Né de la déchirure – Eric Barbier

Texte de Michel Diaz, cyanotypes de Laurent Dubois, Né de la déchirure, éditions Cénomane, 2015, 18€

Note de lecture publiée dans le N° 79 de Diérèse, octobre 2020

   Des arbres depuis toujours nous connaissons la sensibilité, nous savons la vie qui les anime, nous savons que rien en eux n’est figé même si souvent nous avons voulu l’oublier pour n’y voir que la matière première, nature ordonnée dans le silence des forêts.

   « L’arbre n’a d’autre défense que l’ancrage entre ciel et terre. »

   Et voici dans ces pages exposées les aventures du bleu, de par la conversation entre les photographies à la remarquable technique de Laurent Dubois, le texte-poème de Michel Diaz et le temps qui pourrait être un autre auteur de ces proses et images.

   Portraits d’arbres abattus, tronçonnés, épanchement d’un sang bleu et ce bleu aussi est un regard, en ces arbres parlent d’anciennes voix qui nous chuchotent « comme un secret confié à qui prête bien son oreille. » Le tronc à terre sera aussi notre corps secret et la source des mots, une question d’équilibre pour ces plans d’un rêve que le jour ne chassera pas : « On contemple juste ce bleu, qui apaise la faim et la soif, le couteau des questions, l’incertitude qui nous hante. »

   « Quelque chose d’entrentendu, qui n’a ni nom ni forme… », le bleu devient la première matière du rêve, une revendication qui ne peut plus se limiter à ce qui est d’abord représenté, mais l’investit, le transfigure, le réinvente et le déborde, dans toutes les dimensions du temps lui-même.

   Un livre qui ne peut se contenter de mimer « l’infinie patience de l’arbre » mais qui, inscrivant sa présence « sur la page ouverte de ses blessures », nous invite à rêver le Réel en ce qu’il a d’insaisissable.

    Eric Barbier, octobre 2020

Le Verger abandonné – Bernard Fournier

Peut être une image de texte qui dit ’Poésie/première Poésie & Littérature L'INSPIRATION DOSSIER Anne MOUNIC Hommage à Philippe Jaccottet Colette Gibelin Michel Diaz Marilou Awiakta- Alain Duault Colette Thomas- André Velter Jacques Réda- Jean Ristat Pascal Rambert- Claire Kuneben EDITO IN MEMORIAM AUX SOURCES POEME DOSSIER LECTURES CONNIVENCES. 3-+LE VERGER ABANDONNE CÉRÉMONTE DES INQUIÉTUDES MIROIR POÈME POESIE JEUNESSE AU THEATRE NOUVELLE POÉSIE PLURIELLE: ANNE BARBUSSE JEAN+ CLAUDE ALBERT COIFFARD, FRANÇOIS COUDRAY, FRANCK BOUYSSOU, MARC DELOUZE, PIERRE GODO, FRANCIS GONNET, LAURENT GRISON, JENNIFER GROUSSELAS, PIERRE LOUARN, PAULINE MAURE, PHILIPPE MONNEVEUX, OH, BEATRICE PAILLER, HUGUES REINER, MARTINE ROUHART, FANIE VINCENT, PIERRE ZABALTA DE LECTURES* 79’
Peut être une image de texte qui dit ’Poésie/première Poésie & Littérature L'INSPIRATION DOSSIER Anne MOUNIC Hommage à Philippe Jaccottet Colette Gibelin Michel Diaz Marilou Awiakta- Alain Duault Colette Thomas- André Velter Jacques Réda- Jean Ristat Pascal Rambert- Claire Kuneben EDITO IN MEMORIAM AUX SOURCES POEME DOSSIER LECTURES CONNIVENCES. 3-+LE VERGER ABANDONNE CÉRÉMONTE DES INQUIÉTUDES MIROIR POÈME POESIE JEUNESSE AU THEATRE NOUVELLE POÉSIE PLURIELLE: ANNE BARBUSSE JEAN+ CLAUDE ALBERT COIFFARD, FRANÇOIS COUDRAY, FRANCK BOUYSSOU, MARC DELOUZE, PIERRE GODO, FRANCIS GONNET, LAURENT GRISON, JENNIFER GROUSSELAS, PIERRE LOUARN, PAULINE MAURE, PHILIPPE MONNEVEUX, OH, BEATRICE PAILLER, HUGUES REINER, MARTINE ROUHART, FANIE VINCENT, PIERRE ZABALTA DE LECTURES* 79’

Michel Diaz, Le Verger abandonné, préface de David Le Breton, éd. Musimot, 2020.

