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Sous l’étoile du jour, lu par Marie-Claude San Juan

Article publié in Trames nomades, juil. 2024

Sous l’étoile du jour, recueil de Michel Diaz

Sous l’étoile du jour, Rosa canina éditions, 2023.

Le préfacier, Alain Freixe, choisit de ne pas faire réellement une préface, si c’est orienter la lecture des textes de Michel Diaz. Il propose « quelques notes prises sur cette partition qu’élabore sa pratique poétique. ». Ces textes, comme en marge, ont, comme exergue, une citation de Jean-Marie Barnaud : « Tu marches cependant / tu ne sais où tu vas / dis-tu / tu vas vers ton secret / telle est l’audace / cela suffit pour une joie. » Choix très judicieux, ces  vers, car Michel Diaz aurait pu l’écrire pour lui-même, lui pour qui la marche nourrit la pensée et le geste d’écrire. Et la marche est aussi la représentation d’un processus créatif.

De ces notes je relève un fragment : « C’est toujours la marche en avant. Vers l’impossible salut. À cause de cet appel insensé qui, du fond de notre finitude, nous a fait roi mage de notre vie en quête du vrai lieu. Telle est l’aventure de l’homme cet être des lointains. L’homme dans la poésie de Michel Diaz remonte ses épaules, relève la tête et poursuit. »

Michel Diaz a structuré son recueil en deux parties. Pierre du vent et Sous l’étoile du jour, qui donne donc son titre au livre.

En exergue à la première partie, une citation de Jean-Louis Bernard, dont je copie la première phrase : « La poésie peut ainsi être vue comme un exode sans fin vers le lieu d’où tout procède, vers la parole d’avant les mots. » Loin des définitions faisant d’un pauvre lyrisme un horizon fermé où le poème tourne sur lui-même, absent à ce qui est, la proposition est d’une autre exigence, déplacée dans une dimension où on habite le langage, pour le traverser en le dénudant comme le ferait la philosophie hors systèmes. Ce premier ensemble est le plus court, et ses huit textes n’ont pas de titres, contrairement à ceux qui suivent.  Une autre citation, dans le corps de la première page, reprend la pensée de Jacques Dupin sur le « risque absolu » qui doit être celui de l’écriture « sans point d’ancrage » mais pas étrangère à la mort, à ce « volubilis de la mort ».

Pas de titres mais l’espace, le blanc, qui fait de certains mots des îles : ainsi dit-il, ainsi encore, ainsi écrire, ainsi, cela, celle, ce blanc, alors, / et à ce prix, écrire hors.  Répétitions : ainsi, écrire, blanc…  Dans l’écriture comme pour la lecture s’arrêter sur ces mots qui surnagent, séparés de la prose du poème, pour poser un constat, et se dire à soi-même que c’est cela, écrire, « cette marche qui défie le vide ». Îles, oui, si écrire c’est affronter « le retour inéluctable au même point d’incertitude ». Être en écriture « comme est le naufragé, seul à nager ».

Pierre du vent, associer ces mots dans ce titre rapproche le plus dense, le minéral, au plus léger, insaisissable. Plusieurs sens possibles. Le subtil vent peut être parfois, un mur, dur, contre lequel lutter. Mais quand on écrit il peut figurer le silence des mots, une absence, un vide de sens, comme une pierre fermée. Cependant un texte donne d’autres clés. Le vent serait, gardant sa nature d’élément ondoyant, fuyant, l’image de cette « langue perdue dans les brumes de la mémoire ». Celle qu’on sait hanter l’inconscient d’un langage personnel, fait malgré tout des mots de la langue commune, mais transmués, car écrire franchit la surface des significations apparentes. Il faut extirper d’une profondeur insondable ce qu’à la fois on sait et ne sait pas, « caché au fond de son silence sous sa dalle de pierre ».

