On y rencontre des mots qui sont un regard, qui sortent du noir en cherchant des yeux, qui voudraient voir ce qu’ils disent, et dire ce qu’on voit. Au point du jour, au bord du monde… / nous prenons le droit de parler ainsi, ici, / le seuil s’éveille à l’instant, à l’attente, écrit Pierre Dhainaut, et plus loin, Isabelle Lévesque, un mot pour tant de silence, verbe pourpre / étoilé du sanglot qui délivre l’hiver. Dans cette parole à voix basse, qui se fraie un chemin dans le réel du monde, on entend battre de l’humain en perpétuel devenir. Il y a là, dans ces mots, des textes qui ne sont pas dans les mots, bien qu’il n’y ait pas de texte sans mots. Ce sont les textes qui nous invitent à voir et écouter en même temps, les sons prenant plaisir à miroiter, ces sons du vent dans les feuilles des arbres, des mots qui ont toujours ici un ton qui ne nous trompe pas. Celui d’une écriture poétique qui nous mène au plus loin, vers un là-bas qui est aussi ce qui vient, cette promesse dans la clarté où la nuit s’enracine. La nuit, écrit Pierre Dhainaut, qui ne sera de retour que sous un nom nouveau. La nuit dont je ne connais pas le nom, lui répond Isabelle Lévesque, différent / chaque matin. / Les voyelles changent, avancent / le nom neuf. Et c’est ce « nom neuf », cette promesse d’éclaircie sans origine, sans réponse, vivante plus que nous, qui cherche à donner corps et présence à ce qui, près de nous, veille et demeure, patient, presque invisible, accordé à notre désir de lumière.

         Aussi, nous disent les poètes, il ne nous faut pas redouter l’inconnu, puisque le visible est plein de parfums, mais surtout de couleurs dont la divine assemblée nous aide à contenir l’assaut de l’existence. Laquelle des couleurs, se demande Pierre Dhainaut, accueille ou recrée le mieux la lumière ? Et Isabelle Lévesque de nous dire, quelques pages plus loin : Lis le blanc, sur la lisière : il trace / la frontière entre mars & avril. […] // A chaque instant, cette lumière / nous traverse. Les pétales blancs / portent des indices : apparition & disparition / pour inverser le miracle. Car au seuil du jour, révélant les couleurs, voici qu’une lueur franchit la nuit, frôle nos lèvres, se pose sur notre visage, feu instable qui éclaire mains et paupières, invente douceurs, halètements, sourires, feu savoureux d’amour qui saigne entre blessures de l’aube et morsures des ombres. Au matin prononcé se poursuit le poème, puisque le jour renaît comme doit revenir l’écriture, jardin qui offre au jour des mouvements d’iris, des balancements de coquelicots, quand le monde se concentre pout réciter l’énigme ancienne, ce qui n’attend pas, ce qui s’enfuit et que les mots doivent tenter de dire, de retenir un peu, à défaut de sauver.

         Progresser, chaque jour, dans l’incertitude et dans l’ignorance pour rejoindre ses sources : ainsi pourrions-nous résumer la démarche poétique de Pierre Dhainaut qui n’est pas exempte d’angoisse, mais dont le chemin vers le « non-savoir », c’est-à-dire l’effacement progressif du « je » qui favorisera l’avènement de la « voix », celle qui monte de la terre avec le souffle des sources, celle qui renaît des herbes emmêlées, se confond avec la parole des arbres, la respiration du bleu infini, et accueille un autre silence, un silence qui n’aurait d’autre beauté à célébrer que ce que nous aimons au ras du sol, et l’exubérance des fleurs : la fleur du cap, la plus belle, la bruyère, / nous célébrerons sa couleur / dans le tumulte inassouvi des vents, des vagues, / sous un ciel parfaitement bleu. Aller alors vers plus de pauvreté (et nous entendons Rilke ici), dans le dépouillement de soi-même, de tout son superflu, pour pouvoir s’étonner encore que la bruyère ne cesse de fleurir, que le ciel de mars se colore, se remplisse du chant des grives. Entendre ce que dit ce chant : tout prend fin, mais tout ressuscite, / l’espoir dans le matin est le matin. Et toujours la sagesse du jour qui se rappelle les passages empruntés il y a bien longtemps, dans les temps d’innocence, qui se rappelle que la fleur inventée, la fleur présente, c’est elle qui devance les poèmes, ce qu’on dira d’eux, dont les vibrations des syllabes confondront le hasard de vivre avec celui de mourir.

