Entretien Benjamin Taïeb avec Michel Diaz
Michel Diaz est né en Algérie en 1948. Docteur ès littérature théâtrale,
spécialiste de l’œuvre d’Arthur Adamov, il vit à Tours depuis une trentaine d’années où il a enseigné la littérature et l’art dramatique. Il a publié des nouvelles et des textes poétiques, mais a tout d’abord écrit pour le théâtre. Certaines de ses pièces ont été diffusées sur France Culture. Il a travaillé avec Maria Casarès, Georges Vitaly et Michel Vitold.
Le Gardien du silence est son deuxième recueil de nouvelles publié par L’Amourier éditions, après À deux doigts du paradis en 2012.
Benjamin Taïeb : Tu n’écris plus de pièces de théâtre, mais dans tes nouvelles le théâtre n’est jamais loin : aussi bien le “ décor ” (huis clos, peu de personnages dans chaque nouvelle), que le contenu (tes personnages sont souvent des comédiens/metteurs en scène) et ton écriture (dialogues qui font mouche, montée de l’intensité dramatique), font la part belle au théâtre. La nouvelle est-elle pour toi le mode d’expression théâtrale par excellence ?
Michel Diaz : Bien que situées dans des lieux identifiables, des moments précis de vie, une époque déterminée, se déroulant sur fond de notre quotidien commun et évoquant des situations inspirées de la réalité, mes pièces accordaient une grande part au monde intérieur de personnages en lutte avec eux-mêmes et avec leurs propres démons… tout ce qui fait notre vie mentale et affective, ou ce qui relève encore de la difficulté de notre relation à “l’autre” dont le monde intime est souvent aussi violent. C’est de ces combats intérieurs ou de ces confrontations entre deux mondes que se nourrissait ma dramaturgie, grâce à eux que se développait l’action dramatique, que montait son intensité. J’ai conservé dans mes nouvelles les éléments de cette esthétique qui consiste à saisir un moment de crise et à en exploiter le développement. Aussi je dirais qu’en effet, pour ce qui me concerne, la nouvelle est un lieu et un “ mode d’expression théâtrale ”. Cela tient peut-être aussi au fait que j’ai, me semble-t-il, une imagination très visuelle. J’ai besoin de “ voir ” les personnages, de capter leurs mimiques, leur gestuelle, leur manière de se mouvoir et d’occuper l’espace, de visualiser les lieux où ils se trouvent, la couleur du dessus de lit, ce que l’on aperçoit par la fenêtre, l’angle de la lumière dans la pièce. Comme j’ai besoin aussi “ d’entendre ” leur voix, ses intonations, son débit, ou la qualité de leur silence. Je garde finalement peu de toutes ces informations, mais elles me sont indispensables quand je jette des personnages dans une histoire, autant qu’à un metteur en scène qui doit diriger des acteurs. J’ai d’ailleurs, à plusieurs reprises, été contacté par des comédiens qui, ayant observé cela, avaient pensé en tirer parti.
Benjamin Taïeb : Nombre de dramaturges que tu admires (Tchékhov, Strindberg, Beckett, etc.), s’ils ont aussi bien écrit des nouvelles que du théâtre, ont commencé par écrire des textes narratifs. Comment expliques-tu, toutes choses égales par ailleurs, cette évolution inverse, ce renversement de perspective chez toi ?