Dans le désir d’écrire, il y a celui de cette « parole perdue, peut-être retrouvée ». Peut-être… Incertitude fondatrice car n’annulant pas le « risque absolu » su par Jacques Dupin et Michel Diaz. L’entreprise d’écrire, ainsi, va au-delà de l’intention de créer, qui est aussi une conséquence du voisinage avec le « volubilis de la mort », cette image de l’exergue. La mort est plurielle, présente dans « la nostalgie ardente d’un futur sans promesse », dans   l’effacement ou l’émergence du souvenir des « territoires de l’enfance », qui convoque la nature et la beauté mais aussi « douleur » ou « solitude ». Paradoxale, la nostalgie d’un futur qui n’est pas encore.  Ou pas, si on entend le regret de ne pas toujours pouvoir ne rien attendre de ce qui sera. Mais nostalgie révélatrice d’un retournement du temps. La mort est un passé, par « la confuse réminiscence du lieu de l’avant-naître ». Avant-naître… Je pense immédiatement à un titre, énigmatique, Le visage d’avant ma naissance, l’autobiographie d’un Anglais, Llewellyn Vaughan-Lee (La Table ronde), initié par une soufie russe, Irina Tweedie, itinéraire changeant son rapport à lui-même, à la notion d’identité, et son rapport au temps. Je pense aussi à Plotin, pour qui l’âme a la nostalgie du lieu d’avant son incarnation, la terre vécue comme un exil (et le titre d’un texte, plus loin, est terre d’exil). Serait-ce le même, pour Michel Diaz, cet « exil dans la présence au monde » ?  Ou au contraire un appel « pour vivre plus vivant » ? Ou l’oscillation, peut-être, l’alternance entre deux aspirations, deux blessures qui peuvent aussi cohabiter. Mais cet « avant-naître » est aussi un temps d’avant tout langage, dont l’évocation permet de rejoindre la capacité « d’écrire hors de soi ».  Écrire, et « apprendre à désécrire », pour, d’un côté inscrire « ce rien sans nom », de l’autre « donner vie à ce tout qui n’est pas ».

La deuxième partie, la plus ample, Sous l’étoile du jour, a pour exergues les citations de Frank Venaille et Saint-Pol-Roux. Ou le double sens de l’entreprise (marche et écriture) :  déchiffrer soi (« me connaître », dit Frank Venaille), déchiffrer le monde, cette « catastrophe tranquille » qu’est l’univers, d’après Saint-Pol-Roux…  Possible transfiguration du réel par l’écriture.

Mais cela commence par la parole d’exil, où on peut penser que se mêlent plusieurs déchirures, dans « cet arrachement d’où l’on vient », mais où Plotin n’est pas loin, dans la tension vers un « ailleurs » d’une présence fracturée, tournée vers « la face d’un ciel » qui ne répond pas. L’étoile, qui guide, est « orientée vers l’aire de sa cendre ». Encore la mort, même si c’est le feu venu de la lumière. Et métaphore commencée de ce qui suivra, quatre textes plus loin, évocation de « ceux qui vivent sous la cendre », parmi les souffrants pour qui écrire.

Exil, aussi, que vivre dans « un monde désaxé habillé d’imposture ». Dès le premier texte il y avait la mention d’une avancée « dans le livre de son exil ». Cela revient dans le texte l’homme qui marche. Puis mention de « ceux qui passent » (…) « déjà passés » : éphémères humains. Lui passe, choisit « l’errance » et « les errants ». Mais cette errance trouve une magnificence par le regard porté sur « l’innombrable des visages ».

Il est à l’écoute d’autrui et de qui est rencontré, choses ou gens (« cet inconnu »), et même d’un ange « dans son improbable présence », ou le temps et le monde.

Ce parcours d’errance passe par la douleur des ténèbres du monde, par l’accueil de l’énigme qu’est le vivant, et la magie que le regard saisit de la lumière, de la douceur de l’herbe ou de « la splendeur d’un champ de tournesols ».

