Archives de l’auteur : Michel Diaz

Retour sur écoute : – Pierre Dhainaut

Retour sur écoute :

Pierre Dhainaut

Editions Le Bateau Fantôme (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)

         Ce court livre de Pierre Dhainaut (31 pages) se présente comme un triptyque, au sens pictural du terme, c’est-à-dire un ensemble de trois panneaux dont les deux extérieurs se replient sur celui du milieu. Charpenté comme un tout cohérent dans l’agencement de ses trois sections, il nous propose, à l’instar de l’objet liturgique du même nom, un mode de lecture sans aucune connotation religieuse mais dont le parcours en plusieurs étapes et la destination sont pourtant ceux d’une « instruction » et d’une « élévation » de la pensée, l’invitation à un effort de démarche « spirituelle » nourrie de sensibilité et d’une profonde attention aux êtres et au monde.

         Dans la première partie de l’ouvrage, Double pontage, etc, constituée de notations et brefs textes en prose qui évoquent le corps souffrant du poète, sa douleur, le monde froid et oppressant de l’hôpital, Pierre Dhainaut revient sur les fréquents séjours qu’il y a faits, cet espace peuplé de tintements, froissements, cris, râles, plaintes, murmures… d’appels aussi, de bruits de pas, de claquement de portes. Espace où nous parvenons mal à les relier, à les interpréter, où la conscience flotte entre deux eaux, dans une indécision initiale dont les soignants cherchent à retirer le malade au plus vite pour le rendre à cet univers où tout a une place, un nom, un âge et une identité, la « normalité ».

         Effondrement de l’être, sentiment d’être au pied du mur, salle de réanimation ou de soins intensifs, doppler, I.R.M. (ce tunnel où la résonance n’est plus de ce monde), douleur lancinante, insomnies, morphine, dispersion du temps et des forces, convalescence, rééducation… oserons-nous parler d’un chemin de « Passion », marqué de chutes et de remise en marche d’un corps « martyrisé » ? Cette épreuve physique autant que morale est pourtant l’occasion, pour l’auteur, de mener par fragments successifs une méditation sur la précarité existentielle et notre éphémère passage dans le temps de ce monde. Cependant, la question majeure qui occupe ces pages, est celle du rôle que la poésie peut jouer en de telles circonstances, dont l’influence mise à rude épreuve ne peut pas s’exercer continuellement. Aussi Pierre Dhainaut interroge-t-il anxieusement le pouvoir qu’a le poème de le réaccorder à ce souffle vital sans lequel les mots ne sont rien, la vie insignifiante : Les poèmes se lèvent et, quoi qu’ils disent, ils délivrent un message de vie. Mais aussi essentielle est la nécessité d’avoir des projets, comme on dit, à long terme, notre mode de vie nous l’impose, mais les poèmes relèvent en grande partie de l’imprévisible. Ecrire alors, écrire, cet espoir de salut, même s’il a fallu longtemps pour que je puisse me remettre à écrire, que l’acte lui-même, tenir un crayon, poser la main sur une feuille, soit possible, que j’y reprenne goût.

         Tous les jours, le jour, est la partie « centrale » de l’ensemble (dans son sens de « pivot », autour duquel le reste s’articule), suite de neuf poèmes en vers dans laquelle la poésie, en tant qu’acte de création, est célébrée comme fervent moyen de réappropriation du sentiment de vivre parmi les choses animées ou non qui nous entourent, dont les plus ordinaires et les plus humbles (une image ou un mot, un coquelicot, une rose trémière ou un arbre, un galet ou le bruit de la pluie) comptent, pour le poète parmi les signes du réel qui doivent mériter notre intérêt, nous être même présentés « en gloire ». Attentif au présent dans son immédiate proximité, il se veut aussi à l’écoute des bruits, parfois audibles seulement dans l’intimité de l’écoute, des voix qui nous parviennent, comme celle, intérieure, qui nous habite, car ce sont elles qui nous permettent le dialogue qu’il ne faut cesser d’entretenir entre soi et le monde : L’écoute, chaque fois la première, une vie / pour l’apprendre, a la durée requise, / la longueur n’y fait rien.

