Michel Diaz, Le Verger abandonné
Lecture par Angèle Paoli
Chronique publiée sur le site Terres de femmes (oct. 2020)
Michel Diaz, Le Verger abandonné,
éditions Musimot,
03800 Le Mayet d’École, 2020.
Préface de David Le Breton.
Lecture d’Angèle Paoli
UN CHANT NOUVEAU DE LA DISPARITION Quel Éden hors d’atteinte se cache derrière Le Verger abandonné ? Le titre qu’a choisi Michel Diaz pour la porte d’entrée de son dernier recueil ne laisse rien augurer de ce que le poète a imaginé. Pas davantage l’illustration de la première de couverture. Une photo de Pierre Fuentes. Une photo en noir et blanc de troncs décharnés entourés d’herbes folles. En arrière-plan, en fond grisé, un horizon marin ou peut-être une mer de nuages. Le mystère reste entier. En feuilletant ce bel ouvrage de format 18 x 14 cm (à l’italienne), le regard roule sur les titres : « Première lettre à Pénélope » ; « Troisième lettre à Laërte » ; « Quatrième lettre à Télémaque »… Aucun autre patronyme ou toponyme n’arrête le regard. Pas même celui d’Ulysse. Pourtant ces lettres sont bien les siennes. C’est lui qui raconte, c’est de lui qu’il parle, et c’est aux siens qu’il s’adresse. Dix-huit lettres au total, sans réponse aucune ni signature. Ulysse écrit successivement à son épouse (sept lettres), à son vieux père (six lettres), à son fils (cinq lettres). « Ô mon épouse aimée » / « Quand je serai là, devant toi, mon vieux père » / « Mon cher fils ». L’objet de ces différentes lettres, non datées, porte sur l’annonce du retour prochain d’Ulysse dans son île natale. Toutes s’organisent autour du « verger », du souvenir que le héros grec en a gardé. Il est le lieu unique auquel Ulysse abordera avant que de rencontrer les siens, le métacentre qui occupe les rêves du navigateur, l’« axis mundi » dont parle David Le Breton dans sa préface. Ainsi, dans la première lettre qu’il adresse à Pénélope, Ulysse, revenant sur le passé des amants qu’ils furent, évoque-t-il le souvenir édénique du verger, analogon d’une passion amoureuse partagée, allégorie d’un bonheur lumineux qui s’étire dans la lenteur : « Nous les aimions, oliviers, amandiers et figuiers, ces troncs déjà robustes aux branches surchargées de fruits quand s’annonçait l’automne. Dans leur ombre tu te couchais, abandonnée comme une barque neuve et creuse dans laquelle je me glissais ». Dans la seconde lettre qu’il adresse à Laërte, Ulysse imagine leur prochaine rencontre au verger. Rencontre au cours de laquelle le voyageur, absent de l’île depuis vingt longues années, devra affronter la défiance paternelle et prouver son identité. Puis, dictant son désir à son vieux père, il l’enjoint de faire ce qu’il lui demande : « Je te demanderai ensuite, plus simplement, de me suivre au verger ». « Tu viendras avec moi. Tu devras venir, je t’y aiderai en te soutenant de mon bras. Tu verras ». Se remémorant les souvenirs partagés avec le vieux Laërte – dont il ignore s’il est toujours de ce monde —, par trois fois Ulysse s’immisce dans la tête du vieillard et imagine ce que sera son propos : « Tu me demanderas ce que je sais… » / « Tu me demanderas ce que tu veux savoir et ce que tu attends de moi… » / « Tu me demanderas, pour autre preuve, les paroles que nous disions quand nous restions sur place jusqu’à la tombée de la nuit, et je te les dirai. » Pour ce qui est de Télémaque, c’est dans la seconde lettre, confiée « au rouleau de la vague », qu’Ulysse en vient à évoquer le verger. Ce lieu de l’intime, tout à la fois ouvert et clos, offert jadis par Laërte, jadis entretenu par Ulysse, laissé à l’abandon en l’absence de son propriétaire, est désormais envahi d’herbes