         Quant aux poèmes d’Isabelle Lévesque, ils détiennent aussi une part de mystère que l’auteure partage avec son compagnon d’écriture comme avec le lecteur, et qui renvoient à une expérience sensible du monde, aussi bien mentale que physique, qui invite nos yeux à chercher dans le temps la place de là-bas dans le présent d’ici, pour aussitôt en faire un souvenir : La montagne élève sa forteresse de lumière, / je la regarde pour que chante la mémoire / (enfant je glissais sur ces pentes). // La neige, la merveille sur ma manche. S’y lit une complicité intime qui lie la neige, le nuage, le givre du matin, l’arbre immobile qui danse rouge au ciel, le vent d’Armor, les coquelicots qu’il disperse, la lumière pure du silence, les fleurs et leur murmure bleu, tout cela, l’air ou l’or qui, dans le poème, se répondent, et créent un nouvel ordre dont le sillage intact unit les regards. On trouve la même expérience synesthésique chez ces deux auteurs où, comme dans le poème Correspondances, de Baudelaire, « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Expérience qui invite à vivre parmi les choses les plus simples de ce monde, comme à vivre entre les étoiles et vivre entre les mots,

         Au lecteur-promeneur d’emprunter la voix/voie des auteurs, leurs routes, leurs regards. A lui, à nous, de glaner dans ces textes ces éclats de conscience fertiles, souvenirs, impressions, semence de pensée, et dans le fatras du temps qui passe ou qui ne passe pas, à lui, à nous, d’avancer sur les rives imparfaites, de franchir le seuil de cette maison où il n’est pas aisé de vivre, et d’accueillir aussi les ombres. Avec bienveillance et humilité.

         Michel Diaz, 05/08/2024

Entrefaits et le Quatuor d’Arnal

Quatuor d’Arnal

LES ENTREFAITS

Editions A l’index, collection Empreintes

Publié en octobre 2024

En un jeu qui d’ailleurs n’en est pas un, quatre écrivains – Michel Diaz, Jean-Claude Tardif, Yves Arauxo et Jean-Pierre Otte – se réunissent en quatuor pour composer des poèmes. L’aventure est collective, composite, alternative. Le premier – ils sont premiers à tour de rôle – propose une ligne de départ. Les autres prennent le relais, ajoutent leur ligne chacun à leur tour, en toute connaissance de cause et en tenant compte des lignes précédentes (au contraire du cadavre exquis surréaliste), sans que l’action d’écrire se fasse pour, contre ou avec les autres, mais uniquement en faveur du poème composé au fur et à mesure.

Par leurs apports successifs, ils créent un esprit ou un esprit se crée de lui-même, esprit impersonnel dont chacun participe, et qui semble acquérir une sorte d’autonomie ou d’autarcie, ayant sa propre vie, ses facultés inventives, sa libre spontanéité.

Ce sont des entrefaits, du verbe entre-faire, se faire l’un l’autre, fertilité dans l’intervalle.

Jean-Pierre Otte

Ces six poèmes sont extraits de « Les entrefaits » du Quatuor dArnal à paraître cet automne À l’Index :

J’emprunte le silence comme une voie profonde,

Un chemin creux sous une cascade de mots.

Soudain le temps nous impose ses rives

Et l’esprit, lentement, sollicite ses rêves.

Le mieux qu’on puisse faire est de suspendre son souffle

Et parier qu’on progresse dans l’étoilement taciturne

Des nuits qui se vendent à l’encan,

Des jours qui sont dans une paresse de lumière,

Et auxquels il faudrait rendre leur cœur convulsif.

Il est une extase de la pure présence

Qui serpente entre l’ailleurs et l’indicible

Et n’a de commune mesure avec rien.