Lecture par Bernard Fournier, article publié dans le N° 79 de Poésie/première

Revisiter les mythes est une tentation littéraire des plus anciennes. Sans doute aussi vieille que les mythes eux-mêmes. Le poète contemporain trouve donc dans les légendes archaïques des éléments pour éclairer notre présent et peut-être aussi notre avenir.

Michel Diaz revient ainsi sur l’Odyssée, sur le personnage d’Ulysse, de sa femme Pénélope, de son fils Télémaque et de son père Laërte. A part ces noms, nous n’avons aucun décor, un peu de mer, peut-être, une île, rarement des dieux, et pas de guerre. C’est dire que l’Odyssée de Michel Diaz est tout intérieure. Il s’agit d’une réflexion sur la fin d’une vie, sur la fin d’un voyage, sur la fin d’une errance qui prend la forme d’un recueil épistolaire. Sept lettres à Pénélope, six à Laërte, cinq à Télémaque. Et c’est Ulysse, bien évidemment, qui parle, qui s’entretient avec ses êtres aimés.

Un lieu, cependant, se révèle important, c’est le verger d’Ulysse, mis en valeur dès le titre, dont on ne se souvient pas qu’il en soit beaucoup question dans L’Odyssée qui en est même son contraire. À part quelques évocations de fruits ou d’arbres, Homèren’est pas vraiment prolixe dans l’art de la fructification. On a là un parti pris radicalement opposé à celui d’Homère et l’on voit mal Ulysse se transformer en arboriculteur. Mais il est vrai qu’à la fin de L’Odyssée, on voit Ulysse avec une rame sur l’épaule étonner les paysans qui n’ont jamais vu la mer. Mais que fait-il après, jusqu’à la fin de sa vie ? Cultive-t-il son jardin ? La question ne se pose pas plus chez Homère que chez Diaz.

Ce verger est aussi celui du jardin d’Éden auquel on ne peut pas ne pas penser. Il est abandonné, voué aux ravages du temps ; simplement laissé à l’avenir du fils qui en fera ce qu’il voudra. Les pommes qui viendront auront toujours ce goût de la connaissance. Ce n’est plus un paradis, mais une friche prête pour l’avenir.

Michel Diaz, alors, nous propose sa propre lecture du mythe pour nous intéresser à ce verger qu’Ulysse a laissé dans son Ithaque. Il est vrai qu’Ulysse est roi dans son pays et qu’il avait pour charge de le faire prospérer. On s’interrogera à bon droit de cette « fausse route » si je puis m’exprimer ainsi, de cette déviation par rapporte à l’original, de cette déviance. Ainsi la part de liberté de l’auteur vis-à-vis du premier texte est-elle grande, que ce soit dans cette déviance ou dans la forme quand Ulysse parle par lettres interposées.

Mais alors, de quoi ce verger est-il le nom ? Il fonctionne comme une métaphore : érotique vis-à-vis de Pénélope, jardin en friches qui ne reçoit plus les soins de son maître ; mobilière vis-à-vis de Télémaque qui le reçoit en héritage ; et philosophique vis-à-vis de Laërte auprès de qui il revendique sa liberté.

Serait-il davantage amoureux de son verger que de Pénélope ? On pourrait le penser tant il avertit Pénélope que d’abord il pense à cette terre. « J’ai besoin de mes arbres, entends-tu ?… Un besoin absolu qui bat au fond de tout mon être comme les ailes d’un oiseau nocturne. » Ce sont eux qui seront le messager de ses pensées. Et pourtant Ulysse les abandonne, il laisse son verger et sa femme à la merci du temps. Et pourtant Ulysse demeure amoureux : « si faible est la distance entre nos corps malgré le temps qui nous sépare. » Il abolit l’espace. Il abolit le temps : « les années sont là, non entre nous, mais en nous rassemblés ». C’est un bel effet de style que de faire ainsi du temps non une adversité mais un atout pour le couple qui se construit au fur et à mesure des années, même si, comme Ulysse, le temps l’emporte loin du foyer. L’élément primordial demeure la fidélité de la pensée qui dépasse les frontières temporelles. C’est pourquoi c’est Ulysse l’exilé qui parle ici. L’exilé, le banni des Dieux, le rejeté des hommes. Mais pas l’oublieux.

Ces lettres s’offrent alors comme une réflexion intérieure ; Ulysse s’adresse à lui-même plutôt qu’à ses êtres chers : « Fin du jour et commencement de la solitude sont ici les bornes égales auxquelles le regard se blesse, au risque de son cri. » Bien sûr, c’est le poète qui parle derrière Ulysse et ses mots nous emmènent vers une autre odyssée, tout intérieure et tout à fait contemporaine : « le chemin qui nous mène d’un bout à l’autre n’est-il pas fait pour qu’on pose toujours les mêmes questions, qu’on sonde dans la même et toujours douloureuse recherche de Soi et de l’Autre ? … » Cette réflexion est à vrai dire universelle, intemporelle, qu’elle provienne d’Ulysse ou de Michel Diaz.