Michel Diaz : En simplifiant les choses, je donnerai deux éléments de réponse. Le premier tient à des raisons purement concrètes et économiques, mais il a à voir avec le souci de ma santé psychique, je dirais même avec une question de “salut”. Littéraire, en tout cas. Il faut dire qu’à moins d’être installé déjà dans le succès (ce qui n’arrive qu’à un très petit nombre d’auteurs et qui relève du “miracle” autant que du talent), faire jouer une pièce reste une aventure coûteuse et compliquée. Aux résultats très aléatoires. Chaque pièce est un “prototype” dont on ne sait jamais d’avance comment il sera reçu. Or, à moins d’être soi-même son propre producteur et son propre metteur en scène, voire d’être soi-même comédien, il n’y a plus grand monde aujourd’hui, et depuis une bonne trentaine d’années, pour se risquer à monter de nouveaux auteurs. L’époque est très frileuse en ce qui concerne le théâtre contemporain. Presque aucun producteur ne mettra un sou sur la tête d’un auteur inconnu (ou trop peu connu) du public. Le tableau est noir mais exact. Le fait est qu’au bout de pas mal d’années d’investissement passionné dans l’écriture dramatique, j’ai dû me rendre à l’évidence : j’étais dans la situation bloquée d’un auteur auquel on ne prête pas d’oreille vraiment attentive et qui ne parvient pas à se faire entendre. Je me suis beaucoup interrogé sur le bien- fondé de ma démarche, sa légitimité, sa valeur dramatique et littéraire, sa portée, son intérêt, et me suis beaucoup remis en question… Malgré l’intérêt, parfois vif, de quelques-uns pour mon travail, quelques belles rencontres et la concrétisation scénique de quelques projets, il y avait là quelque chose de “ la sauce ” qui n’arrive pas tout à fait à prendre. Au-delà des intérêts économiques que je viens d’évoquer, la réception ou la non réception d’une œuvre reste quelque chose de très mystérieux. Et de très éprouvant dans le second cas, car le doute de soi finit par l’emporter et confiner parfois au désespoir.
Le deuxième élément de réponse reprendra quelques aspects de ce que je disais plus haut : il y avait déjà dans mes pièces presque tous les éléments qui m’auraient permis de verser dans la prose narrative : lieux uniques, personnages peu nombreux, action resserrée, dialogues/monologues intériorisés qui exploraient l’univers mental des protagonistes, climats parfois oniriques, jeux sur la temporalité, attention extrême à la langue, un intéressant matériau dramatique, je crois, trop peu exploité sur la scène qui est lieu de tous les possibles… (Cela explique peut-être qu’on a préféré parfois les monter à la radio, moyen moins coûteux et plus souple, plutôt que sur les planches…). En tout cas, en passant à la nouvelle, j’ai ramené avec moi tout mon “ bagage” dramaturgique dont il reste beaucoup de traces.
Benjamin Taïeb : Nul “ héros romanesque ” dans Le Gardien du silence, mais des personnages anonymes dont les petits drames quotidiens font de leurs vies une tragédie, des situations ordinaires qui basculent dans des atmosphères lourdes d’angoisse. Est-ce l’influence des nouvellistes américains, tels Carver et Cheever?
Michel Diaz : J’ai lu ces auteurs avec beaucoup d’intérêt (mais aussi Tchékhov, Zweig ou Gogol) car ils m’ont conforté dans ma démarche, ont accompagné mon parcours et, parfois, je leur fais un clin d’œil complice et appuyé en reprenant des noms de personnages ou des éléments de situations, parfois, espièglement, des miettes de dialogues. C’est un jeu avec leurs fantômes (que je devine bienveillants et que j’espère aussi amusés que moi-même). Cela dit, comme je l’évoquais plus haut, “ personnages anonymes”, “ petits drames quotidiens ” qui virent à la tragédie ou “ situations ordinaires qui basculent dans l’angoisse ” faisaient déjà partie de mon paysage théâtral. Il est vrai cependant que l’on en a jamais fini d’apprendre à écrire, et la fréquentation de tels auteurs est un constant défi à chercher ses propres limites.
Benjamin Taïeb : Tu nous as habitués à une certaine noirceur dans tes textes, mais qui n’était pas dénuée d’humour, de dérision, d’espoir. Dans Le Gardien du silence, le propos semble plus grave. Il est ainsi beaucoup question de solitude dans ce recueil. Des personnages se rencontrent, parlent mais ne se comprennent pas: le dialogue est impossible, chaque person- nage semblant vouloir imposer à autrui son point de vue, sa propre vision des choses. Es-tu devenu, au fil des ans et des écrits, plus pessimiste ?
Michel Diaz : Il est vrai qu’un certain nombre de mes nouvelles colorent mes recueils d’une forme d’humour, d’un ton de dérision.