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Depuis que la vacuité est en vase clos,

Nul ne peut plus voir Dieu ni même le prier.

Au travail du néant s’adosse le loisir du sens.

La parole trébuche dans un dernier murmure.

Tout à coup, on se retrouve excentré,

Réduit au plus succinct du cœur.

Ici est partout quand on ferme les yeux.

La mémoire n’est plus à l’arrière des paupières

Mais au-dedans de soi, un marécage magnifique,

Bien plus beau que tout ce qui ne peut s’atteindre.

La conscience s’élargit à sa propre mesure.

Les migrateurs y passent indifférents.

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Apparut un homme qui n’était fait que de vitres

Et disait qu’il était en tous points transparent.

Au bras de sa femme en miroirs déformants,

Il avançait comme on se précipite

Dans les clartés et reflets d’une fête foraine,

Qui ne donnaient aucune preuve de son existence.

Aussi souffrait-il d’un manque de reconnaissance,

De la légèreté de ceux qui le croisaient,

Et du mépris de ceux qu’il ne croisait point.
«Ah! ÊTRE, ÊTRE enfin sous un simple regard !»

Mais la lumière est changeante et fait naître

Tant de variations dans l’invariable instant.

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Quel bel avenir derrière nous,

Et devant, quelles ruines à rebâtir !

Faut-il marcher à reculons pour retrouver un horizon ?

Ou simplement s’asseoir et le regarder passer?

C’est une question de savoir-faire, de savoir-vivre.

Mais faire et vivre exigent le bon mode d’emploi

Que chaque enfant s’empresse d’oublier en grandissant.

À moins qu’il ne le cache au fond de ses poches

Ou dans le petit pays qu’il porte sous ses paupières

Et gardera pour lui derrière ses blessures.

Celui qui érige le jeu en principe de sa méthode

Ne peut pas ignorer que les dés sont pipés.

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Dans l’absence, il y a des lieux inconnaissables

Qui donnent le vertige comme les prisons de Piranèse.

Pline l’Ancien les évoquait déjà

Dans les plis et les replis de son histoire naturelle.

Ce sont des lieux perpétuels sur lesquels on suppute

La valeur de nos rêveries passagères,

Où le centre n’est qu’une périphérie

À partir de laquelle prendre enfin la tangente.

On n’y échappe que par les bas-fonds du sommeil

Où communiquent les espaces de toute nature,

Où le dernier des regards

S’accroche aux canevas de l’inconnaissable.

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Dans l’obscurité, une odeur de femme

Révèle une présence insaisissable,

Un rêve que l’on ne peut que caresser

Ou une légende pour les temps futurs.

Pourtant, cette odeur dans l’obscur a un corps

Qui habite la nuit pour dire la clarté

Et le silence pour prononcer un souffle

Léger et parfumé de lys martagon.

Que vienne charnellement un jour où,

Nourris de ce souffle et de cette clarté,

Nous puissions accoster à l’horizon des sens,

Nos mains nues modelant enfin ce corps révélé.

Traverser l’obscur – Jean-Pierre Boulic

Traverser l’obscur

Michel DIAZ

préface de Jean-Louis Bernard

Éditions Musimot (2024) – 98p

Note de lecture de Jean-Pierre Boulic, à paraître dans un prochain numéro d’Arpa.

Au fil des lectures que proposent les recueils de Michel Diaz, une constante s’impose : l’errance – qu’il sait être le réel propre à chaque humain mais où la patience en est le prix inestimable. Mais alors de quelle sente initiatique peut-il être question, lorsque dans le nouvel ouvrage Traverser l’obscur que le poète vient offrir à ses lecteurs, il observe que « on rôde/égarés en nous-mêmes » avec « toute cette douleur/qui a fait notre histoire » ? Seraient-ce là les ténèbres de l’errance (« nous ne serons jamais que nos ombres ») comme peuvent le laisser entendre ces « Leçons de ténèbres », titre de la partie initiale du livre ?

