Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Patienter sous les nuages – Richard Rognet

Patienter sous les nuages

Poèmes en prose

Richard Rognet

Editions Gallimard (2024)

Note de lecture publiée in Poésie sur Seine N° 113 (sept. 2024)

            Ces poèmes en prose, écrits entre 2016 et 2019, sont composés, pour beaucoup d’entre eux, de longues phrases, voire d’une seule qui occupe tout l’espace du texte, semées d’anaphores et de formules qui donnent à ces textes l’allure d’une lente confidence crépusculaire où apparaissent çà et là des éléments autobiographiques, comme se délivre de l’ombre une voix dans laquelle l’auteur, toujours présent sous la forme du « je », nous accompagne, page après page, dans une langue simple, souple, quelquefois familière, si près de nous que nous pourrions sentir sa main posée sur notre épaule. La voix de Richard Rognet, grave et sombre souvent, aux accents volontiers élégiaques, est d’abord cette voix amie qui chuchote et murmure, sans jamais hausser le ton, s’enroule et se déroule comme va un ruisseau sous le couvert des arbres, charriant, blessé de pierres et de branches mais irrésigné, ces éclats de furtives lumières dont nous éblouit la soudaine émergence.

         Cheminement paisible mais tenace de ces mots, assombris cependant de questions sans réponse et de sourde inquiétude. Cheminement des mots, comme chemine la vie même et cheminent les souvenirs, les images d’un monde où l’on se demande toujours quelle y est notre exacte place : Les chemins, ô les chemins ! qui conduisent mes pas jusqu’aux murs étouffés sous les ronces brûlantes, jusqu’aux rêves rêvés sous des rêves infinis, jusqu’aux fleurs en allées, jusqu’aux enfants perdus dans les tumultes de la vie.

         Ces lignes, qui ouvrent le recueil, donnent déjà le ton de tout ce qui va suivre, laissant à la poésie, le meilleur des guides, le soin de creuser la mémoire et d’orienter le regard à travers la réalité, vers ce qui peut venir la trouer, ces riens – c’est cela le réel – qui se laissent rencontrer et souvent dans l’inattendu. Ces riens qui ouvrent des passages afin d’offrir à la réalité cette chance de vie. Mais encore faut-il, pour que puissent s’ouvrir ces passages, se confronter aussi à la réalité et ce qu’elle contient de moins séduisant  : Où donc résident les jardins voués aux fleurs, à leur plénitude, à leur fragilité […]. / Je perçois d’intenses cruautés, je vois de lointaines barrières, les portes de l’ombre s’ouvrent sur des forêts meurtries, des maisons éventrées, des jardins où ne s’ébroue plus la lumière, où ce qui se déclarait humain n’est plus que le mortel frisson d’un temps sacrifié, mutilé, sans oiseaux, sans arbre devant lequel se prosterner, sans rive où la mer s’ouvrirait comme des lèvres d’enfant dont le visage éclairerait tout ce qui vient à nous pour croître dans l’incessante fertilité de l’amour.

         Mais Richard Rognet est avant tout un poète de l’inquiétude et du questionnement existentiel. Il est de ces poètes à qui la lumière n’est pas spontanément donnée, mais qui doivent se battre pour la trouver, en jouir un fugace instant, avant qu’elle leur échappe à nouveau… Vivre est pour lui, ainsi qu’il nous le dit, dans la quatrième de couverture, « Toujours ce même combat au cœur des ténèbres. Pas de pitié, pas de gratitude, pas de consolation ». Toujours sur la crête de ces instants qui volent en éclats, l’aventure de vivre nous serait cette épreuve « où aucun de nos gestes n’a su prendre le temps de s’allier aux mouvements si purs des plantes, des herbes, des fleurs ». Fluide, feutrée, exempte de trop vives aspérités, sa poésie, creusant son lit entre abandon et veille, nourrie de réflexions sur nos précaires existences, le temps qui passe, la douleur, la mort, est celle d’un rêveur solitaire aux yeux écarquillés sur le temps qu’il traverse, d’un promeneur qui s’achemine, dans l’espace du monde et celui, intérieur, de lui-même, à travers les méandres insoucieux des saisons et des jours automnaux qui descendent vers les ténèbres, affrontant patiemment sous de sombres nuages cette énigme insoluble qu’est l’existence, mais portant à dos d’homme, sans désespoir pourtant, cette « obscurité maladive » dont souffrent nos paroles. Ainsi, peut-il écrire, je suis l’homme de passage, le fragile chemineau qui ne sut jamais où ses pas le menaient, le visiteur consterné devant des portes muettes qu’il n’osa pas ouvrir. Ou encore, plus loin : Je ne suis qu’une rencontre confuse, un sang desséché sur des pentes invisibles, qu’un tremblement sur des mains enfantines, je ne suis qu’une barque égarée sur des eaux lointaines, une espèce de forme qui n’est rien d’autre que ce qu’elle aurait voulu partager avec une autre force qui s’est dérobée ou éteinte.