Elle se termine par cette réflexion désabusée : « Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part. » Voyager est inutile. Inutiles sont les paysages. Vivre n’est rien et n’apporte aucune connaissance : « je n’ai pas plus appris que ce que l’on apprend à côté d’une source sans eau. » Il faudrait donc tout un livre pour aboutir à cette négation de la vie ? N’y aurait-il rien d’autre à faire qu’à imiter l’ermite et le sédentaire ? La nuit tombe, « Fin du jour et commencement de la solitude sont ici les bornes égales auxquelles le regard se blesse, au risque de son cri. » Le poète s’enferme entre les quatre coins du jour, du mur et de son esprit. La voix se brise aux angles et le cri se déchire aux fenêtres.

Dans cette chambre obscure Ulysse atteint, perçoit le monde infernal : « Car nous sommes ici du côté des fantômes, des mots qu’ils nous adressent. » Les âmes qui nous parlent et à qui nous ne savons pas répondre parce que nous ne sommes pas du même monde, nous les aimons autant qu’elles ne sont plus là. Mais Ulysse est bien déjà dans cet autre monde, et c’est pourquoi il entend ces voix d’outre-tombe.

Cependant, le poète quand il parvient à sortir de sa chambre, de son bureau, de son cabinet, est sauvé par les mots qui construisent et bornent son paysage : « Je te livre ces réflexions telles qu’elles sont venues à mon esprit à mesure que j’avançais, mais se consolidaient comme un muret que l’on bâtit contre le vent, pierre sur pierre. » Le poète est un marcheur, un errant comme Ulysse, infatigable, obstiné, et cette marche rythme la parole, l’écriture. Même si cette progression est tout intérieure, le rythme est là qui fait progresser l’écriture.

Mais il y a encore davantage quand le poète nous surprend à la fin livre : Ulysse ne reviendra pas. Voilà en effet une fameuse invention de la part du poète que d’imaginer le non-retour d’Ulysse alors que les belles pages de l’Odyssée nous montrent le chien Argos retrouvant son maître malgré son déguisement, et surtout le tragique meurtre des prétendants. Et l’on comprend mieux alors l’abandon du verger, l’abandon des siens, l’abandon d’une partie de soi. Ulysse demeure seul, restera seul ; en effet dans l’imaginaire de la réception de L’Odyssée, il n’est question que de la solitude du héros, certes avec le but de rejoindre sa patrie et sa femme, mais d’une solitude accrue par l’errance quand ce n’est pas l’errance elle-même qui la conforte et la constitue. Malgré cette déviance, il y a une réelle fidélité au mythe.

Michel Diaz invente même une nouvelle aventure pour le héros d’Homère, celle de la découverte d’une autre île « ultime lieu d’avant cette lumière ». Et cette île elle-même devient alors le symbole même de l’errance qui n’est pas une fuite mais bien plutôt une quête, territoriale, temporelle et identitaire, littéralement une utopie. Quête vivifiée par l’amour qui offre de « déposer la cendre de nos yeux et celle de nos gestes dans la boîte en argent du temps » pour sauver la mort.

En réalité, Ulysse et ses voyages sont la métaphore même, le symbole de l’interrogation humaine, existentielle. Et comme cette interrogation dépasse toutes les frontières, l’homme se doit à une réinvention. Chez Michel Diaz, il y a d’abord cette focalisation sur le verger, qui n’est pas des moindres. Mais, davantage, et tout simplement j’allais dire, il y a le style. Nous avons affaire ici à un véritable poème. En prose, mais poème tout de même, sensible par le rythme, le vocabulaire et les effets prosodiques : « Le jour est si étroit pourtant qu’à grand peine s’y glisse la voix, s’y faufilent les gestes, s’y épuisent les yeux. » On retient ici le rythme ternaire qui soutient une métaphore entre la clarté et les sens.