L’écriture… Elle advient par la remontée des mots de cette « langue perdue », par l’acceptation d’une « ignorance de tout » comme une sorte d’absolu de non-savoir qui fait revenir à la source de ce qui est à dire : « ce qu’il sait, c’est qu’il ne sait rein, mais qu’il lui faut l’écrire, pour personne, le vent ou les pierres ». Et de la « nudité première » qu’il avait nommée (de « l’air et la peau ») il fait une opération d’effacement pour faire advenir cet « écrire hors », jusqu’à « enfouir son visage et ses yeux dans le sable du temps broyé ». Cette sorte de transe révèle un bord limite de ce que peut être le « risque absolu » d’écrire. Et elle a un témoin, un pareil : l’arbre. Lui aussi sait une « ivresse ascendante ».  L’écriture puise « dans le noir interne du front ». Dans les douleurs et tristesses « d’une impartageable consolation » le poème s’écrit « au bord de l’abîme ».

Le silence est aussi celui d’un ciel vide de dieux. Alors ne compte que la « terre des hommes », sur laquelle s’étendre, et « ce qui est là ». Reste le choix de « ne pas se résoudre à ce lent crépuscule qui tombe sur le monde ». Vie et mort s’accordent dans la conscience et le poète est « sentinelle », qui va, semant « quelques signes ». Mais la sentinelle dressée sur le bord d’un chemin, c’est un arbre. Tronc, écorce, racines, feuilles, branches. Poète et arbre « de même chair vivante ». Or on retrouve autrement l’étoile du titre, ce signe d’espoir devant les ténèbres du monde. Par l’arbre. Jacques Tassin, pour ouvrir son livre, Penser comme un arbre, a mis en exergue cette phrase de Saint-Exupéry : « Planté dans la terre par ses racines, planté dans les astres par ses branchages, il est le chemin de l’échange entre les étoiles et nous. ». Intuition forte de Michel Diaz, avec le choix d’un titre qui trouve un prolongement dans des textes où l’arbre est magnifié, d’étoile à étoile. À la fin du recueil, la sentinelle, ce très beau texte qui dit la fusion entre le passant, poète, et l’arbre, porte le même message que l’ouvrage du chercheur écologue. (Qui d’ailleurs cite beaucoup les poètes : Hugo, Verhaeren, Baudelaire, Bonnefoy… et rappelle la pensée de Bachelard : « Vivre comme un arbre ! Quel accroissement ! Quelle profondeur ! Quelle rectitude ! Quelle vérité ! »). Le message commun est de cesser d’oublier les arbres, d’arrêter, dit Michel Diaz, « l’ignorance de l’ingratitude ». Arbre, encore, je n’ai pu que penser à un autre écho. Car en quelque sorte les poèmes transmettent ce qu’on apprend des arbres, si on s’en approche, les regarde, les touche. Et Mario Mercier, dans une approche qui est celle de la culture des chamans, a écrit un ouvrage consacré à l’arbre, L’Enseignement de l’arbre-maître (Albin Michel). Ne pas voir là un obscurantisme irrationnel. Cette culture, Jean Malaurie en témoigna dans ses Mémoires, De la pierre à l’âme (Terre humaine). Ainsi la poésie fait accéder à une connaissance que d’autres saisissent autrement, par la science ou l’initiation. La poésie et la marche, ou la poésie dans et par la marche, si on comprend la démarche de Michel Diaz.

Dans le dernier texte, juste après le poème la sentinelle, un texte titré il se fait tard à l’horloge du monde. Les étoiles, un arbre dans la nuit, un chien qui aboie. Ses aboiements renvoient « vers le lointain » les déchirures du monde évoquées dans le livre, et comme une prière à la nuit, une litanie chantant ce qui n’a pas eu lieu, et les traces « d’une joie humble » (…) « opiniâtrement espérée ». L’arbre résistait, le poète aussi, pour « ne pas se résoudre »… Et il crée, retrouvant les paroles du « secret perdu », dispersées par les vents.