Certains sujets, le mode de narration pressenti, appellent naturellement cela. Ils proposent un ton, celui-là, pas un
autre. Celui de la dérision, de l’humour noir ou grinçant,
quelquefois burlesque, une forme aussi de désinvolture, de
légèreté apparente parfois. Mais c’est le texte qui commande,
il secrète ses propres règles auxquelles je me soumets. Si je n’obéis pas à “ l’intelligence” du texte, aux injonctions de certaines formes d’humour, je le sens qui se crispe, se raidit, et j’en perds le contrôle. Un texte ne fonctionne que s’il trouve le ton et le rythme qui lui conviennent. En fait, l’humour a pour fonction, dans mes nouvelles, de dédramatiser certaines situations en tenant à distance ce qui, sans lui, ne serait que banalement dramatique, insupportablement sérieux, voire ennuyeux. Un texte, une fois en chantier, fonctionne comme une mécanique mystérieuse dont les rouages imposent leur logique et leur propre musique.
En ce qui concerne Le Gardien du silence, le ton général est assez grave parce que c’est une affaire de sujets et de choix de thématique. Il y a pourtant deux nouvelles, je crois, Garde à vue et Les quarantièmes rugissants où l’humour, à bien y regarder, n’est pas tout à fait absent. Même dans le Portrait de l’auteur en jeune homme sur une table d’autopsie, il y a quelques plages d’humour. Noir, sans doute, et peut-être humour au troisième ou cinquième degré, mais présent tout de même. Pour clore ma réponse, je dirais que je ne suis pas devenu plus pessimiste au fil des ans. Je le suis tout autant qu’avant, c’est-à-dire incurablement, sur la nature humaine, ses capacités de nuisance et son impuissance à se réformer. Mais le pessimisme, je crois, est une forme incandescente de lucidité qui contient ses propres ferments de ferveur. Toujours renaissante, car la vie, chaque jour, m’éblouit tout autant. D’ailleurs, mes personnages ne se laissent jamais abattre sans opposer toujours une farouche résistance à ce qui les accable ou menace de les détruire. C’est dans cette volonté de combattre le mal, ne serait-ce que par dignité, et pour donner sens à sa vie, que repose l’espoir.
Benjamin Taïeb : Le Gardien du silence est-il un recueil “ politique ” ? Les nouvelles Garde à vue et Le Gardien du silence font-elles de toi un écrivain, sinon engagé, du moins préoccupé par la manière dont le monde évolue?
Michel Diaz : Oui, je suis évidemment très sensible à la manière dont le monde évolue, et ces nouvelles-là ont une résonance résolument politique. L’extermination programmée des vieux dans Garde à vue est quelque chose que j’entrevois dans un monde qui s’égarerait vers une gestion un peu plus inhumaine encore de nos sociétés. Je crois sincèrement cela tout à fait envisageable à la surface d’une planète où nous en viendrons sûrement à rationner les ressources vitales, les matières premières et l’énergie. Quant au Gardien dont les deux personnages sont un fils de Russe blanc et un fils d’Espagnol, la nouvelle n’évoque pas seulement les camps d’internement ouverts en France dès 1938, sous le gouvernement de Daladier, mais aussi ces masses de réfugiés et d’immigrés, ces “métèques” venus à toutes époques, de tous les horizons, qui, pour beaucoup, se sont battus pour la France, l’ont enrichie et en sont devenus la chair, celle que certains, aujourd’hui encore, jugent indésirable. Mais on peut aussi trouver des résonances sociales dans Les quarantièmes où les personnages du frère et de la sœur, issus de parents ouvriers, grimpent dans l’échelle sociale et oublient leur culture d’origine, voire la renient. Enfin, on peut lire, si on veut, la nouvelle Portrait d’un jeune homme comme la métaphore de l’être humain qu’ont abandonné peu à peu la mémoire de ses origines, la conscience de son être-au monde, et qui finit dépecé sous les crocs des chacals et des chiens, figures de l’enfer que lui-même a ouvert sous ses pieds.
Le Gardien du silence, 16,00 € – Pour Lire des extraits ou commander ce livre… un simple clic !