David Le Breton nous rappelle dans sa préface le mot d’Edmond Jabès : « Le lieu, véritable est-il dans l’absence de tout lieu ? » et nous dit : « Telle est l’incise du texte de Michel Diaz de laisser dans l’esprit du lecteur un étonnement, un déséquilibre qui en fait tout le prix. »

Bernard Fournier, novembre 2020

Le Verger abandonné – Jean-Paul Bota

Le Verger abandonné, Michel Diaz, éditions Musimot, 2020, Préface de David Le Breton

Lecture par Jean-Paul BotaNote de lecture, in le N° 81 de Diérèse (mai 2021)

Silence aux castagnettes du pommier* dit Michel Deguy. On pourrait tout aussi bien dire aux arbres d’Ulysse. Qu’il ne reverra pas. Et pour cause puisqu’il ne reviendra pas à Ithaque, il ne peut qu’entendre leur silence. Celui de l’absence. La sienne. Et s’il perçoit quelque chose, l’envers du silence, il ne peut l’entendre qu’en pensée sinon en rêve :

Je l’ai revu encore [le verger], dans mon rêve de cette nuit, silhouettes trapues, brûlant par flammes courtes, qu’une pluie d’orage soudain étouffait.

Non, rien ne sera comme dans L’Odyssée où Ulysse rencontre trois jardins : celui de Calypso (Chant V), celui d’Alcinoos (Chant VI) et enfin celui de Laërte (Chant XXIV) dans lequel a lieu la scène de la reconnaissance du fils par son père et par lequel se clôt l’épopée. C’est moins peut-être par la cicatrice laissée jadis par un sanglier que grâce aux arbres qu’il lui a appris à nommer et à reconnaître que Laërte y reconnaît son fils. La scène ne se produira dans le livre de Michel Diaz qu’en imagination et sous la plume d’Ulysse dans la deuxième lettre qu’il adresse à son père où il imagine leur prochaine rencontre au verger et où le héros d’Homère devra entre autres prouver son identité :

(…) je te dirai, avant même d’y pénétrer, les dimensions exactes du verger, le nom des arbres qui le peuplent et de quelle manière rangés.

Le silence, pour y revenir, c’est aussi celui d’Ithaque jamais nommée. Et celui des lettres d’Ulysse justement, ce dialogue silencieux. Au nombre de dix-huit. A Pénélope, Laërte donc et Télémaque. Portant toutes, à l’image de la lettre à son père, sur l’annonce de son retour prochain, touchant au verger et que redoublent l’absence de date et la non-signature. Des lettres sans réponse. Ce qui équivaut à un silence bien plus fort encore que celui des missives d’Ulysse et que multiplie le nombre des destinataires. Et si bientôt il ne reste de son identité première ni même de ses raisons d’être, sinon un renoncement progressif, une volonté de faire de son exil une errance perpétuelle au bord du monde (extrait de la préface), oui, disparaître à jamais. Et s’incliner au bord du monde. / Pour ne plus jamais revenir (page 66), c’est bien le bord encore cher à Michel Deguy que l’on retrouve là. Pourquoi revient cette formule aimée / Au bord du monde encore une fois**. Alors Ulysse dit-on qui fonda Lisbonne, ce qui expliquerait l’origine du nom de la ville (Olissipo), cet Ulysse moderne et son non-retour à Ithaque, une sorte de voyageur immobile à l’égal de Pessoa ?

Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part écrit-il dans sa dernière lettre à Pénélope.

Cela encore, tout autant que cet Ulysse qui eut entre autres le nom de Personne, est-ce le format du livre à l’italienne qui me fait songer à cet extrait de Lagune de Joseph Brodsky (Poèmes 1961-1987) *** :

Et monte dans la chambre à bord, par la coupée

le pensionnaire, flacon de grappa dans la poche,

       l’anonyme absolu, l’homme en imperméable

            et qui a tout perdu : patrie, mémoire, fils.

Le verger, l’automne qui désigne au sens figuré en littérature la vieillesse et le déclin et qui par là-même renvoie peut-être à un Ulysse vieillissant et renonçant.

* Blasons in Donnant, Donnant (Poèmes 1960-1980), Collection Poésie/Gallimard, 2006

** Bord in Gisants (Poèmes III, 1980-1995), Collection Poésie/Gallimard, 1999

*** Joseph Brodsky (Poèmes 1961-1987), Gallimard – Du Monde entier, 1987

 Jean-Paul Bota, octobre 2020

Le Verger abandonné – Angèle Paoli

Michel Diaz, Le Verger abandonné
Lecture par Angèle Paoli

Chronique publiée sur le site Terres de femmes (oct. 2020)

Michel Diaz, Le Verger abandonné,
éditions Musimot,
03800 Le Mayet d’École, 2020.
Préface de David Le Breton.