         Une beauté calme, comme apaisée, circule entre les vers de ces poèmes à la maîtrise reconquise, mais comme au ralenti, sans urgence ni pesanteur, avec la grâce des feuilles qui s’agitent : Ne demandons pas quelle est notre route, / nous choisirons la bonne, la pluie / est drue, l’été, sur la peau, sur le sable, / elle est traduite en toute langue, / les mots loyalement s’écoulent, / les épaules se courbent. Les épaulent se courbent certes sous le poids de l’âge, mais en même temps se redressent, car ces textes font route devant une fenêtre ouverte, comme on dit d’une fenêtre de temps, et tout autant ouverte sur le dehors que sur l’espace intérieur du poète. Un temps qui semble concentré dans la seule durée d’un insaisissable présent où seuls paraissent importer le rythme, le souffle, l’intonation, ce qui donne vie et chaleur à la matière du poème, un poème comme assez frêle, / pour se porter de la vue à l’écoute, / pour être, lui aussi, oriflamme. Aussi, ces textes, par la profonde réflexion qu’ils nous proposent sur notre présence au monde et dans leur attention aux mots de la langue, oriflammes justement, ou passe-rose, aulne, saule, alliance, âme, alouette, désoppression, ressoufflement, ont cette capacité d’ouvrir un lieu propice à l’habitation poétique du monde dont parlait Hölderlin.

         La troisième partie, La soif secourable, au titre on ne plus explicite, déroule une série de réflexions (exercice fréquent chez Pierre Dhainaut) sur le travail poétique, ses attentes, ses exigences, et la nécessité vitale que la poésie représente pour le poète. Ce sont des réflexions semées et ici et là, sur la surface de la page, à la volée, comme au gré de l’inspiration, rédigées à la deuxième personne du singulier et souvent sur le mode injonctif, adressées à lui-même mais peut-être aussi adressées, ainsi que le fit Rilke, à un (jeune) poète : N’attends pas d’être fin prêt pour commencer à écrire, le poème, en cours de route te rendra, de force, disponible. – Oublie ce que tu voulais dire. Tu te fieras aux seules vertus des mots dans le poème : d’une sonorité à l’autre, par le rythme, l’instrument te conduira, il exprimera ce que tu devais dire. – Ne touche plus à ce poème, il te le demande : si tu ne l’entends pas, tu n’en es que l’auteur, il ne t’a pas transformé, il est sans portée.

         S’y pose donc d’emblée la question du poème, de ce qui se passe dans le for intérieur du poète, de la nécessité de ce qui cherche à advenir, avant même que son chant ne prenne forme, dans ce blanc vierge de l’attente, et ce blanc néant du silence qui toujours inquiète la voix qui a su trouver les mots pour l’écrire. Ainsi, pour Pierre Dhainaut, le poème est d’abord « pressenti », annoncé par une émotion qui ne demande qu’à s’exprimer, sans intention préalable ni contrainte: Ne pas contraindre le poème à dire ce qu’il n’a pas envie de dire, l’écrire sans autre intention, qu’il naisse, qu’il s’amplifie. Il s’agit alors d’accueillir (cueillir) et de s’abandonner à cette « nouveauté » d’une parole qui s’invite dans un instant vierge de mots, car chez Pierre Dhainaut, comme chez tout authentique poète, il n’est de chemin de vie que celui du mot, germé comme une graine au cœur même du silence. Un germe étrange qui nous sauve, donnant chair à ce qui se dérobe encore à la pleine conscience et qui se risque dans la voix : Que le chantier reste ouvert, que les souffles interviennent à l’improviste, notre règle exclusive, ne pas nous dérober.

         Nous lisons, en quatrième de couverture de ce livre : Un texte est juste en son rythme, et donc fidèle à ce qu’il devrait dire si, auteurs ou lecteurs, arrivant au bout, nous n’avons pas le choix, le seul signe de ponctuation qui convienne, ce sont les deux points :

         Une fois la lecture de l’ouvrage achevée, nous ne pouvons qu’en constater l’impossible inachèvement, revenir sur ces pages, en désassembler les « panneaux » pour y construire notre propre cheminement et l’achever, quel qu’il puisse être, par la même ouverture vers cet imprévisible de la vie et la parole que sont les inévitables deux points.