folles et à l’état sauvage. C’est là qu’à son retour Ulysse veut se ressourcer. Là qu’il aspire à venir méditer et à se recueillir avant que de se présenter à Pénélope. Viennent ensuite les ordres, agencés à partir d’impératifs ou de verbes au futur à valeur impérative. « Voilà la mission que je te confie ». Ce que Télémaque devra faire avant l’arrivée de son père, c’est nettoyer le verger, le débroussailler afin qu’y pénètre la lumière, abattre et élaguer les arbres. Reconnaître les « signes » incisés jadis par Ulysse. Préparer la couche « de feuilles sèches » ; déposer tout autour les libations propres aux rituels auxquels Ulysse désire se consacrer. Puis, une fois le retour accompli, et achevé le rituel des retrouvailles avec les siens, Télémaque aura pour mission d’abattre tous les arbres, afin qu’Ulysse puisse « tourner la dernière page du livre. » Sacrifice nécessaire pour que puisse advenir le nouveau verger. N’est-ce pas là un préambule déguisé de l’inévitable disparition d’Ulysse ? Peut-être l’aventurier sait-il au fond de lui-même que, pour que puisse véritablement advenir le fils, il est nécessaire que le père s’efface. Ulysse pressent-il que son retour en l’île n’aura pas lieu ? Que ses lettres précédentes ne sont en définitive qu’un leurre ? Il a beau essayer de se convaincre de son retour imminent en ordonnançant, pour chaque destinataire, les stratégies de son discours, ne sait-il pas intimement que, quoi qu’il fasse, sa seule vérité demeure le mensonge ? Il a beau se décrire comme l’homme qu’il est devenu aujourd’hui, harassé par d’interminables errances, corps et visages burinés par les vents et le sel, il n’en demeure pas moins toujours le chatoyant Ulysse, sans cesse louvoyant, toujours enclin à céder aux sirènes du moment, toujours insatisfait dès qu’il prolonge son séjour sur une terre hospitalière. Mais aussi bien, saisi par la sempiternelle nostalgie qui le taraude, n’est-il pas prompt à reprendre la mer en direction d’Ithaque ? Une destination jamais nommée par Michel Diaz. « Nostos ». Le retour. Et la douleur qui l’accompagne. Ce pincement inexplicable qui toujours pousse le navigateur à revenir sur son passé. À emprunter en sens inverse les mêmes sillages. À imaginer que la terre qu’il a quittée depuis si longtemps l’accueillera à bras ouverts. Tel est le mal qui ronge Ulysse, celui-là même qu’il confie à Laërte : « Je n’ai de lancinante nostalgie que pour ce point d’attache que me sont ma terre et les miens. » Et, dans la seconde lettre qu’il adresse à Pénélope, ne donne-t-il pas priorité aux arbres, témoins de leurs tendres épousailles d’antan et témoins par anticipation narrative de leurs prochaines retrouvailles ? Car, écrit-il, « mon impatience à les revoir […] est toujours devant moi, sculptée comme une proue de bois massif dans la certitude de mon retour » . C’est donc là, au cœur du verger, qu’Ulysse le vaillant et l’infatigable a ancré ses racines. C’est là, entre les arbres du verger, que s’arrime le désir acéré du « nostos ». Le retour en l’île aura-t-il vraiment lieu ? La lectrice que je suis en doute. Même si le récit homérique de l’Odyssée met en scène ce retour. Le récit poétique de Michel Diaz est tout en nuances et subtilités, et se joue des obstacles. À commencer par ceux qui agitent l’âme d’Ulysse. « Quand allons-nous nous retrouver » ? écrit-il à Pénélope dans sa troisième lettre. Submergé par les doutes et par les questionnements, peut-être retrouvera-t-il sous les grands arbres le réconfort dont il a besoin. Et l’assurance que le désir de Pénélope pour son époux est toujours aussi ardent : « Eux me raconteront les interminables