Lecture d’Angèle Paoli

UN CHANT NOUVEAU DE LA DISPARITION

Quel Éden hors d’atteinte se cache derrière Le Verger abandonné ? Le titre qu’a choisi Michel Diaz pour la porte d’entrée de son dernier recueil ne laisse rien augurer de ce que le poète a imaginé. Pas davantage l’illustration de la première de couverture. Une photo de Pierre Fuentes. Une photo en noir et blanc de troncs décharnés entourés d’herbes folles. En arrière-plan, en fond grisé, un horizon marin ou peut-être une mer de nuages. Le mystère reste entier. En feuilletant ce bel ouvrage de format 18 x 14 cm (à l’italienne), le regard roule sur les titres : « Première lettre à Pénélope » ; « Troisième lettre à Laërte » ; « Quatrième lettre à Télémaque »… Aucun autre patronyme ou toponyme n’arrête le regard. Pas même celui d’Ulysse. Pourtant ces lettres sont bien les siennes. C’est lui qui raconte, c’est de lui qu’il parle, et c’est aux siens qu’il s’adresse. Dix-huit lettres au total, sans réponse aucune ni signature. Ulysse écrit successivement à son épouse (sept lettres), à son vieux père (six lettres), à son fils (cinq lettres).

« Ô mon épouse aimée » / « Quand je serai là, devant toi, mon vieux père » / « Mon cher fils ».

L’objet de ces différentes lettres, non datées, porte sur l’annonce du retour prochain d’Ulysse dans son île natale. Toutes s’organisent autour du « verger », du souvenir que le héros grec en a gardé. Il est le lieu unique auquel Ulysse abordera avant que de rencontrer les siens, le métacentre qui occupe les rêves du navigateur, l’« axis mundi » dont parle David Le Breton dans sa préface. Ainsi, dans la première lettre qu’il adresse à Pénélope, Ulysse, revenant sur le passé des amants qu’ils furent, évoque-t-il le souvenir édénique du verger, analogon d’une passion amoureuse partagée, allégorie d’un bonheur lumineux qui s’étire dans la lenteur :

« Nous les aimions, oliviers, amandiers et figuiers, ces troncs déjà robustes aux branches surchargées de fruits quand s’annonçait l’automne. Dans leur ombre tu te couchais, abandonnée comme une barque neuve et creuse dans laquelle je me glissais ».

Dans la seconde lettre qu’il adresse à Laërte, Ulysse imagine leur prochaine rencontre au verger. Rencontre au cours de laquelle le voyageur, absent de l’île depuis vingt longues années, devra affronter la défiance paternelle et prouver son identité. Puis, dictant son désir à son vieux père, il l’enjoint de faire ce qu’il lui demande :

« Je te demanderai ensuite, plus simplement, de me suivre au verger ».

« Tu viendras avec moi. Tu devras venir, je t’y aiderai en te soutenant de mon bras. Tu verras ».

Se remémorant les souvenirs partagés avec le vieux Laërte – dont il ignore s’il est toujours de ce monde —, par trois fois Ulysse s’immisce dans la tête du vieillard et imagine ce que sera son propos :

« Tu me demanderas ce que je sais… » / « Tu me demanderas ce que tu veux savoir et ce que tu attends de moi… » / « Tu me demanderas, pour autre preuve, les paroles que nous disions quand nous restions sur place jusqu’à la tombée de la nuit, et je te les dirai. »

Pour ce qui est de Télémaque, c’est dans la seconde lettre, confiée « au rouleau de la vague », qu’Ulysse en vient à évoquer le verger. Ce lieu de l’intime, tout à la fois ouvert et clos, offert jadis par Laërte, jadis entretenu par Ulysse, laissé à l’abandon en l’absence de son propriétaire, est désormais envahi d’herbes folles et à l’état sauvage. C’est là qu’à son retour Ulysse veut se ressourcer. Là qu’il aspire à venir méditer et à se recueillir avant que de se présenter à Pénélope. Viennent ensuite les ordres, agencés à partir d’impératifs ou de verbes au futur à valeur impérative. « Voilà la mission que je te confie ». Ce que Télémaque devra faire avant l’arrivée de son père, c’est nettoyer le verger, le débroussailler afin qu’y pénètre la lumière, abattre et élaguer les arbres. Reconnaître les « signes » incisés jadis par Ulysse. Préparer la couche « de feuilles sèches » ; déposer tout autour les libations propres aux rituels auxquels Ulysse désire se consacrer. Puis, une fois le retour accompli, et achevé le rituel des retrouvailles avec les siens, Télémaque aura pour mission d’abattre tous les arbres, afin qu’Ulysse puisse « tourner la dernière page du livre. » Sacrifice nécessaire pour que puisse advenir le nouveau verger.