La crainte de l’abrupt d’un monde sombre que nous observons chez Michel Diaz se matérialise dans les thèmes liés à la solitude, l’abandon, la souffrance, voire l’insondable. Et rien ne nous interdit de faire un rapprochement avec ces autres « Leçons de ténèbres » que le compositeur François Couperin (1668-1733) laisse surgir des lamentations du prophète biblique déplorant la destruction de Jérusalem… La comparaison – peut-être audacieuse – ne paraît nullement déplacée : personne n’échappe au tragique qui traverse l’existence.

Mais qu’en sera-t-il des temps à venir si « nos souffles/enchaînés à leur roue de supplice » devaient en être définitivement le signe ou la fatalité ? L’approche qu’en fait Jean-Louis Bernard, en préfaçant l’ouvrage, incite à demeurer vigilant : « Il n’y a pas de fin à cette errance-là […]. Et donc, au fond, l’énigme que nous recherchons en cette errance, ne serait-elle pas l’errance elle-même, et sa disponibilité à l’imprévisible ? » Nous pourrions ajouter l’impossible si l’on suit le poète face « au mystère insondable de l’univers ».

« Comme une porte au vent » ouvre la deuxième partie du recueil, demande « où trouver le lieu du passage » quand on a « la nuit dans la poitrine ». Le poème donne à découvrir ici, dans sa prose ample, une voie possible quand il confie : « la caravane indigente des rêves t’enseigna peu à peu à pétrir le pain de ta parole – qui avait goût de cendre, la soupe de tes soirs la lenteur du silence et des larmes… ». Jean Sulivan déclarait que l’on écrit pour se sauver du monde. Alors, comment guérir par l’écriture, a fortiori par le langage poétique, à un moment où l’on se heurte aux affres de la consommation et de la violence ?

Mais la parole de poésie – son espace – est seulement un lieu – celui du réel refondé, celui de la relation intime où existe ce qui fait vivre en vérité : « je vous écris d’un lieu/où il y encore – on ne sait/pour combien de temps -/ des arbres sur la terre/et de l’air dans les feuilles/du feu dans les nuages/et de l’eau dans le ciel ». Le poète sait voir et partager. La parole du poème ne croit pas à la vacuité de l’univers. Michel Diaz le révèle dans cette troisième partie, « L’ombre dissout les pierres », placée sous les augures d’Henri Meschonnic affirmant que « la lumière vient toujours après le noir », en attente d’une « bouffée d’éternité » relève Michel Diaz.

La quatrième séquence de l’ouvrage est une puissante méditation sur l’ « Être là » qui est finalement l’attitude conditionnant la réussite (le bonheur ?) de toute destinée humaine, véritable aventure qu’il faut considérer comme telle, même « en compagnie de la mélancolie » car il y a sûrement à rencontrer et accueillir ces « instants d’une lumière/dont la grâce soudain accordée/refait le commencement/du monde ». Instants de silence pur, dit le poète, qui laissent découvrir l’« incandescence/d’une simple fleur/sur laquelle descend butiner/un fragile rayon de soleil ».

Ce recueil, sous le bel écrin de l’éditeur, est partage d’une aventure et incitation à la quête du vivant, y compris dans ses méandres, et surtout comme un levain dans le monde « en état de perpétuelle naissance ».

Jean-Pierre Boulic (juillet 2024)

Après la fin du monde, nuages. Requiem – Colette Klein

On pourra aussi lire cette note de lecture in la revue Terres de femmes (cf août 2024)

Après la fin du monde, nuages

Requiem

Colette Klein

Editions Henry (2023)

         Dans ce livre, comme dans un tombeau collectif ou une nécropole intime, Colette Klein élève comme autant de stèles à la mémoire de ceux qu’elle a connus et habitent toujours dans sa tête, ombres des morts qui l’accompagnent, fantômes de voix, de visages et d’images. Ces parents, « que la vie, comme l’écrit Sylvestre Clancier, ne nous a pas permis de mieux connaître », celles et ceux « qui par les liens du sang auraient dû être nos proches », et ces amis qu’elle conserve aussi en sa mémoire et en son cœur, « comme au plus profond de son âme ». Ce recueil mérite donc parfaitement son sous-titre de Requiem, chant profond qui se donne pour devoir de conserver les traces de ceux qui sont passé, ce Troupeau de morts (…) qui dérivent / en ignorant que l’horizon / est tout aussi éphémère qu’une goutte de pluie / prisonnière du soleil, mais qui pourtant demeurent et la hantent, et qu’il lui est toujours possible d’invoquer puisque Il est au-delà des nuages / une forteresse invisible /où les morts / se confondent avec la lumière. Serait-il donc possible, en contemplant le ciel et « ses nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques », pour reprendre les mots de Baudelaire cités par l’auteure en exergue au recueil, d’adresser quelque signe à tous nos disparus, d’en recevoir un de leur part ?…