         Michel Diaz, 30/09/2023

Au risque de la lumière – Jean-Louis Bernard

Note de lecture de Jean-Louis Bernard à paraître in Concerto pour marées et silence, revue

Michel DIAZ et Léon BRALDA

AU RISQUE DE LA LUMIERE

Editions Alcyone, 72 pages, 18 Euros

         C’est l’histoire d’un homme qui marche. Pas celui de Giacometti dont la silhouette grêle semble avaler l’espace devant lui et les lieux à venir. Celui-ci se tient « derrière son visage », « derrière ses pas », donc à l’affût permanent des signes. Marcher, c’est « vivre une trame de surprises et d’acquiescements », disait l’anthropologue David Le Breton. Ici prend place une communication hypersensorielle avec les forces élémentaires, une porosité au monde faite à la fois d’abandon et conscience aiguë de notre incomplétude.

         Peut-être (sans doute ?) ce voyageur sans étoile est-il éclaireur de la quête duelle de Michel Diaz et Léon Bralda. Quoi qu’il en soit, les deux poètes suivent sans trêve les chemins d’ombre, « au risque de la lumière » (rêver l’obscur, c’est défaire son opposition avec la lumière), ne voulant rien laisser hors de l’écriture. Et leur dialogue ne forme pas écho (qui s’évanouit à la longue), mais résonance, cet appel qui demeure et ne dépend que de nous. Résonance qui donne à l’éternité des couleurs, non d’immuabilité, mais de pérennité du devenir.

         L’homme marche donc. Il sait que tout songe est un parcours, et que le chemin pris, esquisse piétinée, ignore les frontières. L’être humain se mue alors en véritable errant. Et puisqu’il n’est pas question de se tenir à égale distance des opposés, peut-être est-il plus essentiel d’écarter ces opposés et de cheminer dans l’espace libre ainsi dégagé, dans ce qu’on pourrait appeler le vide central. Ce vide qui n’a rien à voir avec le néant, car le dialogue avec lui nous fait comprendre que toute existence ne repose sur aucune essence. Il sera donc question de jouer avec les vertiges, d’être le scribe des rencontres entre temps et solitude.

         Muni de son seul dénuement en guise de calame, l’homme arpente inlassablement cette tension entre soi et le lointain qu’on appelle territoire. Les deux voix qui lui donnent chair, naturellement cousues l’une l’autre, brodent un canevas où la célébration s’entre croise avec la méditation. Et de ces voix jaillit à la fois une inquiétude et un émerveillement devant cette inquiétude. Le monde s’ouvre ainsi dans les harmoniques d’une langue précise et pure, se nourrissant de leur forme en divergence. Tout ce qui aurait pu opposer les deux poètes les réunit : rythme et présence, souffle et absence. Ce qui pourrait n’être qu’un banal dialogue se transmue ainsi peu à peu en une comète à combustion lente, dont la poétique lumineuse, mélange de fantaisie (au sens musical) onirique et d’attention infinie à l’instant, ne manque pas d’opérer chez qui s’y abandonne une légère altération de la perception. A mesure que les phrases, nettes ou ondoyantes, tombent dans notre espace mental comme des stèles, on se retrouve accroché à la résonance de cette présence-absence sans cesse réactivée, éblouissante liturgie intime. Résonance que devient le poème seulement s’il enseigne que la plénitude des êtres et des choses tient à leur précarité, aux « marques du fragile, du faillible et du fou », à « ce qui va si tôt se ternir ou se taire ».