N’est-ce pas là un préambule déguisé de l’inévitable disparition d’Ulysse ? Peut-être l’aventurier sait-il au fond de lui-même que, pour que puisse véritablement advenir le fils, il est nécessaire que le père s’efface. Ulysse pressent-il que son retour en l’île n’aura pas lieu ? Que ses lettres précédentes ne sont en définitive qu’un leurre ? Il a beau essayer de se convaincre de son retour imminent en ordonnançant, pour chaque destinataire, les stratégies de son discours, ne sait-il pas intimement que, quoi qu’il fasse, sa seule vérité demeure le mensonge ? Il a beau se décrire comme l’homme qu’il est devenu aujourd’hui, harassé par d’interminables errances, corps et visages burinés par les vents et le sel, il n’en demeure pas moins toujours le chatoyant Ulysse, sans cesse louvoyant, toujours enclin à céder aux sirènes du moment, toujours insatisfait dès qu’il prolonge son séjour sur une terre hospitalière. Mais aussi bien, saisi par la sempiternelle nostalgie qui le taraude, n’est-il pas prompt à reprendre la mer en direction d’Ithaque ? Une destination jamais nommée par Michel Diaz.

« Nostos ». Le retour. Et la douleur qui l’accompagne. Ce pincement inexplicable qui toujours pousse le navigateur à revenir sur son passé. À emprunter en sens inverse les mêmes sillages. À imaginer que la terre qu’il a quittée depuis si longtemps l’accueillera à bras ouverts. Tel est le mal qui ronge Ulysse, celui-là même qu’il confie à Laërte :

« Je n’ai de lancinante nostalgie que pour ce point d’attache que me sont ma terre et les miens. »

Et, dans la seconde lettre qu’il adresse à Pénélope, ne donne-t-il pas priorité aux arbres, témoins de leurs tendres épousailles d’antan et témoins par anticipation narrative de leurs prochaines retrouvailles ? Car, écrit-il,

« mon impatience à les revoir […] est toujours devant moi, sculptée comme une proue de bois massif dans la certitude de mon retour » .

C’est donc là, au cœur du verger, qu’Ulysse le vaillant et l’infatigable a ancré ses racines. C’est là, entre les arbres du verger, que s’arrime le désir acéré du « nostos ».

Le retour en l’île aura-t-il vraiment lieu ? La lectrice que je suis en doute. Même si le récit homérique de l’Odyssée met en scène ce retour. Le récit poétique de Michel Diaz est tout en nuances et subtilités, et se joue des obstacles. À commencer par ceux qui agitent l’âme d’Ulysse.

« Quand allons-nous nous retrouver » ? écrit-il à Pénélope dans sa troisième lettre. Submergé par les doutes et par les questionnements, peut-être retrouvera-t-il sous les grands arbres le réconfort dont il a besoin. Et l’assurance que le désir de Pénélope pour son époux est toujours aussi ardent :

« Eux me raconteront les interminables travaux de tes doigts solitaires, qui brodent et débrodent sous la cape ténébreuse de l’absence, leurs caresses intimes dans la grotte veuve de ton désir. »

Avec Télémaque, les interrogations sont plus directement formulées :

« Quelle raison, dis-moi, ai-je de revenir ? Et d’ailleurs, le pourrais-je encore quand bien même je le voudrais ? ».

Ainsi évolue le tourment d’Ulysse, en proie à mille questions. Mais il y a bientôt, réel ou imaginaire, le surgissement inattendu d’une terre inhospitalière qui s’interpose entre son désir et les craintes qui le réfrènent. Cette terre volcanique, inquiétante et déserte, livrée au soufre, aux vapeurs infernales et à la cendre. C’est à la cinquième lettre à Pénélope que survient, inconnu de tous, ce « théâtre de fumerolles ». Ulysse est-il vraiment sincère, lorsque, dans sa sixième lettre à Pénélope il écrit ?

« Ainsi, j’avance… sans me laisser gagner pourtant par le renoncement. »

Ne s’est-il pas déjà engagé sur la voie du repli et de la résignation ?

À Laërte, Ulysse confie :

« Je t’écris d’un lieu triste, inaccessible aux larmes ».

Puis ajoute, quelques phrases plus loin :

« En vérité, ici, en marche vers nulle part, nous sommes dans les mains du temps qui, redevenu pierre, a gardé souvenir des corps ensevelis. On ne sait plus quand, ni par qui. »

Plus loin, dans sa troisième lettre à Télémaque, Ulysse confie :

« Il n’est d’ailleurs pas difficile d’imaginer que nous avons ici touché la fin du monde. Tout autant physique que temporelle. Que tout est consommé. »

Voici donc Ulysse parvenu « du côté des fantômes », dans un entre-deux où il n’est plus tout à fait vivant mais pas non plus tout à fait mort. Déjà la voix de Laërte tremble dans sa mémoire, ramenant avec elle les « images fulgurantes de l’enfance ». Déjà la mort s’avance. Et c’est vers elle qu’Ulysse s’achemine. Vers l’unique rencontre qui tienne. À la rencontre de lui-même.