         Ces disparus, ce sont l’ami cher de l’auteure, sa meilleure amie, le meilleur ami de (son) père, mais aussi des poètes et quelques autres, comme cet artiste peintre et graveur… Les proches et parents, au plus près de la vie de l’auteure, ce sont le père, la mère, la sœur, les grands-parents… Nous devinons, au fil des textes, sans que Colette Klein, pudiquement, s’y attarde beaucoup, que les relations familiales, comme en toute famille, ne furent pas toujours aisées, quelquefois même distendues, alourdies de non-dits, émaillées de secrets. Aussi écrit-elle, à propos de son grand-père maternel, Nous aurions pu nous parler, si tu n’avais été tout à la fois de la famille et hors de la famille (…) Si ton second foyer ne t’avait pas exilé sur des terres que je ne pouvais pas arpenter. Ou de sa grand-mère maternelle, Ma mère, entre toi et moi, n’avait pas construit de pont / mais un rempart / que je n’ai jamais eu l’idée de contourner. Ou de ce demi-frère de sa mère, Nous n’avons fait connaissance que très tard / quand le temps eut décousu les rivalités et les rancœurs. Ou encore à propos de sa mère, Il m’a fallu plusieurs années / pour sentir le poids de mon ingratitude // Mais il est bien tard pour que j’obtienne / ton pardon / et que je sourie à tes élans de tendresse. Nous avons là quelques allusions à ces relations souvent contrariées, sinon empêchées par les aléas de la vie et les embûches qu’elle nous tend, contre nos attentes et nos volontés, et qui, après coup, quand il est trop tard pour infléchir notre destin, nous laissent pauvres de regrets et tout à fait désemparés.

         Face à ce qui n’est plus que perte irréparable, ces sommes de vies disparues, Colette Klein convoque ses souvenirs, rassemble dans ses vers ces instants abîmés, essayant de les arracher par lambeaux aux strates du passé, les mettant en correspondance, comme s’il lui était possible encore de recoudre ce que les affaires humaines et le temps cruel ont défait. Mais sans trop d’illusion : je cherche en vain les mots / qui pourraient vous consoler / d’être nés. C’est donc là un recueil, écrit aussi Jean-Louis Bernard, « qui nous permet de nous recueillir devant un monde passé, et qui, même s’il rend hommage aux parents et amis partis, va plus loin, dans le non-oubli des ancêtres dont les pierres tombales sont devenues illisibles, avant que le retour d’entre les morts prenne forme, sous le signe de la voyance, d’un nouveau rapport, orphique, au monde ». Et il souligne avec raison l’emploi par l’auteure de « ce petit mot de trois lettres qui revient toutes les trois pages, entêtant, obsessionnel : cri. » Comme dans ces vers : Le cri se transmet par héritage. / L’insomnie permet de suivre à la trace / les pulsations qui le recomposent / en une symphonie spectrale / qui brutalise tout autant / les corps / les esprits / et qui se propage / à la pointe des nerfs.