         Si le récit est le lieu par excellence de la mémoire, si raconter c’est toujours vouloir d’une certaine manière conserver, maintenir intact, si on y bâtit des palais chimériques, en revanche les poèmes de Richard Rognet, où l’on décèle quelquefois une tentation narrative, s’avancent sur les ruines d’un impossible récit. Ruines d’une existence questionneuse dont il ne reste que des bribes, des braises sous la cendre. Et qui perdurent. Car les poèmes sont les fictions de l’oubli. Ils se déploient autour d’un trou, d’un centre qui manque. Ou n’apparaît que pour se dérober, ou pour nous y faire tomber en partie. Un oubli. C’est dans les creux de cet oubli, d’où fusent les réminiscences, que Richard Rognet s’efforce de « dire », en ces blocs rythmiques de phrases (semées d’alexandrins), dont il n’importe plus de savoir si ce sont là des vers, des versets ou des proses. Mais qui sont le théâtre de ces présences (comme celles des disparus) que la nuit lui révèle et fait rougeoyer, et c’est alors l’absence de ce qui est absent qui se lève et se montre : J’entends la nuit passer sur le chemin du vent. Qui suis-je pour saisir un semblable secret ? qui suis-je pour ainsi interroger ma mémoire et mes songes où s’empilent les vies de ceux qui m’ont quitté ? […] qui suis-je pour ainsi me confondre avec ce qui remonte des creux de mon passé, et qui ne saura point délivrer le présent où je piétine, comme une sève malheureuse qui ne parviendrait plus à grimper dans les arbres ?        Cette clarté sans repos est celle qui préside aux errances dans le labyrinthe, aux longs des lignes brisées de son tracé, de ses pièces et galeries. Là, dérive la mémoire, détachée de tout ancrage, de toute mémoire ordonnée, là où brûlent les pertes. Là où le sujet qui s’y aventure se perd dans les fils de la mémoire devenue épervier d’oubli. Non d’un oubli pur et simple, mais d’un oubli en acte, pensée qui se sait désarticulée, qui comprend qu’elle erre dans un labyrinthe, impuissante à rétablir les liens entre les pièces qui s’ouvrent, à raccorder les corridors entre eux. Dans les pages de cette clarté sans repos, Richard Rognet sait faire parler l’oubli sans avoir pourtant prise sur le secret. Perdu désormais : A force d’hésiter devant mon propre seuil, de vibrer contre les murs avec les ombres échappées de mon corps, à force d’être en même temps le dedans et le dehors, la plainte et le silence, et le silence sous une autre plainte, sous le silence un autre silence, sans que je puisse trouver le fil qui déroulerait la pelote embrouillée de mes traces, sans que, de la lucarne qui limite ma vue sur le monde, je puisse retenir, au plus profond de mon désir d’être moi sans moi, l’espoir d’un calme parfait…

         Mais dans ces poèmes, troués d’éclats de lumière, comme cette lumière infinie qui repose sur tout et sur rien, la lumière engagée dans l’épaisseur des mondes qui jaillissent en nous, se pose malgré tout quelque chose qui nous console, qui tient à la beauté du chant, à ce qu’il parvient à reconquérir de couleur de la vie et du temps, et de ces lointains sans arrêt espérés qui ne renient jamais la joie de patienter sous les nuages.

         Michel Diaz, 26/04/2024

Héritage du souffle – Jean-Louis Bernard

Héritage du souffle

Jean-Louis Bernard

Editions Alcyone (2023)

Note de lecture publiée in Terres de femmes (mai 2024)

         Jean-Louis Bernard est l’un des rares poètes contemporains qui explore avec autant de constante acuité la question de notre relation au monde dont dépend en grande partie, sinon essentiellement, notre relation au langage, c’est-à-dire aussi à nous-mêmes. Question existentielle à laquelle il accorde un rôle capital.