« Sur ce chemin qui ne serait rien d’autre que la voie des dieux. »

Ainsi, plus le temps des retrouvailles approche et plus s’éloignent le « verger abandonné » et les promesses ardentes du retour. C’est qu’en cours de route et en cours d’écriture, Ulysse a compris qu’il était la proie des illusions chatoyantes qui lui servaient jadis de carapace. Aujourd’hui, avec le temps et l’expérience, la carapace est ébréchée et il n’y a plus aucun projet qui vaille. Revenir sur ses pas est impossible. Étranger à lui-même, comment pourrait-il convaincre les siens que c’est bien Ulysse qui s’avance devant eux ? Lui-même ne se reconnaît pas. Plus. Ni dans ce qu’il fut jadis ni dans ce qu’il est aujourd’hui devenu. Que faire alors, sinon « disparaître » ? « Disparaître de tout et de soi. » Sage résolution. Inévitable issue. Dont Ulysse tente de convaincre Pénélope du bien-fondé. Ainsi écrit-il dans son ultime lettre :

« Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part. Dans le dépouillement et le délaissement progressifs de soi-même. »

Reste l’amour qu’il leur a été donné de vivre, et c’est déjà beaucoup. Reste aussi le récit, trace douloureuse d’un narrateur tourmenté qui assume désormais le bilan d’une vie. Un récit envoûtant que ce Verger abandonné. Un récit de magicien à la manière d’Ulysse, dont les lecteurs de l’Odyssée savent quels secrets il détient. Des secrets dont le héros grec semble avoir transmis à Michel Diaz la beauté et le talent cachés. Un art hérité des aèdes. Même si le poème du Verger abandonné est, pour qui l’écoute vraiment, un « chant qui rend un son nouveau ». Comme la figure mélodique d’un lamentu, un chant de la disparition.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Le verger abandonné – revisité par Léon Bralda

Aubière, le 26 septembre 20,

Mon cher Michel,

Voici ce qui, pour moi, construit votre poème enchâssé dans ce superbe monologue que vous offrez à Ulysse, homme de guerre, égaré mais lucide, et dont la parole, ici, me semble tellement vraie, sonne si claire au souffle du poème… J ’aurais aimé écrire cela !

Avec toute ma sympathie et mon admiration

Léon Bralda

Le poème enchâssé – Le verger abandonné. Michel DIAZ

« J’ai revu ce verger, rangées d’arbres tordus que j’avais moi-même plantés à mi-flanc de colline, pour veiller sur la mer. C’était, pour nous, comme un pays qui ne savait que l’éternel, sur lequel régnaient le soleil et la magnifique lenteur des nuages…

Le sage dit que l’on ne doit jamais quitter un lieu où l’on a planté son verger. Mais moi je n’ai quitté ce lieu que pour y revenir. J’ai remis mon sort à l’errance, aussi bien que mon souffle, dispersé par le grand vent du large sur les sillons liquides de la mer. Car pour qui se nourrit des périls de l’errance et de l’aventure, la mer est infinie et le monde ouvert comme un fruit.

Je repense à mes arbres abandonnés, comme à du bois promis au feu, flammes qui veillent seules au bord du temps désert où s’éternise mon absence. Il me faudra demeurer seul, dans leur présence consentante. Je n’ai jamais appartenu à qui voulait me retenir, pas plus que l’eau du fleuve n’appartient à ses rives. Je n’ai jamais appartenu qu’à toi, à nos épaules confondues dans la tendresse de l’étreinte, et à nos hôtes silencieux, à leur voûte de feuilles légères… Me voilà bientôt parvenu, j’en suis certain encore, au bout de ce chemin dont tu es la dernière question et l’ultime réponse.

Des noms, je te dirai, j’en ai eu dix, vingt, et j’ai même porté celui de Personne. Aussi, mon nom, j’en tracerai du bout de mon index les lettres qui le forment, à même la poussière, ou dans le creux aveugle de ta paume. Je te demanderai ensuite, plus simplement, de me suivre au verger. Je vois avec les yeux de la mémoire…

Oserai-je, pauvre et nu, me présenter de nouveau devant toi ?… Je parlerai d’abord aux arbres qui m’attendent. J’oserai enlever devant eux mon masque usé par la fatigue du voyage. A eux d’abord, je dirai tout de mes longues années d’absence.

Tu m’as même dit en riant que tu aurais aimé ressembler à un arbre, un de ces humbles arbres du verger, pour n’avoir plus entre toi et le vent, l’eau, le ciel, la terre, cette patiente servitude vissée sur chacun de tes jours. Et rien n’aurait été perdu, puisque au-delà du poids des ans constamment détourné en promesses d’abondantes récoltes, tu aurais seulement travaillé à pousser ta racine et agiter tes feuilles…

Puis j’ai erré, de-ci, de-là, naviguant sur les bris du temps, vers des ivresses d’inconnu et de louches extases, mais bien aussi en des lieux où, bien souvent, j’interrogeai la mort… Temps et distance, comment les abolir ?