Recension © Marie-Claude San Juan

LIENS

Page Rosa canina…

Traverser l’obscur – Jean-Pierre Boulic

Traverser l’obscur

Michel DIAZ

préface de Jean-Louis Bernard

Éditions Musimot (2024) – 98p

Note de lecture de Jean-Pierre Boulic, à paraître dans un prochain numéro d’Arpa.

Au fil des lectures que proposent les recueils de Michel Diaz, une constante s’impose : l’errance – qu’il sait être le réel propre à chaque humain mais où la patience en est le prix inestimable. Mais alors de quelle sente initiatique peut-il être question, lorsque dans le nouvel ouvrage Traverser l’obscur que le poète vient offrir à ses lecteurs, il observe que « on rôde/égarés en nous-mêmes » avec « toute cette douleur/qui a fait notre histoire » ? Seraient-ce là les ténèbres de l’errance (« nous ne serons jamais que nos ombres ») comme peuvent le laisser entendre ces « Leçons de ténèbres », titre de la partie initiale du livre ?

La crainte de l’abrupt d’un monde sombre que nous observons chez Michel Diaz se matérialise dans les thèmes liés à la solitude, l’abandon, la souffrance, voire l’insondable. Et rien ne nous interdit de faire un rapprochement avec ces autres « Leçons de ténèbres » que le compositeur François Couperin (1668-1733) laisse surgir des lamentations du prophète biblique déplorant la destruction de Jérusalem… La comparaison – peut-être audacieuse – ne paraît nullement déplacée : personne n’échappe au tragique qui traverse l’existence.

Mais qu’en sera-t-il des temps à venir si « nos souffles/enchaînés à leur roue de supplice » devaient en être définitivement le signe ou la fatalité ? L’approche qu’en fait Jean-Louis Bernard, en préfaçant l’ouvrage, incite à demeurer vigilant : « Il n’y a pas de fin à cette errance-là […]. Et donc, au fond, l’énigme que nous recherchons en cette errance, ne serait-elle pas l’errance elle-même, et sa disponibilité à l’imprévisible ? » Nous pourrions ajouter l’impossible si l’on suit le poète face « au mystère insondable de l’univers ».

« Comme une porte au vent » ouvre la deuxième partie du recueil, demande « où trouver le lieu du passage » quand on a « la nuit dans la poitrine ». Le poème donne à découvrir ici, dans sa prose ample, une voie possible quand il confie : « la caravane indigente des rêves t’enseigna peu à peu à pétrir le pain de ta parole – qui avait goût de cendre, la soupe de tes soirs la lenteur du silence et des larmes… ». Jean Sulivan déclarait que l’on écrit pour se sauver du monde. Alors, comment guérir par l’écriture, a fortiori par le langage poétique, à un moment où l’on se heurte aux affres de la consommation et de la violence ?

Mais la parole de poésie – son espace – est seulement un lieu – celui du réel refondé, celui de la relation intime où existe ce qui fait vivre en vérité : « je vous écris d’un lieu/où il y encore – on ne sait/pour combien de temps -/ des arbres sur la terre/et de l’air dans les feuilles/du feu dans les nuages/et de l’eau dans le ciel ». Le poète sait voir et partager. La parole du poème ne croit pas à la vacuité de l’univers. Michel Diaz le révèle dans cette troisième partie, « L’ombre dissout les pierres », placée sous les augures d’Henri Meschonnic affirmant que « la lumière vient toujours après le noir », en attente d’une « bouffée d’éternité » relève Michel Diaz.

La quatrième séquence de l’ouvrage est une puissante méditation sur l’ « Être là » qui est finalement l’attitude conditionnant la réussite (le bonheur ?) de toute destinée humaine, véritable aventure qu’il faut considérer comme telle, même « en compagnie de la mélancolie » car il y a sûrement à rencontrer et accueillir ces « instants d’une lumière/dont la grâce soudain accordée/refait le commencement/du monde ». Instants de silence pur, dit le poète, qui laissent découvrir l’« incandescence/d’une simple fleur/sur laquelle descend butiner/un fragile rayon de soleil ».