         C’est pourquoi, écrit-il, corrigeant dès les premiers vers du recueil, Héritage du souffle, les premiers mots de la Genèse, Au commencement, ne fut pas le Verbe, mais la résonance. Ajoutant aussitôt : pour exister / le verbe / s’y adossa / il lui fallut / au préalable / gravir le souffle. Ainsi, le v(V)erbe, parole faite chair, ne saurait-il prendre corps qu’après la manifestation d’une résonance initiale qui, conduite par le souffle, fleurirait en verbe. Et qu’est-ce que la quintessence de la poésie, ce verbe primordial, sinon ce qui, avant même de se faire phrase, est cette obscure résonance que la voix, portée par le souffle, traduit en rythmes et scansions ? Ce souffle qui, ajoute le poète, devint ensuite stances / et paraît-il / parole / parure ou creusement. Creusement, pour sa part, dans le sombre terreau de l’imaginaire, car l’imaginaire est terre d’accueil pour le songe dont notre vivre se nourrit tout autant que notre mémoire : un rythme un souffle / en nos vies argile / pour modeler nos songes / immémorables. Et la parole du poème est aussi, en effet, ce qui nous ouvre à notre espace intime, à ses inconnaissables profondeurs (mon souffle dans la nuit / et la nuit dans l’énigme), ce vers quoi les mots (puisque nous n’avons qu’eux) font passage, cette matière d’imaginaire fondamental d’où naissent les « images », lesquelles renouvellent l’appréhension du mot aussi bien que l’approche de l’objet qui les a suscitées, en redonnant commencement au monde : Aussi Jean-Louis Bernard peut-il écrire, muette la ténèbre / la bonne /genèse pure, avant d’ajouter : devant moi ces lieux / inconnaissables / où la lenteur / abreuverait peut-être / mes cavales d’oubli.

         L’écriture poétique de Jean-Louis Bernard cherche donc, entre seuil et passage, se cherche, quête inlassablement la source d’elle-même, cette lointaine et mystérieuse résonance, conduit par ce désir sans illusion qui bâtit une à une les pierres du chemin, sur fond de brumes et de solitude. Elle est celle d’un homme qui va vers l’improbable lieu qui recèle le sens introuvable des choses, d’un homme que l’exil condamne à une nomadisation sans feu ni fin, pousse à ne demeurer qu’un être d’éternelle errance, étranger à lui-même. Sa parole est ce fil d’Ariane qui suit les méandres d’un labyrinthe, qui ne mènent vers d’autres issues que celles où le conduit son souffle, à travers les décombres des jours. Peut-être vers ce qui nous hante et subsiste, perdu, en nous, du langage des origines : J’écris / les mythes et les rites / et mes racines nomadisent / dans l’évanescence / du feu. Cependant, se demande le poète, en relançant par là le sens même de sa quête : l’héritage du souffle / est-il pour l’arbre / ou pour le vent ? A quoi il se hasarde cependant à répondre : Le poème / au péril du naufrage / vogue, en nuançant ainsi sa réflexion, grand silence blanc / du poème / où guette furtive / l’harmonie d’avant le monde.

         Mais l’errance doit faire route en compagnie de la mélancolie, ni tristesse ni nostalgie, mais « mélancolie créatrice », qui n’a rien à voir avec les ténèbres mais tout avec l’obscur – seule manière en vérité de retisser la relation avec tout ce perdu, disposé alors à l’accueil de la blessure originelle, seulement accessible à qui a répondu à l’appel silencieux des signes pour essayer de dire par le chant l’impermanence du rivage / et la clarté / des abysses.

         Aussi, dans une nuit qui s’épaissit, n’est pas encore devenue ténèbres, à travers les régions indéterminées de la quête, les yeux fermés tâtonnent vers leur source et ne fonctionnent plus qu’au souvenir, au plus loin de lui-même, en-deçà de toute mémoire, celui que laissent sur les lèvres les échos disparus d’une langue oubliée, celle d’avant les mots, à l’aube du langage. C’est pourquoi il nous reste / à redescendre / vers ce qui s’abrite / au-dessous du réel / l’obscur et l’abyssal / du monde.

         Si la nuit est son territoire, l’incertitude est son chemin, ses questions et ses doutes son plus sûr viatique. Jean-Louis Bernard n’écrit pas pour « comprendre », car il n’a aucune réponse à offrir sur ce qui nous maintient entre exil et errance, mais pour dire et pour exister par la résonance des mots qu’il assemble dans la chair du poème, ces mouvements de langue, de lèvres et d’air, qui tentent, non de déchiffrer, mais au moins de restituer la parole indicible du monde, dans une parole chair / à l’affût des / réminiscences.