         Et c’est par là, ce cri obsessionnel, que le recueil de Colette Klein acquiert toute sa dimension, au-delà de la tragédie personnelle qu’est notre relation à l’existence. Une dimension où les mots prennent une valeur cathartique, qui laissent entrevoir le silence absolu de ce vide qu’est le sentiment de l’absence, mais un vide qui n’a de sens que s’il est potentiellement le lieu qui, en se remplissant du souvenir, nous permet, en nous retournant, de réactiver le regard vers ce que les ombres enfuies nous laissent saisir d’elles. Certes, Orphée se retournant lors de sa remontée des Enfers, va perdre à jamais Eurydice, mais c’est ce geste-là qui, seul, va lui permettre d’entrevoir ce qu’est le vrai visage de la Mort, non celui du néant, mais celui de l’indéchiffrable et de l’innommé. Celui qui donne au monde la vraie mesure du tragique, c’est-à-dire la mort de tous, celle des innocents, des victimes, de siècle en siècle, des massacres, carnages, tueries, pogroms et génocides, tout ce que la folie des hommes perpétue sans qu’on en voie jamais la fin. La provisoire résilience offerte par la poésie, et l’art en général, ne sont peut-être, en vérité, que d’un piètre secours. Et ces mots nous en avertissent : Les souvenirs s’encombrent / de squelettes entassés, / vivants et morts. / Non loin des monticules : / les cheveux / les chaussures / les valises. / Eclairs foudroyant le cerveau / par ce qui ne peut être regardé.

         Il nous faut chercher la réponse à ce ton de révolte imprégné de douleur impuissante (mais non de résignation ou de renoncement) dans un texte de l’auteure, intitulé Héritage (revue Apulée N° 5, 2020) et dans lequel nous puiserons de larges citations :

« Ma mère m’avait prévenue : ça va recommencer.

J’avais vingt-cinq ans ou un peu plus. Je venais apprendre, par hasard, que ses morts étaient partis en fumée, là-bas, dans un camp de concentration, et cela, parce qu’ils étaient juifs. Enfant, on m’avait expliqué que, non, le patronyme de mon père n’était pas juif. Elle avait précisé que je ne devais pas en parler, parce que cela allait recommencer !

Comme si ce silence n’allait pas peser sur moi, s’ajouter au non-dit.

Des années plus tard, j’aurais enfin compris que je devais à ce silence, à ce non-dit, d’avoir vécu pendant des décennies avec l’obsession quotidienne du suicide, avec le refus d’avoir une descendance. Cette chose-là avait amputé ma vie, l’avait d’avance condamnée. J’étais, comme je l’ai déjà écrit : morte avant d’être née, et tenue au secret.

Pourtant, je ne la croyais pas. Je savais que les massacres n’avaient jamais cessé dans le monde, que le mal prenait des formes les plus diverses, mais je pensais que la shoah ne pourrait pas revenir, que la mémoire collective retiendrait pour des siècles les pogroms, les ghettos, les chambres à gaz, l’extermination systématique. Je pensais que cette mémoire-là nous protégeait. Plus personne ne pourrait agir, ou même voter, en connaissance de cause. »

         Et Colette Klein ajoute, quelques paragraphes plus loin :

« Ma mère avait raison : cette chose a recommencé. Les insultes, les inscriptions antisémites, les cimetières saccagés, profanés, l’appel à la haine, et même les meurtres.

Mon engagement au Pen Club français m’encourage à résister, tout à la fois me rassure et m’effraye. Car si j’y suis en communion avec tous ceux qui aspirent à dénoncer l’ignominie – qui va bien au-delà de l’antisémitisme, qui gangrène la plupart des États par la misère ou des actes de violence, de torture physique ou morale, des actes qui nient aux hommes leur droit à l’humanité […].

Comment vivre dans un monde qui se fissure de pays en pays, qui s’épuise sous le fouet des dictatures ?

Au moins, je n’aurai pas donné naissance à des enfants menacés de mort. Je mourrai délivrée de l’angoisse.

Ma mère avait raison : ça recommence. Jusqu’où cela ira-t-il ? »

