La vie du rail, 4 juin 1997

Cardon-Diaz : Les ateliers assoupis de Saint-Pierre-des-Corps

   Thierry Cardon a hanté les ateliers de Saint-Pierre-des-Corps, en dehors des moments d’activité. Ses photos parues sous le titre “Ateliers des silences”, accompagnées d’un texte de Michel Diaz, cherchent l’homme à travers ses traces.

   On imagine généralement les ateliers comme des lieux pleins de bruit et de fureur. Atelier des silences est le fruit d’une errance muette, celle du photographe Thierry Cardon qui, trois années durant, a cherché les traces des hommes au travail lorsque ceux-ci ont déserté la place. Cette étrange odyssée dans les ateliers de Saint-Pierre-des-Corps, haut lieu de mémoire, donne paradoxalement la parole aux absents. C’est dans ces “forges tourangelles”, toujours en activité, que l’on “montait” des locomotives, “mettant en place de lourdes chaudières qui étaient l’âme de la traction à vapeur”, nous dit Yves Bonnefoy, traducteur et poète qui préface ce livre, et dont le père fut ouvrier là-bas. Une locomotive-citerne des plus rudimentaires orne le frontispice du livre, signe d’un ancien âge, celui de la fonte. Un texte de Michel Diaz, sombre et lyrique, inspiré par la descente d’Orphée aux enfers, accompagne ces photographies en noir et blanc.

Dans ces images, la présence des hommes s’affirme d’autant plus qu’ils sont absents. Le moindre objet semble avoir été mis en scène et l’on retrouve Orphée à travers des effets oubliés, restes qui évoquent le corps absent qui fut, dans le mythe d’origine, déchiré par les Ménades. Le long poème de Michel Diaz nous entraîne aussi dans les méandres de ces labyrinthes infernaux, ponctué d’appels de détresse et de cris d’amour déchiré.

       “La mort

       ô mon amour

       est la maison où tu habites

       et sa plénitude ton lit

       ton jardin

       ta saison

       …

       Jusqu’à elle j’irai    jusqu’à toi

       avec mon corps vivant

       mes mots de chair

       et je t’arracherai aux draps blancs qui t’enneigent

       aux corridors glacés des sèves

       au verger glacé

       de l’oubli”

   Certaines compositions font penser aux ateliers des peintres abstraits américains avec leurs éclats de peinture, leurs débris de matière. On pense aussi à Miro ou Tinguely, dont les sculptures mécaniques sont une ode à la matière libérée. Dans ces “mondes gigognes s’emboîtent les rêves. Il suffit d’un palmier sur le mur pour créer l’illusion, d’une trace à la craie sur la tôle pour conserver le souvenir de ceux qui partiront. Et l’on s’imagine dans quelque grotte préhistorique en voyant ces dessins sur les murs, animaux, profils humains… Figures auxquelles font écho les mots de Michel Diaz:

      Le sang d’un chant muet

      bat parfois dans ses veines

     Parfois des feux obscurs

      dessinent d’autres corps

      troupeaux de formes lisses

      que cerne le silence

[…]

Brigitte Scarella