         C’est ainsi que se met en branle le travail du regard, que les yeux s’abandonnent, se fardent d’inconnu, pour mieux valoriser le regard du dedans, et simultanément arrachent l’ombre à la préhistoire de son langage, en allant pour cela où le regard ne porte pas, en allant quérir / l’écheveau des nuits / pour un improbable / démêlage, et inventer des notes de ténèbres / pour dire la clarté. Ainsi peut-on faire céder l’inaccessible, ou tout du moins tâcher de le transformer en étoile guidant le chemin, en le scrutant jusqu’au plus loin, jusqu’à ce que les yeux s’en détachent et poursuivent seuls l’ascension, car vision et aveuglement sont ici les faces jumelles de ce même chemin où la lampe / n’attend plus que nous / pour capter les éclairs / qui nous traversent.

         En vérité, notre mémoire est plus ancienne que nous-mêmes, feuilleté d’innombrables couches de temps entrelacés, et il nous faut la convoquer pour pouvoir parler de l’instant, chercher l’évanescence de ce qui se passe dans l’immobilité du temps, et arpenter / mémoire blanche / l’aride corridor / où l’herbe s’absente, où chaque grain / y a valeur de monde, où toute fin / y est commencement. Comme il nous faut aussi convoquer ces réminiscences dont on devine qu’elles nous construisent, puis nous transmuent en ruines sur lesquelles on marche, comme on le fait parmi les rues des villes dévastées, de celles divisées, mais où l’errance poétique, arpentant de sombres décombres, ou se nourrissant des décors du désastre, y puise ses ressources, jusqu’à cette blancheur qui porte l’écriture. Autant d’images, ramenées du voyage / dans l’hiver intérieur / sous la bannière des présages, évidentes et mystérieuses, mouvements invisibles, imprévisibles et migrants, mis à jour et meurtris dans leur saisissement, comme autant de miroirs qui nous brisent, de corps qui se dissolvent, déchirant leur blancheur, comme le fait la brume aux ramures grises des arbres. Et il ne nous faut, pour les susciter, qu’accepter de se perdre dans son regard, comme l’on accepte de suivre son ombre qui s’avère une exploratrice plus assidue que l’être qui lui est attaché. Il nous faut alors regarder ces images sans craindre qu’elles nous transforment en statues de sel ou de pierre, ni qu’elles disparaissent, nous laissant nus et seuls face à la faille du silence et démunis face au néant. Ne nous reste alors qu’à graver gravir / songes moissonnés / sur les pentes des origines sur lesquelles l’inoublié s’attise /au riant des fontaines / à leur murmure inexorable.

         Le chemin poétique de Jean-Louis Bernard nous invite à marcher en bordure d’abîme, rien n’y est balisé qui nous assurerait d’un but, tout y est incertain, et tout nous y égare car cet égarement est le sens même des chemins d’existence et notre seule raison d’être, car toujours nos égarements nous ramènent / à l’inapparu du chemin. C’est-à-dire au mystère de la vie même. Et il ajoute, quelques pages plus loin : la voie / est pure distance / ne pas la parcourir / simplement la / chercher. Quête incessante et inlassable, comme nous l’écrivions plus haut, à travers ces poèmes, composés de vers brefs, dépouillés de tout inutile, finalement de peu de mots. Mais une frappe obstinée, un rythme pour que cela tienne, cet effet d’une sourde énergie, de cette fatigue que le poète impose au langage, comme on brise les mottes d’un champ pour remuer et aérer la terre. C’est une poésie amincie à l’extrême et forgée à l’enclume de l’essentiel, comme aiguisée au feu d’une persévérance qui entend continuer à refuser d’être vaincue. Même si, debout exténué / le poète s’obstine à sa parole / pour dire / l’impossible parole, même s’il sait qu’en jetant sur le blanc de la page ses phrases en péril / sincères et / inconsolables / aux rides du poème / s’accroche l’incertain.

         Mais la poésie de Jean-Louis Bernard ne cherche pas à nous consoler. Elle se contente de parier pour une requalification du monde et des hommes qui y vivent en tâchant d’y trouver quelque sens. Une poésie qui avance, hésite, trébuche, tombe, se relève toujours. Qui opère en rase-mottes du temps et des choses, et dont la lumière tremblée, intermittente toujours, lutte avec la porte fermée des jours. Pour passer. Dessous. Au ras. Eclairer, par la seule force du non-renoncement – et celle, selon la formule de R. Char, de ce « désir demeuré désir » –, les seuls chemins qui mènent / à ce qu’on ne voit pas, et qui seuls valent la peine de travailler à vivre.