Ce recueil, sous le bel écrin de l’éditeur, est partage d’une aventure et incitation à la quête du vivant, y compris dans ses méandres, et surtout comme un levain dans le monde « en état de perpétuelle naissance ».

Jean-Pierre Boulic (juillet 2024)

Jean-Louis Bernard – L’écriture essentielle

Michel Diaz, l’écriture essentielle

Texte publié in Poésie sur Seine N° 112 (avril 2024), introduction au dossier consacré à Michel Diaz

         Il y a une différence fondamentale entre imagination et imaginaire. La première est ce qui vient combler la nostalgie de ce qu’on n’a pas vu, pas connu. Elle est donnée à nombre d’entre nous, pourvu que nous soyons sensibles. Le second est ce qui, à demeure dans notre intime, pose les fondations d’une vision poétique du monde. Il est, non pas l’irréel, mais ce qui n’est pas encore advenu. Il est l’apanage de quelques rares auteurs, poètes géologiques à l’écoute des fréquences, des échos de signaux oubliés, dont Michel Diaz est un représentant essentiel.

         Dans « imaginaire », il y a « image ». Vues par Michel Diaz, elles renouvellent l’appréhension du mot aussi bien que l’approche de l’objet. Et l’auteur cultive à merveille leur non-dit, caché sous une forme aussi précise que luxuriante. Elles sont ainsi soumises à une exceptionnelle valeur d’usage : chacune est une maison pour le regard, un lieu où vivre est possible.

         L’imaginaire est aussi une terre d’accueil pour le songe. Chez Michel Diaz, le songe est une recherche qui commence par un abandon et finit par coloniser les lieux pour ne plus s’en différencier. Mettant ses pas dans ceux de Saint John Perse (« les grands lés tissés du songe et du réel »), le poète nous rappelle que l’homme est avant tout un être de désir (pas le « désir de », mais le « désir demeuré désir » de Char), ce désir voyageur sans étoile, incessant mendiant entre seuil et passage, ce désir qui bâtit une à une les pierres du chemin et demeure désir à mesure qu’on avance. Entre la douceur d’être et la douleur de penser, en vigilance fragile, aigüe et nonchalante, le songe chez Michel Diaz accorde à la réalité l’inattention qu’elle mérite. Pour le réel, c’est autre chose : les faits ne sont ici que ce dont on se souvient, ce qui sédimente une archéologie du souvenir. Le poète ne prélève ainsi qu’une infime partie de réel pour mieux le disperser, le moment venu, à la surface de nos imaginaires, juste assez pour que le lecteur puisse capter la désynchronisation entre le présent et les autres temps, condition nécessaire à cet échange primordial et archaïque qu’est toute poésie digne de ce nom. Ainsi Michel Diaz arpente-t-il inlassablement les chemins d’encre, ne voulant rien laisser hors de l’écriture, langue dénudant les occurrences pour mieux en affuter les ouvertures et les au-delà.

         Un tel itinéraire (inti-errance ?) fait de lui un poète des confins, des lisières ; des laisses, cet espace où il est le plus aisé de côtoyer les contraires, espaces aux frontières naturellement poreuses dont il ferait sa zone de fouilles et avancerait ainsi de manière empirique vers ce qui ferait aujourd’hui langage. Et ces frontières deviennent moins limites que promesses d’ouverture, moins lieux de rupture que territoires inconnus que le poète traverse en un tressage de présence et d’absence, lieux sans appartenance, propices au compagnonnage avec l’invisible.