         Que cherche finalement notre voyageur en sa marche ? Peut-être tenter, sinon d’abolir, du moins de réduire la distance entre l’exil et la présence. Se mettre en état de jachère pour que nomadiser soit, à travers les égarements, une fête réconciliatrice avec soi-même. Creuser en soi tout en se déployant dans l’espace (ce que Nietzsche appelait « l’inventivité créatrice »). Peut-être, tout simplement, faire résonner le silence en sa nécessité intérieure (respirer, en somme). Roberto Juarroz parlait d’ « ouvrir quelque chose entre la parole et le silence ». Les silences, ici, déconnectent les effets de leur cause pour en restituer la saveur nue. Quant aux mots, s’ils inondent tout, tel un langage des origines, par leur pouvoir d’accueil, c’est qu’ils sont offrandes. Et ces mots qui captent une vibration du disparu, nommons-les, au hasard, traces… Hommage leur est rendu à chaque page, à ces mots non terrestres, frères du souffle, de ce qui navigue entre rien et quelques chose :

         « Ces mots qui ont survécu, insurgés, aux embâcles de la mémoire ».

         « Ces mots friables que rongent nos questions ».

         Et l’alliage de ces mots rend chaque page à la fois d’une beauté sans urgence ni lenteur et d’un rythme hypnotique aux frontières des rituels anciens, la totale différence stylistique donnant jour à un livre qui condense l’archive et le surgissement ; la trace et le vif, l’amour des commencements et la poésie des confins. Langage transmué en un chant essentiel que métaphores et symboles rendent proches de l’indicible. Ecriture passage entre deux labyrinthes, pensée comme désir, comme recherche incessante de la stupeur originelle. On est juste sur le seuil, là où notre monde et le monde songé se filtrent réciproquement. Ce seuil n’est bien sûr ni point de fixation ni même étape, mais (à l’instar du livre lui-même) inachèvement qui se consume sous le ciel d’une errance perpétuelle, celle dont on sait qu’on peut revenir vivant (définition, peut-être, de la pensée).

Jean-Louis BERNARD

Au risque de la lumière – Jean-Pierre Boulic

Michel DIAZ et Léon BRALDA – Au risque de la lumière
Éditions Alcyone 2023 (72 p ; 18 €)

Lecture de Jean-Pierre Boulic, note à paraître in Poésie sur Seine

Il y a peu, Michel Diaz venait nous partager un cri du cœur avec le beau recueil « Quelque part la lumière pleut » chez ce même éditeur. Nous le retrouvons en compagnie de Léon Bralda afin de nous inviter à assumer « Le risque de la lumière » qui se défait de « l’ordre pesant du langage » dans un dialogue fécond et bienfaisant, incitant le lecteur à un véritable discernement.

Tout s’établit dans l’obscur d’un monde tordu qui se morfond sous « les gravats des jours », dont l’absurde somme chacun de n’avoir pas de temps, de manière à imposer alors à consommer, s’abreuver de jouissance ou…de violence, pour conduire de fait « à la nuit d’infinies solitudes ». Il est certes de bon ton aujourd’hui de deviser sur les blessures de ce monde, mais doit-on s’en satisfaire ? Ne s’agit-il pas a contrario de l’écouter et lui parler ? Lui suggérer une voie de confiance ? « Faut-il donc sans cesse tout réinventer ? »

Si l’on peut rappeler que la poésie se veut service inutile et pourtant indispensable, la lecture « risquée » de cette nouvelle rencontre-en-poésie donne à quiconque la faculté de défricher quelque peu « la lumière exacte de son humaine destinée…».

Oui, l’homme toujours marchant – car la route s’accomplit par sa marche – et marqué par le mystère de la vie, est appelé à sa propre aventure. Quel bleu voir surgir au-dessus « des vergers et des vignes » parmi « l’air rugueux » ? Le sujet de la poésie n’est pas d’inventer. Mais tout conduit à dépasser les apparences et à porter un autre regard sur les contingences. Quelle force de détachement se pourra exulter avec le poème vers « un avenir d’étoiles » ? Pour cela, faut-il « aller toujours plus haut, toujours plus loin » ?

N’y a-t-il pas seulement à chercher « ce qui a raciné aux estives des mots » dans l’urgence de la terre-poésie, « terre d’éveil » à « l’immensité des vies… » ? Nécessairement, se feront jour l’insaisissable, l’imprévu, l’inconnu, l’impensable, l’invisible, mais la « persévérance de l’herbe » penchera du côté de la jubilation où la quête de l’humain reconnaîtra finalement le temps gratuit de la joie, la douceur du passage, la fluidité du jour pour conquérir « un espace infini ». L’espoir qui a été semé dans l’obscur va germer.