         Michel Diaz, 21/04/2024

        

Pays perpétuel – Gilles Lades

Pays perpétuel

Gilles Lades

Editions Alcyone (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 91 (automne 2024)

         Voilà un recueil de poèmes on ne peut mieux charpenté, puisque Gilles Lades nous y propose, en douze sections qui vont de décembre à novembre (chacune contenant de quatre à cinq poèmes), une lente et longue errance à travers ce pays de Quercy, qu’il connaît si bien, ce territoire familier, vaste et circonscrit, que le regard parcourt, scrute, interroge, jour à jour, semaine après semaine, mois par mois. Pays qu’il n’est possible d’approcher et de saisir, lit-on, dans ce même texte de quatrième de couverture, que grâce aux ressources de l’imaginaire, aux profondeurs de la mémoire, aux liens intimes avec cet horizon. Pays-paysage, pays-monde, que les pas du poète-marcheur semblent redécouvrir à chaque page, où il retrouve des repères familiers qui le laissent pourtant démuni puisque lumières et couleurs du ciel, de la terre, des arbres, mouvements des activités des bêtes et des hommes, obéissent aux lois impérieuses de l’impermanence.

         Entamer ce parcours par le mois de décembre n’est en rien anodin, car en cette saison de sèves au repos où le jour bas continue dans la vaste immobilité du monde, où les arbres sont au plus haut d’eux-mêmes, où l’à peine soleil traverse les genévriers et où la paix se donne à l’infini, où toute vie semble abolie par les froids de l’hiver, il n’est d’autre attente possible que celle de la sourde remontée vers la lumière, la chaleur, le reverdissement des herbes et des arbres, vers ces jours où les prés frémissent comme des pelages et où le gris s’efface / invisible victoire / de la sève sur le sec. Avant qu’inévitablement tout redescende vers le sombre, ces autres jours où la force est en exil, où la journée se satisfait / des sèves affaiblies et des pierres candides.

         C’est en marcheur-rêveur que Gilles Lades s’attache à nous faire voir ces lieux, mais c’est, dans ce recueil, surtout en peintre qu’il nous invite à nous les faire (re)découvrir, procédant par petites touches, rapides et précises, quand ses yeux, un moment, s’attardent sur une pâle muraille / ravinée de noir / (qui) retient les captifs rayons, ou sur la déambulation concertée des vaches, mais s’appliquent aussi à saisir, dans le seul éclair d’un regard, quelque immense champ / (qui) s’ouvre sous la herse / et reçoit le soleil en prémices des pluies, ce regard où frémit le champ plus vert que l’enfance, ou celui qui capture le saut d’une cigale (s’engouffrant) dans l’attente. Ce sont là ces instants de bonheur minuscules dont il faut conserver intacte la trace de l’imprévu surgissement, et que seule la poésie autorise.

         Rien ne semble plus ordinaire ni plus banal, dans l’intention de ce recueil, à première vue, que la célébration du cycle immuable de la nature, mais rien pourtant de moins évident si l’on cherche à laisser à ses mots, comme le fait ici l’auteur, l’initiative à la beauté du monde et au réel de ce qui le compose, si nous voulons, en êtres pleinement conscients d’être vivants, fouler le sol et le ciel de la terre, sur la crête de l’instant. C’est en cela que ce recueil de Gilles Lades poursuit sa quête de poète, prolonge avec autant de force que de cohérence ses œuvres antérieures, comme cette Ouvrière durée, (2021) par exemple, où il revisitait déjà ces mêmes paysages et à propos de laquelle nous écrivions : ce sont là les « éléments d’une géographie qui ont nourri la rêverie de ses errances, balisé ses chemins de vie, tout ce qui a entretenu autant son rapport au monde et aux choses que contribué à créer son espace intérieur : arbres nus et lointains horizons, murets de vieilles pierres qui servent à parquer les bêtes, bois, clairières, villages, hautes herbes sèches, créneaux de roche et de feuillage… Tous ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance […] qui reviennent, dans ces textes, témoigner de cette traversée nocturne des années qu’est la si lente quête de soi-même, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre ».