Cette lettre, je la remets au rouleau de la vague dont la rumeur glissant sur ses crêtes d’écume échouera, je le sais, sur tes rives. J’ai besoin de mes arbres, entends-tu ?… Un besoin absolu qui bat au fond de tout mon être comme ailes d’un oiseau nocturne. Car ces arbres auront pris sur eux d’accueillir, entre leurs bras difformes, les fantômes de mon passé. Tu m’aideras ensuite, mais plus tard, à planter d’autres arbres. D’autres qui seront aux premiers ce qu’est l’étoile du matin qui monte du fond de la mer, quand celles de la nuit s’y sont déjà noyées.

Il s’agit seulement d’aller, vers plus haut et plus loin. De trouver, de forcer le passage, d’essayer toujours d’être en avance d’un pas sur celui qui redoute de se poser devant le précédent. En vérité, ici, en marche vers nulle part, nous sommes dans les mains du temps qui, redevenu pierre, a gardé souvenir des corps ensevelis. On ne sait plus quand, ni par qui.

Ce qui demeure du réel, presque rien, n’est qu’un sentier pentu qui ne monte ni ne descend, où l’on marche sans avancer, une grappe d’instants circulaires qui ne sont qu’éternels maintenant. Vers quelle région de l’être me conduisent mes pas ?… On aurait presque peur de fermer les yeux. De les tourner vers le dedans pour les confier, ne serait-ce qu’un seul instant, à l’écrin de leur ombre. Au péril de perdre de vue ce qui reste de ciel. Pourtant, il n’est vraiment, en ces confins, que l’infinie patience de la mort dans l’épaisseur des pierres… Parole qui jamais ne cesse. Se cognant ici au mur des nuages, s’accrochant aux grilles des arbres, chargée en même temps d’une intarissable ferveur.

Je n’ai, en cet instant, qu’à fermer les oreilles de ce qui murmure sans bruit pour écouter avec les miennes la vague qui soulève mon passé, ta voix qui me ramène à ces images fulgurantes de l’enfance, celles où je te vois me tenant par la main… Densité du silence qui pèse, comme pèse la neige vieille d’un million d’années. Espace de désolation d’une âme qui se prend aux pièges de ses doutes, mais lieu de convergence de l’ici et d’un informulable ailleurs, du ceci, du cela, emmêlés dans la trame d’une mémoire qui cherche douloureusement en elle-même la trace de ses origines. Ainsi, j’avance… sans me laisser gagner pourtant par le renoncement.

Est-il encore temps de partir à rebours, vers ce qu’on a quitté ? Qui lui aussi nous a quittés ? Car comment, encore, sinon s’aveuglant d’illusion, ne pas s’avouer la terreur de se voir lentement vieillir dans le miroir de l’autre ? Dans la persévérance d’un visage aimé où, comme sur un front de pierre, se dessine l’heure du saut de la mort ?… Qu’aurais-tu à apprendre du vieil homme que je suis devenu et qui n’aspire plus qu’à tourner la page de son passé ?

Pourtant, si tout est perte ici, obstinée reconquête du Rien où se fonde l’immense gratuité du vivre, c’est que l’on marche vers soi-même, sur ce chemin qui ne serait rien d’autre que la voie des dieux. Espace du dedans, chambre obscure où l’on cherche à toucher sa racine pour s’abîmer dans les ténèbres de son accomplissement.

… Je le sais maintenant. Je n’ai jamais été que de la patrie de l’errance, et l’errant n’a d’autre patrie que celle de sa solitude et de l’arrachement perpétuel, pas d’autre but à espérer que celui d’une terre introuvable, et pas d’autre horizon que celui qui recule à mesure qu’il va.

Je sais que j’ai atteint, ici, et comme aux limites du temps, l’extrémité du monde, un lieu où la vie puise encore ses ultimes ressources dans ce si peu d’espace que lui cède la mort… Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part. dans le dépouillement et le délaissement progressif de soi-même.

Disparaître, voilà. Disparaître de tout et de soi. Disparaître à jamais. Et s’incliner au bord du monde. Pour ne jamais revenir… Demain sera plus doux à ton chagrin si tu sais et acceptes que je cède à tes lèvres le nom de ma mémoire. Puisque l’amour exauce parfois sa blessure, nous aurons déposé la cendre de nos yeux et celle de nos gestes dans la boîte en argent du Temps. »