         Et comme chez Michel Diaz, le sens du lieu est aussi sens du temps, le temps compte en ces lignes. Temps vertical, constitué de couches superposées, où en conséquence le rythme et le souffle seront primordiaux. Le poète est ainsi à la fois du côté de la foudre et du temps passé. Et sa poésie transmue le langage en un chant essentiel que métaphores et symboles rendent proches de l’indicible, un chant dont la résonance plane sur le double royaume de la vie et de la mort, effaçant la frontière entre vague et intime, obscur et clarté. Résonance qui donne à l’éternité des couleurs, non d’immuabilité, mais de pérennité du devenir.

         La poésie de Michel Diaz est, en fin de compte, un fondu enchaîné baudelairien (non par sa forme, évidemment), voyage immobile où les phrases, se faisant liturgie, le transforme en commémoration. De quoi ? De l’écoulement infini des choses, vers lequel le poète fait signe comme personne ? De la mémoire, considérée par lui comme le passage par un oubli nécessaire ? Peu importe ; l’essentiel est que Michel Diaz appartient à une espèce rare : les témoins de la proximité d’un secret. C’est muni de ce secret que le poète fait de chaque mot un pas supplémentaire dans la réconciliation entre l’énigme et l’évidence.

         Comment les appelle-t-on, ces voyageurs entre exil et errance ? Des veilleurs.

         Le veilleur, de par sa fonction même, accueille. Il accueille l’intime, le fugace, l’évanescent, le précaire. Même l’absence au monde. Même le rien. Et donc la beauté, c’est-à-dire ce qui prend feu aux mille recoins de l’imaginaire, ce qui fait entendre plus que des mots ou des sons, plus même que le silence, ce qui aide à retrouver en soi ce qui n’existe plus.

         Le veilleur est en attente. Du surgissement, et donc de son jumeau le vide. Il se prépare à leur survenue. Il ne la désire pas, sinon il ne serait plus veilleur, mais appelant : l’insu aurait fait place au manque.

         Sous la dictée de l’attente, il écrit. Cela lui permet de rester vivant dans le désœuvrement du temps. Ses écrits reposent sans cesse la question de la trace, disent sans cesse les territoires du désastre, la béance des ombres, et la luciole dépasse le néon en intensité par la seule force de son rêve. Et ses mots, qui dénomment, effacent simultanément ce qu’ils tentent de définir. Michel Diaz construit en quelque sorte des châteaux de sable tout en négociant en permanence leur pérennité avec la mer.

         Victoire du signe sur la réalité, de la sensation sur la psychologie, de la distance sur le vécu, l’itinéraire onirique et mémoriel de Michel Diaz est une superbe recréation émotionnelle, un nouveau monde offert au lecteur. Il ne reste plus à ce dernier qu’à s’incorporer pour un temps à la parole offerte. A se laisser assiéger par cette voix autre qui façonnera, pendant un temps, sa bande-son intérieure. A prendre en somme une part du risque pris par le poète. Cela en vaut, ici, la peine.

         Jean-Louis BERNARD

Eloge des eaux murmurantes – Jean-Louis Bernard

Michel DIAZ

Gravures de Lionel BALARD

ELOGE DES EAUX MURMURANTES

Editions La Simarre (2024)

Lecture par Jean-Louis Bernard publiée in Terres de femmes (avril 2024)

         Où est le chemin ? Chercher peut-être du côté du miroitement, mais aussi de l’engloutissement qui menace sous la surface frémissante. A la fois charmé et angoissé, émerveillé en inquiétude en quelque sorte, le poète se tient de l’autre côté du miroir, Alice au pays des mots et des silences. Et de côté-ci ? Eh bien c’est seulement un sourire qui flotte, celui du chat de Cheshire, seul compagnon de nos quêtes vaines, à mi-chemin de la présence et de l’absence, de la mémoire et de l’oubli, de l’obscur et de la clarté.