         A ces mots, écrits il y a quelques années, nous ne changerons rien. Car il y a dans la voix d’écriture de Gilles Lades, l’empreinte grave de ces lieux qui ont agrandi sa vie en lui apportant cette « pauvreté » essentielle, celle qui tient à nous de partout et nous fait ce que nous sommes. Ces lieux dont le manque même est le ressort caché de ce qui en nous ne renonce pas à l’essentiel, à savoir cet homme que nous ne serons jamais suffisamment, cette exigence comme telle « imprononçable » qui le voit porter des valeurs de vie, de fidélité et d’amour qui le tiennent. Et nous tiennent. C’est ce sens de ce qui nous dépasse que nous donne à entendre la voix de ce poète, cet homme qui se hâte / devant l’obscur des lampes, et qui levant les yeux au ciel voit le soleil / en quintessence et comme bénissant / tout ce qui demeure et va.

         Michel Diaz, 17/04/2024

        

Quelques miettes tombées du poème – Jean-Pierre Boulic

Quelques miettes tombées du poème

Jean-Pierre Boulic

Editions Les Cahiers d’Illador (2024)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 90 (printemps-été 2024)

         Nous savons de Jean-Pierre Boulic, ainsi que l’a écrit Alain-Gabriel Monot, qu’il est un « poète du grand large, familier des paysages ouessantins » et que de livre en livre il nous offre « une fervente approche du monde ». Ce livre-ci nous le confirme, où le poète évoque, presque à chaque page, le décor qui inspire sa démarche poétique et alimente ses réflexions (que l’on pourrait qualifier aussi bien de « méditatives ») sur son rapport au monde et à la nature avec laquelle il sait si bien entrer en communion. Ciel, nuages et vent, oiseaux, herbes, bruyères, charmes, bouleaux, dunes, grèves, cordons de galets, chuchotement des vagues, bruissement de marée, tout cela Jean-Pierre Boulic ne se l’accapare pas, mais s’en imprègne avec gratitude pour nous le restituer avec une infinie délicatesse et une immense bienveillance, « fidèle à l’injonction de Novalis, comme l’écrit encore Pierre Tanguy, de recueillir sur terre les morceaux de paradis aujourd’hui épars. » Homme aux aguets, inlassable veilleur et passeur des beautés de ce monde, il ne cesse de dire au lecteur qu’il invite à suivre son regard et à partir du bord de l’âme / pour un vol infini// où l’oiseau s’éternise : Tu te retrouves à contempler / infiniment / le visage des choses de la terre.

         Dans ce dernier recueil, Jean-Pierre Boulic nous offre modestement, à partir de ces fragments de monde, « quelques miettes tombées du poème », qu’à l’instar d’un rouge-gorge, d’une mésange, d’un passereau ou d’une colombe, nous sommes conviés à « picorer ».

         Et, en effet, ces textes brefs, tout en fluidité aérienne, que l’on aurait envie de dire « ailés », nous incitent à passer d’une page à l’autre, comme si, à petits sauts d’oiseau, nous trouvions chaque fois de quoi nous aider à conforter notre désir d’approcher un peu plus l’essence de l’inconnaissable qui, sans l’aide du poème, ne saurait tout à fait être porté à notre conscience.

         Ce que nous « picorons » ici, avec grand bonheur, ce sont les mots que le poète a laissé tomber de sa plume, comme puisés à l’enfance des jours, ces mots que lui-même semble surpris d’avoir laissé tomber, mais qui ne comblent chaque fois, et imparfaitement, qu’un instant du silence de la parole, pour en appeler d’autres, un autre, puis un autre, vers celui qui saura résonner plus intensément. Et les premiers vers de ce recueil nous rappellent d’emblée quelles sont les limites de la parole : Quel mot pourra venir / de son souffle léger / passant oyats et pins / répandre sa présence / d’une infinie beauté / dans le cœur en attente.

         Mais la poésie, et celle de Jean-Pierre Boulic est là pour nous en convaincre : pour côtoyer l’inconnaissable, apprivoiser l’insaisissable du réel, il nous faut marcher lentement, et en dépit de leur précarité, avancer d’un mot à un autre, à la rencontre du sens, sans nulle hâte de parvenir au but, mais laissant advenir le jaillissement des contraires (présence-absence, obscur-clarté, imaginaire-réel…) et Aller en genèse // Ouvrir la parole / primordiale / d’un espace sauvage. Car l’écriture poétique est ce passage difficile, comme en un labyrinthe, entre le son de la profération et le sens qu’elle véhicule, comme quête incessante d’une innocence originelle (ou pourquoi pas de la « stupeur »), à travers cet espace de temps intérieur dans lequel peut se faire jour notre vraie conscience du monde, celle qui nous réconcilie pleinement avec lui, et qui accomplissant « l’harmonie des tensions » comme l’écrivait Héraclite, peut laisser place à l’émerveillement qu’autorise l’acte de création : Vide inexploré / non l’ombre / mais l’insoupçonné // S’ouvrir à l’autre / l’inattendu des saisons // Conjuguer / sans mesure / visages / arbres nuages.