                                                        Jean-Pierre Boulic

Marie-Claude San Juan – Notes de lecture, in « Trames nomades » (18/08/2023)

Avec l’éditorial du numéro 85 de DiérèseArcanes du poème, je retrouve une écriture que je connais bien, puisque c’est Michel Diaz qui écrit.

En exergue, Henri Thomas (Le besoin d’écrire est premier). L’expression, ensuite, résultant aussi du hasard, d’après l’auteur cité.

Michel Diaz ne nous invite pas à nous interroger sur la source de ce besoin d’écrire, recherche, dit-il, qui serait illusoire. Car…  Il est, ou il n’est pas

Par contre il relie la démarche d’écriture (et d’existence) au désir archaïque de fissurer ce qu’on nous a appris à concevoir de la réalité du monde. Opposant regarder (qui ne suffit plus) à voir (qui ne se fait qu’avec nos yeux de l’intérieur), il rejoint ce que Michaux nomme, rappelle-t-il, espace du dedans, ou ce lieu où Werner Lambersy voit la possibilité de l’immensité. Je comprends ce qu’il met dans cette opposition entre regarder et voir. Une exigence de profondeur, possible selon la part de soi qui s’offre à la perception visuelle, volonté de nommer pour distinguer et dire une bascule de conscience, en quelque sorte. (Et c’est vrai que voir est étymologiquement de la nature de ce que Rimbaud cherche, se faire « voyant »). Même si, pensant à la photographie (qui capte, ou qui reste un geste mental) je mets, pour ma part, dans le verbe « regarder » une force de présence qui fusionne avec ce qui est de l’ordre de la captation par ces yeux de l’intérieur. Mais ce sens n’est pas toujours dans les emplois du mot, c’est vrai.

Ce qui intéresse Michel Diaz c’est une ouverture, un élargissement permettant à l’esprit d’accueillir le hasard, et (cette fois c’est une autre écoute dont il s’agit) il évoque l’équivalent des yeux de l’intérieur, ce qui serait l’oreille intérieure, capable de laisser surgir ce qui émane du silence d’avant la parole.

Pour faire comprendre exactement la dimension qui est en jeu, là, il reprend l’expression de Reverdy, état poétique. Et cite Jacques Ancet, qui ne séparait pas intensité de langage et intensité de vie.

Forger le poème, écrit-il, c’est aller nécessairement de l’obscur vers le sens. Là je retourne en arrière dans son texte. Forger, je pense au feu. Or il a utilisé l’expression matière-lave pour qualifier la substance insaisissable de cette opération de soi créant. Je traduis : alchimie. Et une transformation alchimique échappe au sujet, refuse les normes, accepte le désordre : Le sens, en fait, vient déranger un ordre qui échappe à toute raison. Ce qui compte, comme le dit Marina Tsvetaïeva, citée, c’est la résonance. Et comme, le rappelle-t-il, c’est inscrit dans les Illuminations de Rimbaud.

Pour Michel Diaz le poème est affaire d’âme.

Mais j’ai lu aussi avec intérêt, dans le N° 86 de Diérèse, les pages de Michel Diaz sur Jean-Paul Bota. Ce qui l’interpelle dans l’écriture de ce poète c’est qu’elle le mette en face de ce surgissement énigmatique, de cet impondérable qu’est la poésie, parce qu’il ne veut pas faire poésie. Au début de sa réflexion Michel Diaz a cité Henri Michaux, qui ne trouve pas particulièrement de la poésie dans les poèmes, mais dans n’importe quel genre, soudain élargissement du monde. Et Michel Diaz est plutôt d’accord avec cette affirmation. Moi aussi, pour une raison. Qui est que trop de textes ne correspondent pas à une nécessité, et je serais tentée d’ajouter, nécessité métaphysique. Ou, autre souffle incontournable, à une évidence d’ordre presque physique. Cri ou chant des viscères. Poursuivant ma lecture je trouve dans ce texte une mention de Thelonius Monk qui rejoint ce que je viens d’écrire : une force qui le guide, qu’il exsude chaque fois qu’il se met au piano. Puis il cite Keith Jarret, pour rapprocher la création de Jean-Paul Bota du même processus d’improvisation. Peut-être que ce qui peut me déplaire (et déplaire à Michel Diaz) dans certaines œuvres, en poésie, c’est qu’elles mentent. Or la musique ne le peut pas, ni la danse, comme c’est possible avec les mots qui peuvent masquer l’absence de source authentique, de nécessité.