         Adossé aux impressionnantes gravures de Lionel Balard (série de luminosités fluctuantes traversant l’obscur à la recherche fervente de la lumière, faisant disparaître les frontières entre formes et lignes, et trouvant l’espace sans perdre la surface au gré des diverses eaux), et mû par une vision orphique du poème (ressusciter la résonance du verbe originel), Michel Diaz avance, torche dans une main (pour l’obscur), ciboire dans l’autre (pour la soif). Son eau n’a ni la majesté de l’océan, ni la vivacité du torrent, ni même la stagnation de la mare. Elle chuchote, erre, attend. Dialogue avec l’opaque, jeu avec les vertiges (qui ne peut se pratiquer qu’en solitude). Passage étroit entre l’irréel dans les apparences et l’invisible dans le réel. Disparitions et résurgences en succession, mystère d’une respiration induisant une mesure inédite du temps. L’eau s’égare : cet égarement est son chemin et il égare du même coup ceux qui cherchent une réponse. Et simultanément cette errance alchimique se transforme en expérience quasi mystique, à la fois blessure de la lucidité et plénitude de la présence au sensible.

         Michel Diaz nous invite à entrer en poésie au point de nous y fondre, comme dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar, le peinte chinois s’évapore dans son tableau. Sous sa plume, la poésie joue son rôle premier : médiatrice entre deux mondes distincts, celui de l’appel des origines et celui du côtoiement de l’inconnaissable. Témoins ces mots aux préfixes faussement appelés « privatifs » (inconstance, incertain, inaudible…) alors qu’ils sont les messagers du primordial, une fois évacuées les scories du vocabulaire courant. Le murmure devient alors exténuation (« seulement témoignage d’une respiration »). La poésie de Michel Diaz ne se contente pas d’être un mystère, elle est une absence : poétique du vide et du plein, sens de l’ellipse qui, accusant cette absence, intensifie du même coup la présence (« cheminement sans hâte au lieu de sa disparition »).

         Les « syllabes sans lèvres de l’eau », quant à elles, nous ramènent aux temps d’avant les aèdes, quand à la source des diverses écritures fut l’assonance. Ensuite, on tenta de donner un nom à toute chose, et bien sûr, lorsqu’il se fut agi de nommer ce qui nous appartient en propre, on échoua : ne resta que le poème pour, peut-être, frôler suffisamment l’indicible pour qu’il puisse nous délivrer. « Eclats d’indicible murmure, offerts aux lèvres du secret ». Oui, c’est bien cela, une des conditions pour être poète : se trouver témoin de la proximité d’un secret, à la fois passeur et passage. Etre alors autorisé à toucher du doigt (sans y entrer) l’impermanent, le précaire, l’indéchiffrable. Et peut-être, in fine, pouvoir se confronter à l’artificieuse évanescence du souvenir.

         Le lecteur vit ainsi une expérience des confins, des limites entre prose et poésie, entre récit et chant, entre fiction et mémoire. Quelle aide plus précieuse alors que celle des mots ? Et c’est ainsi que l’écriture scandée (sans aller, ou peu, jusqu’à l’anaphore) du poète se fait porte des murmures (ceux des eaux et du songe), s’attachant au moindre écho, à la moindre vibration. Scandée comme le furent peut-être les danses primordiales, telle se présente cette langue à la fois fluide et proche de la profération. Qu’est-ce que la quintessence de la poésie ? C’est lorsque, si on perd la scansion, on perd la phrase.

         Et donc, la nécessité de dire ce style qui, à force de capillarité, parvient à accéder à l’essence particulière de l’instant (« sous le tissu de l’eau, les ombres jouent à dessiner la très lente dérive des arbres de ses rives »). Ce style qui, disait Flaubert, « est à lui seul une manière absolue de voir les choses ». La palette des mots de Michel Diaz est ici un gris perle irisé où tout se reflète comme en une goutte d’eau, ce gris perle qui préserve le secret. Et leur précipité réactive les pouvoirs de la poésie à sa source même, cette poésie qui sourd des eaux claires depuis le couvert des mystères et des ombres, cette poésie au milieu de laquelle trône, indestructible et seul, le sourire du chat de Cheshire.

