Le Matricule des Anges, Nov-Dec 1997

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Un photographe explore trois ans durant un dépôt de locomotives et un poète l’accompagne : deux Orphée pour quelle Eurydice ?

Atelier des silences – Au bonheur des cheminots

D‘abord la lumière. Une lumière presque surnaturelle où le contraste des noirs et blancs révèle des géométries de fer prêtes à nous sauter à la gorge. C’est une lumière qu’utilisaient probablement certains photographes de mode, au temps du noir et blanc. Ensuite, la violence des matériaux qui s’y trouvent. Ferrailles tranchantes, pièces de métal tordues, chromes et chiffons : l’oeil hésite entre la violence et la misère. L’absence, enfin. Oui, ce que les photographies de Thierry Cardon montrent, avant tout, c’est l’absence.

Durant trois ans, ce photographe (né en 1955) s’est rendu régulièrement dans le Dépôt des locomotives de Saint-Pierre-des-Corps, cité ferroviaire en banlieue de Tours. Trois ans à photographier obsessionnellement des ateliers désertés le week-end par ceux qui y triment en semaine. Le résultat est saisissant : le lieu de travail revêt des allures de lieu de détention, avec ses petites poupées engendrées par des résidus de fil de fer et des chiffons, avec cette page de magazine féminin, scotchée au mur, où le dos nu d’un mannequin proclame “le soleil dans la peau”. Un lieu secret aussi, où les outils, les chaînes et les ombres des sculptures métalliques semblent autant de codes mystérieux, où les objets n’ont pas de noms et ne peuvent donc être nommés par le visiteur. Or, justement, nulle présence humaine ici où la nature elle-même n’a pas droit de cité. Tout est marqué de la main de l’homme, mais pas un visage, pas un regard (le mannequin du magazine féminin tourne le dos) ne vient réchauffer l’espace. On se croirait dans un cimetière, un lieu sacré.

On comprend dès lors que Michel Diaz, poète et dramaturge, ait décidé de composer autour de ces clichés (remarquablement photogravés) un chant antique où le mythe d’Eurydice file la métaphore du royaume des morts. Poésie déclamatoire que celle-ci, propre à trouver dans les ateliers désertés son écho silencieux. Chant plaintif : “une douleur et une solitude qui grandissent/ à chaque seconde/ agrippent les hommes aux épaules à la nuque/ les rendent fous/ une migraine toujours plus mortelle/ une aube en souliers percés/ sous la pluie/ un jour frappé par la tristesse en plein visage/ un ciel aux veines effilochées/ un monde où/ la laideur/ va en s’habituant” où brillent toutefois des “chemins imposteurs/ d’espoirs hallucinés”.

Il y a plus que de la cohérence entre le profond et dense poème de Michel Diaz et les photos de Thierry Cardon. Tout comme un chœur commente le chant d’Orphée (“Et il porte mouchoir à ses lèvres/ pour essuyer le sang de la parole”), les clichés ici, nourrissent autant ce chant qu’il lui donnent un espace. Combien d’obsessions, combien de désirs meurtris, combien de plaintes retenues se font entendre dans le vide que les photos révèlent. Et quelle poésie, aussi, dans ces figurines de fil de fer, mises au monde pour emplir des solitudes. Poésie et images se renvoient ainsi leur reflet à travers un miroir que le lecteur construit page après page.

Avec Yves Bonnefoy, qui préface ce très bel ouvrage, les images de Thierry Cardon trouve une autre lecture. Le père du préfacier “a peiné, a oeuvré toute sa vie d’adulte dans ces forges tourangelles”. Il entre donc une part de nostalgie dans le regard d’Yves Bonnefoy qui ne peut s’empêcher d’évoquer au passé lointain ces ateliers photographiés pourtant en 1992. C’est dire si, en plus de montrer l’absence, Thierry Cardon a su peut-être révéler l’éternité.

Thierry Guichard