.

L’empreinte Matala – Teo Libardo

L’empreinte Matala

Teo Libardo

Rosa canina éditions (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)

L’empreinte Matala (du nom de ce petit village de pêcheurs, en Crète) est un livre à l’écriture incandescente, aux mots jetés comme des poignées d’étincelles, pour célébrer la vie, la liberté, la beauté du monde, le bonheur d’exister. Un livre en forme de carnet de voyage, mais encore et surtout long poème, tout autant narratif qu’introspectif, où la mémoire de ces temps de jeunesse insouciante, inconsciente et fervente, demeure le creuset où s’est à tout jamais formé le projet de toute une vie.

En effet, ainsi que nous le dit la quatrième de couverture, « Ce livre est l’archéologie d’une éclipse intérieure. Il y a dans le récit l’air du temps, la route, le changer la vie. Il y a dans le poème les traces laissées aux profondeurs de l’être, ce qui se révèle aujourd’hui à l’auteur comme L’empreinte Matala, et n’a cessé d’affleurer dans ses engagements de vie. »

« Il ne faut pas changer le monde, mais il faut changer la vie », cela doit à Rimbaud à qui Teo Libardo emprunte pour un temps les « semelles de vent », l’air ivre du voyage et la rage de se défaire d’une vie que l’on a programmée pour nous, de ses liens et carcans qui n’en font que la triste reproduction des pensées et des certitudes, des habitudes et croyances apprises. Mais nous pourrions aussi bien penser à la poésie de Kérouac et à ceux de la « beat generation » (que l’auteur ne semblait pas avoir lus à l’époque de son voyage initiatique), dont la philosophie de vie avait, dans les années soixante-dix, air du temps oblige, déjà largement irrigué toute une génération de jeunes gens désireux d’en finir avec ce monde ancien dont on ne pouvait en effet qu’être las.

Pourtant, ici, nous ne trouvons pas trace d’un quelconque engagement/embrigadement dans la mouvance « écolo-socio-politique » de ces années-là, mais rien qu’un amical et lointain salut aux hippies partisans de l’idéologie du « peace and love » (rappelons au passage que Bob Dylan, Cat Stevens et quelques autres ont aussi séjourné à Matala à l’époque du « Flower Power »). Fondée sur la même base contestataire d’une société obsédée par sa fièvre consumériste et pervertie par ses dérives individualistes, la démarche de vie de l’auteur se rattache, pour ce qui le concerne, à une conception dionysiaque du monde, essentiellement poétique, attachée à l’ardente célébration des éléments et du vivant, et utopiquement, à une vision édénique des origines: Tu tiens dans tes mains la naissance du monde, / en offrande la nuit, / la nudité des fluides, / le soupir des elfes, / l’invention du désir, // tu portes dans tes bras la racine des peuples, / l’inactuel, la raison, la folie, […] tu  détiens dans ton feu le flux irréductible, / le rythme, le roulis, / l’origine des temps, / dans tes paumes ouvertes, / en creux – les sources vives.