         Jean-Louis BERNARD

Eloge des eaux murmurantes – Jean-Pierre Boulic

Michel DIAZ

Éloge des eaux murmurantes – (Dessins de Lionel Balard)

Editions La Simarre – 2024

Note de lecture de Jean-Pierre Boulic, publiée in Diérèse N° 90 (été 2024)

Dans son bel opus « Quelque part la lumière pleut » (Éditions Alcyone, 2022), Michel Diaz insistait sur l’urgence, dans l’instant mis à nu, de reconquérir à tout prix le chemin du vivant par l’inépuisable éloge des eaux vives notamment.

Et voici qu’en ces temps inquiétants – justement pour ce motif – il nous invite maintenant, de sa prosodie toujours aussi maîtrisée, à tenir le réel imprévisible des eaux murmurantes – l’eau bien nécessaire à la vie. Ici, à partir des terres fécondes et dorées de Touraine et du Berry ou verdoyantes de la Creuse, du suintement de source avare au silence inaugural qui gît au fond des mers, le poète conduit son errance songeuse et éblouie qu’il décèle et partage en faisant écouter ombres et lumières.

Née du roc et, dit de son côté Franck Venaille qui est cité, blessure première, passant la voûte des arbres en compagnie de passereaux, déjà fidèle au jour, comme une parole naissante, l’eau de la source fouille son chemin, froisse l’herbe, révèle au vif des signes, l’inaudible rumeur du temps.

C’est une sorte de parcours initiatique allant de ses balbutiements au ruisseau, puis à la rivière et au fleuve, en pente heureuse et douce vers ce qu’elle sait de sa mort en compagnie des choses du monde, jusqu’à ce lieu perdu, non le buisson perdu dans un désert, mais là où germe l’essentiel, entre solitude et désir, là où se love la même et inépuisable question, là où pourra être puisée la beauté capable de nourrir ce désir d’exister.

Itinéraire riche de ce que la nature met à disposition, l’éloge de l’eau offre une véritable méditation à quiconque souhaite s’avancer dans un silence primordial par quoi la mort se réapprend. Car il est bien évident qu’il est inutile de taire la finitude de toute condition. Ainsi le présent est à vivre sans mensonge avec les rêves dans la fourrure du courant.

Cette première lecture se double d’une autre, plus métaphorique, de ce qu’est la mystérieuse émergence du verbe poétique. En effet, les premiers textes de cette suite ont explicitement trait à l’art poétique puisque l’eau de la source, échappant à sa nuit et au silence de la pierre, ruisselle vers le jour et la lumière, comme dans son énigmatique surgissement le poème s’écrit vers cet inconnu qui l’attend. L’eau qui sourd de ses profondeurs, comme la parole naissante, est d’abord, elle aussi, une voix si faible, muette presque dans ce lieu d’incertitude où germe le poème dont il faut chercher longtemps, comme on écarte un peu le drap du lit, ce qui fonde l’appel de la source. Michel Diaz évoque ainsi parfaitement la genèse du poème dans ce qu’il a, au seuil de sa naissance, d’hésitant et de balbutiant, de tremblé, d’incertain, de tenace patience. Car pour le poète il n’est de poème qui ne doive ignorer les saisons de ses doutes et affronter, de mot en mot, comme on passe le gué, son chemin de pénombre radieuse. Par ce bel oxymore final, nous voyons comment le poème s’élabore, explorant les chemins de son souffle ainsi que l’eau coulante cherche ceux de sa voix (le « gué » signale une traverse), comme il peut prendre aussi naissance dans la rêverie où nous plonge le flux incessant du ruisseau ou de la rivière et en adopter le cours hasardeux.

Les encres de Lionel Balard relient pierres, fougère, cresson, menthe sauvage, feuillage, souffle des berges, arbres, lueurs hésitantes et accompagnent le parcours des eaux, introduisent le lecteur à la contemplation des choses et donnent aux mots une ample résonance où bruisse le murmure des cœurs.

Jean-Pierre Boulic, 28/02/2024