         Jean-Pierre Boulic est un poète qui s’applique à conduire ses mots vers des résonances oubliées, entre la perte et l’opiniâtre surgissement, dans cet élan du souffle poétique qui nous entrouvre le visible pour nous faire entrevoir ce qui relève du mystère de l’existence, pour nous inviter à tourner / le regard vers le vrai / l’intense   le vivant, afin de tressaillir / à profusion / d’une joie inépuisable.

         Michel Diaz, 07/03/2024

 

Vapeurs d’enfance – Michel Lamart

Vapeurs d’enfance

Michel Lamart

Editions Unicité (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 91 (automne 2024)

         Critique, essayiste, nouvelliste, poète, parolier, auteur dramatique, auteur de textes de Science Fiction, Michel Lamart, tout comme Jean Cocteau ou Boris Vian, appartient lui aussi, avec un beau talent, à la catégorie des « touche à tout ». Il nous faut ajouter à sa déjà vaste palette littéraire ce dernier ouvrage que l’on hésite à ranger dans un genre bien défini, mais qui nous apparaît d’abord comme un recueil de textes (proses et vers) relevant de l’autobiographie. Encore faut-il user de ce terme avec quelque précaution puisque Vapeurs d’enfance, sous-titré Roman-poème, échappe en grande partie à ce genre pour notre plus grand plaisir, car les libertés formelles qu’il s’octroie nous en rendent la lecture infiniment plaisante. En effet, loin de s’inscrire dans cette catégorie littéraire qui exige de leurs auteurs un certain nombre de contraintes qu’il se doivent de respecter (à leurs risques et périls) pour présenter à leurs lecteurs « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité» (Philippe Lejeune), l’ouvrage de Michel Lamart s’émancipe allègrement de cette stricte définition pour nous offrir, comme à la bonne fortune de ses souvenirs, une série de courts textes, teintés de beaucoup d’humour et de pas mal d’auto-dérision, sortes de « flaches » mémoriels qui semblent (faussement) apparaître au hasard de sa plume.

         Nous reste alors le mot « témoignage », tel que nous le propose, plus justement, le texte de quatrième de couverture, celui « d’une enfance ouvrière. La vie ordinaire d’un enfant qui doit à ses parents et à l’école d’avoir pu passer du bleu de chauffe au col blanc pour échapper à la misère ». Hommage aussi « à l’école laïque et républicaine » et « à ses maîtres, qui ont été parfois résistants ou ont connu l’horreur des camps nazis ».

         Les cinq premières parties (« chapitres ») de ce livre se distribuent, non par ordre chronologique, mais selon une thématique chaque fois renouvelée qui offre d’autres angles de perspective : I. Pour un roman familial, II. Génie des lieux, III. Ouvrir les yeux, IV. La Communale, V. Scènes de la vie familiale. L’ouvrage se termine par une très intime suite de poèmes, hommage essentiellement consacré à la mère de l’auteur, Guirlande pour Marguerite et Jean.

         Si le premier de ces chapitres sacrifie à l’évocation des origines familiales, ce n’est que pour nous dire le « terreau » sur lequel ont poussé ces existences difficiles et laborieuses, et pour mieux planter le décor de ce monde ingrat où l’auteur a grandi, nous en faire sentir l’atmosphère et ce qui donne sens à tout ce qui va suivre. C’est ainsi que l’auteur s’inscrit par sa naissance (comme il le résume dans un autre texte, publié dans la revue Terre à ciel), dans ce monde ouvrier des chemins de fer et dans une famille, pas véritablement pauvre mais éternellement contrainte, jour après jour, tout au long des années, à économiser le moindre sou sur tout. Il s’y présente comme le « Premier enfant de Jean Lamart, travailleur au marteau dans la gare qu’il ne quitta guère qu’à la retraite (nos moyens ne nous permettaient pas de voyager, malgré les coupons SNCF gratuits, collectionnés comme des papillons roses, peu utilisés). Et de Marguerite Amé, petite Cosette arrachée aux griffes d’une Thénardier qui la maltraitait au fond de son café d’Amifontaine où mon grand-père Eugène, qui l’avait épousée en secondes noces, lui servait d’homme à tout faire. Maman n’avait qu’une profession : s’occuper de nous (Moi, Nicole, de quatre ans ma cadette, et Isabelle qui a 16 ans de moins que moi) ». C’est de ce milieu sans livres (« sauf ceux que papa trouvait dans les wagons »), où les études scolaires étaient l’unique perspective de salut, que Michel Lamart devra s’arracher en entrant en sixième, puis au lycée moderne et technique de Reims, puis en fac de Lettres où il obtiendra licence, maîtrise, CAPES, agrégation, et en devenant enseignant.