Aussi, loin d’être un livre dans lequel l’auteur cultiverait la nostalgie de sa jeunesse, sa découverte émerveillée, ou plutôt la révélation d’un monde pur et comme préservé encore de toutes les atteintes qui le mettent à mal, cet ouvrage se révèle, au moment où nous écrivons ces lignes, d’une bien salubre nécessité. Il n’est pas très utile de remonter à Nietzsche et à ses propos, non prophétiques mais terriblement lucides, pour avoir la conviction que nos sociétés, en premier lieu la nôtre, ayant rompu leurs liens avec les mythes fondateurs et la nature, courent droit à leur perte. Non, pourtant, aucun retour nostalgique sur soi-même et ces jours d’euphorie , mais des pages embrasées d’une joie solaire où l’auteur ne fait qu’entretenir le feu qu’alluma sa rencontre avec les valeurs essentielles dont nous avons, pour la plupart, perdu le sens et l’usage : Le monde me parvenait intact. / Nul écran entre lui et son usage, / sa compréhension / son aimantation, / ses épreuves cycliques, / nuits infinies, / étoiles désuètes, / sa sensualité d’eau vive…

Nous sommes ici dans les parages de Thoreau, de Giono, de quelques autres aussi conscients de ce qu’il nous aurait fallu préserver, et tout à fait dans l’esprit de ce que le poète-peintre Jean-Pierre Otte ne cesse de nous dire de livre en livre et je me contenterai de n’en citer qu’un, intitulé La bonne vie, où son auteur écrit : La bonne vie, c’est le présent merveilleux d’un homme qui en a fini avec l’espérance et toutes les nostalgies. Car pour Otte, il s’agirait tout autant de s’enraciner dans l’être que de se détacher, se dépayser, et d’aller au hasard. Et qu’au contraire de la solitude que l’on subit, cloisonnée, asséchante, en peau de chagrin, voilà celle, prodigieuse et profonde, que l’on choisit en optant en compagnonnage pour sa propre présence dans la jouissance même de la vie.

         Autrement dit, « la bonne vie » serait tout ce dont nous ne savons pas, hommes de notre époque ou avons oublié, c’est-à-dire trouver la bonne voie (individuellement et collectivement) pour en jouir, tout ce aussi dont nous sommes présentement privés, et on ne sait plus trop pour quelle durée. Car, écrit encore Otte, le monde est la proie des détenteurs de vérité, des dictateurs de conduite, de ceux qui tentent d’emprisonner les vérités permanentes de l’être dans un système de pensée qui n’a de cesse d’occulter notre vraie vocation sur cette terre.

Et quelle est cette vocation, que partage tout aussi bien Teo Libardo qui s’affiche ouvertement « libertaire » ? Sinon celle d’acquérir, pour chacun d’entre nous, comme le préconise Otte, la certitude d’exister à titre d’exception, travailler à ne pas être n’importe qui dans un monde où les gens sont n’importe quoi, se convaincre aussi que nous sommes des arbres ambulants, des arbres baladeurs avec leurs racines rentrées, puisant à chaque printemps leur sève dans la nuit et l’abîme ?

A la lecture de ces livres on pourrait éprouver le sentiment amer que ces auteurs nous parlent d’un monde disparu, d’un autre dont, peut-être, nous ne connaîtrons jamais l’avènement. Que peut-être, comme l’écrit Patrick Corneau, « l’hédonisme léger, insouciant, confiant dans la puissance d’enchantement du monde, ne reviendra plus, ne relève plus que de l’élégie littéraire. »

Nous en déciderons, et certains de nous travaillent à déjouer ce sombre sentiment. Que ma joie demeure, c’est l’un des titres de Giono que Teo Iibardo aurait tout aussi bien pu choisir, car la gageure démesurée, à laquelle il n’a pas renoncé, serait de retisser en profondeur nos liens avec le monde et toute la complexité de l’univers, de renaître à une autre vie en buveurs de vent, ivrognes de la fluidité, partisans inconditionnels du prodige ordinaire de vivre. C’est en cela que cet ouvrage peut s’inscrire dans une très utile modernité. Mais quoi qu’il en soit, voilà en tout cas bienvenu, avec L’empreinte Matala, un beau livre dont le propos (si on le lit bien) peut paraître on ne peut plus grave, mais tout de même bien revigorant, véritable bouffée d’écriture puissante et toujours jaillissante, en ces temps de profonde inquiétude sur les dangers qui nous menacent et de grande incertitude sur le sort de l’homme.

Michel Diaz