         Pourtant, loin de céder au découragement stérile, Colette Klein fait de son art poétique un outil de résistance contre le désespoir pour oser affronter le silence définitif qui avale le temps et les vies, et cette atmosphère crépusculaire qui recouvre le monde, tandis que La liste des morts, / guerre après guerre, / encombre les cathédrales du crime, / pierres gravées / à l’encre indélébile, / couleur sang, / alphabet de la mémoire. Tandis encore que Les enfants naissent avec des armes en guise de bras / et des grenades dans le ventre. Il nous semble assez difficile de ne pas rappeler ici cette phrase de Theodor Adorno (Prismes, 1955) : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, et de ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ». En effet, dans le contexte de l’après-guerre, l’effroi suscité par la découverte de la barbarie nazie rendait inacceptable la réactivation de l’activité culturelle et artistique antérieure, laquelle n’avait pu empêcher quoi que ce soit. Et Colette Klein n’est pas dupe, qui ne prétendrait certainement pas, ainsi qu’a pu l’écrire Jean-Pierre Siméon, que « la poésie peut sauver le monde ». Mais il faut compléter cette citation d’Adorno par celle-ci : « Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur extrême ». Cet écho, Colette Klein nous le fait bien entendre à sa manière en évoquant la bombe qui a détruit Hiroshima, et aussi ces maisons aux épaules brisée / (qui) dérivent sous les missiles / fleuves de ruines, / scories d’un monde hanté / qui ruisselle de la boue obscure des guerres. Et nous ne pouvons que penser à ces guerres proches (dans l’espace et le temps) dont les médias nous rendent compte chaque jour, avec leurs lots de morts, de « déplacés » contre leur gré, de camps de réfugiés, de villes, d’hôpitaux et d’écoles détruites. Et voici que ces crimes, comme toujours, ont pour effet d’engendrer avec acuité (le public étant informé quasi en direct) des réactions analogues : sidération muette, choc émotif, colère, indignation, protestations, recours à des formules stéréotypées (« sauvagerie », « barbarie », « folie meurtrière », « cruauté »), honte envers les victimes et les rescapés, sentiment de culpabilité… Mais devant des dévoiements aussi terrifiants, que peuvent les mots du poète ? Tel est le questionnement auquel nous confronte le recueil de Colette Klein. Vaut-il mieux se résoudre au silence ? La défaite est entière s’il s’agit de dire l’indicible génocidaire ou les massacres quotidiennement perpétrés. Mais tel est le défi qu’un tel livre doit relever, si l’on s’en tient à la réflexion d’Adorno : la poésie est-elle possible, est-elle décente dans un monde en sang et en larmes ? Elle est en tout cas nécessaire face aux affres de la violence qui meurtrissent continument le monde. Le travail du poète est aussi de dire, tenter de mettre en mots la part d’inhumain qui se cache dans l’humain, l’abasourdissante réversibilité de l’état civilisé : Les spectateurs ne parviennent plus / à comprendre ce qui s’écrit sur la scène / Les pages raturées succèdent / aux pages blanches / […] Les charniers restent derrière les rideaux / invisibles, / hors champ. / Les miroirs ne reflètent plus que / notre impuissance.

         Mais le recueil de Colette Klein va peut-être un pas plus loin. C’est le « je » même du lecteur qui, au creux le plus obscur et le plus archaïque de sa personnalité, est atteint par la déflagration, cette boue de soi-même à ravaler, ce soi-même si peu habitable peut-être, cette imposture d’être qui, toujours, cherche à se donner bonne conscience. Nous voyons bien que, face à cet état des choses, la poète endure un ébranlement personnel profond, une perte de repères, une sorte de contamination intime par l’innommable. Et cette contamination, s’il le lit bien ne peut qu’atteindre celui qui lit ce livre. Et l’on peut se prendre à rêver que Si l’homme devenait humain / il pourrait marcher hors frontière, / poursuive le soleil, / sans craindre les balles ni la torture. C’est en cela que Après la fin du monde, nuages, est un de ces livres utiles dont on souhaite, luttant contre la folie, et cherchant à nous élever un peu plus loin que nous-mêmes, qu’il éclaire un moment au moins notre présence au monde sans que l’horizon / ne vienne saccager / le rêve / ni l’étreinte du vent. Et si, comme l’écrit encore Colette Klein, Les poètes qui construisent l’impossible / ne savent pas qu’ils laissent derrière eux un sillon / plus profond que celui qui blesse la mer / dans le sillage des cargos, elle est de ceux dont il ne faut pas hésiter à suivre la trace ouverte à vif dans la chair des mots. Cette trace dans laquelle le mot « homme » peut encore se lire à voix haute, et sans honte.

         Michel Diaz, 14/07/2024