         Dans les autres chapitres, et selon la thématique adoptée, comme nous l’avons indiqué plus haut, Michel Lamart évoque, dans des textes brefs, comme autant d’éclats prélevés au temps, des souvenirs d’enfance, relatifs d’abord à ces lieux où il passa ses premières années (Rue de Grigny, La cité du dépôt). Si certains de ces textes cultivent plutôt l’anecdote (Le Cirque municipal, le journal Pilote, l’Encre violette, Les biscuits REM, Le train électrique, Hatari, La communion, Raymond Poulidor), d’autres ont parfum de nostalgie (Les billes, Richard Anthony, Yoyo hula-hoop et scoubidou, La soupe, Le landau, Noël), ou sont délibérément drolatiques (Lunettes, Le chien en plâtre, La petite souris, Les culottes qui piquent, la Fraise du dentiste, Le pet). Mais souvenirs quelquefois fondateurs aussi (Museux, La libraire, Electricité, Pommes, Le résultat des courses, Le Docteur Arnold, Monsieur Ritter), qui font écrire à l’auteur ces mots, à propos, par exemple, de la tante Aurélie, « Sans le savoir, elle découpait des fenêtre d’azur dans mon esprit d’enfant », ou de mademoiselle de Saint-Martin, la libraire, « Chère demoiselle de Saint-Martin, je vous dois tant de choses que j’ose, aujourd’hui encore, vous croire vivante. […] Je continue d’espérer pouvoir vous rendre, un jour, le bonheur cueilli dans les livres que vous me permettiez d’aimer alors et qui ont encensé mon enfance d’un doux parfum d’aventure », ou encore à propos de monsieur Cauchois, l’instituteur, « C’était, chaque jour, le même miracle recommencé, la même tentation de décrocher du tableau noir le fruit de la connaissance et de l’aller manger, au fond d’une cour tapissée de cris et de jeux d’enfants, jusqu’à plus soif… ».

         Guirlande pour Marguerite et Jean, qui clôt l’ouvrage, est une émouvante suite de poèmes d’amour de l’auteur à sa mère, depuis cette figure d’une mère en gloire rayonnant sur les vitraux de la mémoire, « Fleur toujours épanouie / Fleur jamais fanée / Fleur dans la fleur de l’âge/ […] Maman / Marguerite / Reine /De cœur », jusqu’à cette quasi dernière image d’une vie qui n’en finit pas de glisser entre nos doigts, celle de cette femme que la raison a déserté, qui suit les couloirs blancs de cette maison de retraite où elle n’aspire plus qu’à disparaître : « Tu t’égares alors / Dans ces couloirs anonymes / En quête d’une sortie / Impossible à trouver / Ce labyrinthe est ta mémoire / Elle te trahit de plus en plus ».

         Vapeurs d’enfance est donc un livre qui, comme nous l’avons écrit plus haut, flirte avec le genre autobiographique sans vraiment s’y inscrire puisque, délaissant la chronologie, il privilégie la bribe, le fragment, l’épars, mais aussi le trait, l’éclat. Choix d’écriture qui relève d’un mode de penser particulier, et parfaitement assumé, puisqu’il suppose que l’on accepte d’oublier beaucoup pour mieux se souvenir de ce que la mémoire conserve de plus pertinent, que l’on accepte le discontinu de la vie comme elle va et l’imprévisible tracé graphique des sentiments. Ecrire de la sorte, c’est finalement moins parler de soi que parler à partir de soi, de ce qui nous est arrivé, de nos rencontres, de ce qui nous a faits tels que nous sommes aujourd’hui, de cela qui nous a jetés dans le muet du corps, intérieurs éclairés mais muets, et que nos pauvres mots seuls essaieront de restituer. C’est ce travail du choix des matériaux, de rabotage, de ponçage, d’ajustements divers, tout ce travail de « menuiserie » que Michel Lamart nous laisse deviner dans cet ouvrage et qui, en atteignant le ton de la plus exacte sincérité, fait tout le prix de ce « témoignage ».

Michel Diaz, 14/04/2024