travaux de tes doigts solitaires, qui brodent et débrodent sous la cape ténébreuse de l’absence, leurs caresses intimes dans la grotte veuve de ton désir. » Avec Télémaque, les interrogations sont plus directement formulées : « Quelle raison, dis-moi, ai-je de revenir ? Et d’ailleurs, le pourrais-je encore quand bien même je le voudrais ? ». Ainsi évolue le tourment d’Ulysse, en proie à mille questions. Mais il y a bientôt, réel ou imaginaire, le surgissement inattendu d’une terre inhospitalière qui s’interpose entre son désir et les craintes qui le réfrènent. Cette terre volcanique, inquiétante et déserte, livrée au soufre, aux vapeurs infernales et à la cendre. C’est à la cinquième lettre à Pénélope que survient, inconnu de tous, ce « théâtre de fumerolles ». Ulysse est-il vraiment sincère, lorsque, dans sa sixième lettre à Pénélope il écrit ? « Ainsi, j’avance… sans me laisser gagner pourtant par le renoncement. » Ne s’est-il pas déjà engagé sur la voie du repli et de la résignation ? À Laërte, Ulysse confie : « Je t’écris d’un lieu triste, inaccessible aux larmes ». Puis ajoute, quelques phrases plus loin : « En vérité, ici, en marche vers nulle part, nous sommes dans les mains du temps qui, redevenu pierre, a gardé souvenir des corps ensevelis. On ne sait plus quand, ni par qui. » Plus loin, dans sa troisième lettre à Télémaque, Ulysse confie : « Il n’est d’ailleurs pas difficile d’imaginer que nous avons ici touché la fin du monde. Tout autant physique que temporelle. Que tout est consommé. » Voici donc Ulysse parvenu « du côté des fantômes », dans un entre-deux où il n’est plus tout à fait vivant mais pas non plus tout à fait mort. Déjà la voix de Laërte tremble dans sa mémoire, ramenant avec elle les « images fulgurantes de l’enfance ». Déjà la mort s’avance. Et c’est vers elle qu’Ulysse s’achemine. Vers l’unique rencontre qui tienne. À la rencontre de lui-même. « Sur ce chemin qui ne serait rien d’autre que la voie des dieux. » Ainsi, plus le temps des retrouvailles approche et plus s’éloignent le « verger abandonné » et les promesses ardentes du retour. C’est qu’en cours de route et en cours d’écriture, Ulysse a compris qu’il était la proie des illusions chatoyantes qui lui servaient jadis de carapace. Aujourd’hui, avec le temps et l’expérience, la carapace est ébréchée et il n’y a plus aucun projet qui vaille. Revenir sur ses pas est impossible. Étranger à lui-même, comment pourrait-il convaincre les siens que c’est bien Ulysse qui s’avance devant eux ? Lui-même ne se reconnaît pas. Plus. Ni dans ce qu’il fut jadis ni dans ce qu’il est aujourd’hui devenu. Que faire alors, sinon « disparaître » ? « Disparaître de tout et de soi. » Sage résolution. Inévitable issue. Dont Ulysse tente de convaincre Pénélope du bien-fondé. Ainsi écrit-il dans son ultime lettre : « Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part. Dans le dépouillement et le délaissement progressifs de soi-même. » Reste l’amour qu’il leur a été donné de vivre, et c’est déjà beaucoup. Reste aussi le récit, trace douloureuse d’un narrateur tourmenté qui assume désormais le bilan d’une vie. Un récit envoûtant que ce Verger abandonné. Un récit de magicien à la manière d’Ulysse, dont les lecteurs de l’Odyssée savent quels secrets il détient. Des secrets dont le héros grec semble avoir transmis à Michel Diaz la beauté et le talent cachés. Un art hérité des aèdes. Même si le poème du Verger abandonné est, pour qui l’écoute vraiment, un « chant qui rend un son nouveau ». Comme la figure mélodique d’un lamentu, un chant de la disparition. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |