A la cime des heures, Jean-Pierre Boulic

A la cime des heures : poèmes

A la cime des heures

Jean-Pierre Boulic

Editions L’enfance des arbres (2022)

Chronique publiée dans Diérèse N° 85, octobre 2022

         Jean-Pierre Boulic nous revient, avec ce nouvel opus, A la cime des heures, composé de quatre sections, Lieux, L’heur de patience, L’étincelle d’un rien, Bénir le temps. Prenant pour premier point d’appui les éléments du paysage dans lequel vit quotidiennement le poète (l’océan, ses marées, ses oiseaux et ses horizons),et tous ceux qui nourrissent ses yeux (les bruyères, l’herbe charnue, le cerisier sauvage, le vieil arbre veilleur, la mare de nénuphars, et les primevères, pivoines, lilas ou hortensias), ces quatre sections solidaires, qui se fortifient l’une l’autre, montent en un lent crescendo vers des considérations spirituelles qui touchent au mystique, sans jamais renoncer cependant à faire monde avec le monde ni céder à quelque discours qui prétendrait donner au lecteur de ces pages quelque leçon de vie ou de pensée. Avancer en poète suffit à la démarche de Jean-Pierre Boulic, « quêteur inlassable de signes », comme l’était Philippe Jaccottet selon Pierre Tanguy, et modeste interprète-passeur d’une infinie présence d’au-delà le regard.

         J’écrivais « nous revient », car dans le cercle de l’affection poétique où nous tenons l’œuvre de cet auteur, c’est-à-dire en très bonne place, il est comme le messager dont on sait qu’il va revenir pour nous donner quelques bonnes nouvelles du temps et du monde. Et ce monde va mal sur son orbite désaxée. Nous le savons tous, comme Jean-Pierre Boulic le sait. Et si le nous considérons à l’aune des nouvelles quotidiennes alarmantes que l’on nous en donne, de ce que l’on augure des désastres à venir, ce monde ne serait rien moins que désespérant et de moins en moins habitable.

         Tout aussi bien que nous, Jean-Pierre Boulic sait bien que nous vivons sur terre comme en un pays tortueux / – Un grand terre-plein / De serpents / Et de cœurs abîmés / Par les cris de souffrance –. Il y vit, comme nous y vivons, Sans ignorer la souffrance / Surprenante / Dévalant de ses mille souillures / Sur l’étroite margelle où se tient l’homme. Cet homme, dont la mer et le vent connaissent la faiblesse, Les méandres et souillures de l’âme, le fracas des blessures et les mille douleurs qu’infligent les jours sombres, les tourments de l’esprit et du cœur. Mais le poète nous confie, dans la présentation de son ouvrage : «Faut-il toujours entendre que le monde court à la catastrophe ? S’il est vrai qu’il est soumis à la violence, aux pressions du consumérisme, au laisser-aller de l’indifférence, à la confusion et à la rugosité des événements, il demeure néanmoins en attente d’une parole de confiance qui, sans ignorer aspérités et souffrances, suscite la vie. Cette vive parole surgit à la cime des heures et peut devenir art du temps » (« Pourquoi j’ai écrit ce livre », in Ecritures et Spiritualités).

         Car Jean-Pierre Boulic est de ceux qui refusent de baisser la garde, n’ayant pourtant pour seule et unique arme celle que nous donnent la parole et la hauteur du cœur. Et il ajoute, dans le même texte de présentation : «  Il s’agit alors de découvrir, voir, sentir, toucher, contempler la profondeur du mystère de l’existence que l’humble parole de la poésie peut apprivoiser pour susciter au monde un choix de liberté et de dépassement. Ce recueil, écrit d’une veine simple et fraîche, ouvre à l’âme un passage et donne en partage au lecteur l’enchantement « d’un chemin de simplicité » aux couleurs d’un Finistère intime. »

         Voilà qui donne, en quelques mots, la couleur, le ton et l’ambition de ce recueil dont il faut dire, avant toute autre chose, qu’il saura, d’un bout à l’autre, s’accorder à ses intentions et tenir ses promesses.

         « L’humble parole de la poésie », Jean-Pierre Boulic en sait le prix car, comme en tout art, l’apparente simplicité est le fruit qui se gagne dans la longue expérience de sa pratique, dans la patience et le secret du très persévérant travail. Si Guillevic comparait volontiers son « métier » de poète à celui de l’humble menuisier, Jean-Pierre Boulic préfère, quant à lui, le comparer à celui du potier. Poète-artisan, en effet, est ce Potier de la lumière / Aux mains légères, qui pétris et façonnes les corps les jours / De ton désir d’aimer / Dans un geste qui accomplit / L’élan de la création.

         Potier, sans aucun doute, et le poète reviendra sur cette image à plusieurs endroits du recueil : Tu es ici / Potier des mots / Sous la lampe de l’âme / Façonnier du poème. Mais le geste attentif des mains, au sein même du texte dont nous venons de citer quelques vers, se trouve étroitement associé à l’idée de « souffle » (dont nous retrouverons aussi ailleurs bien d’autres occurrences) : potier est le poète, Tirant de rien choses petites / (…) Par toute l’argile de l’âme / En minces litanies / Où se penche le souffle / D’une infime brise de terre. Souffle d’une brise qui inspire la voix du poète, qui lève les cris invisibles de moineaux, qui écoute / Le sourire de l’ange, Propage l’éternel / Au ras de terre et ruisselle au verger des heures. Souffle encore, léger, dont l’herbe se dégourdit les yeux et qui murmure la souffrance de l’Amour de ne pas se croire aimé. Et quand s’affiche la beauté / De cette terre, que sur la page blanche, vierge encore de mots, Ton vécu devient souffle, ce souffle-là, c’est celui du poète, qui anime ses mots dans la forge de sa parole et qui sent s’en venir un souffle / Avec la haute mer. Mais c’est d’abord, et avant tout, celui du Verbe, souffle de vie par lequel Dieu, ce Potier souverain, ayant pétri la glaise entre ses doigts, ayant soufflé sur elle, anime les êtres vivants, exprime sa présence et sa puissance vitale dont le poète se doit de rendre compte, à sa mesure, en en témoignant par ses mots, par le si peu de pouvoir dont il les sait capables mais s’efforce de leur donner : Quel miracle / Quelle rencontre aveugle / D’inattendue présence / Se glisse en louange / Au souffle juste / De ton verbe pauvre.

         Car Jean-Pierre Boulic sait très bien encore que c’est dans l’humilité de sa pratique poétique, dans ce patient et obscur pétrissage du verbe qui ne prétend à rien autre chose que chanter la beauté du monde, rendre grâce au miracle de l’existence, que se trouve la pure vérité du cœur, sa véritable dimension d’amour qui fait la vraie vocation d’homme. Potier ou forgeron, il lui faut Travailler / Dans l’effort / Sur l’enclume de papier / Des ébauches de mots / Et de vie. Quoi qu’il en soit, le travail humble du poète, tel que celui-ci le conçoit, c’est inlassablement traquer, dans la présence des êtres et des choses, au ras de l’herbe, à fleur d’écorce, L’étincelle d’un rien qui Enchante les lueurs du matin, et creuser la voix du silence / A la source des mots. Minces en effet sont les sujets dont Jean-Pierre Boulic fait poème, de grande légèreté toujours et de fragilité extrême : une sente que foulent les pas, un rayon de lumière sur le feuillage, une bergeronnette sur une branche de sureau, des abeilles sur les bruyères, les couleurs du genet… Il ne lui en faut pas plus pour desceller notre regard, nous entraîner très loin. Il voit dans le soleil qui se mire dans l’océan L’intraduisible couleur de l’éternité, et dans un cerisier sauvage un oiseau qui s’ébroue à tire-d’aile / En vue de son ramage, ou dans cet autre oiseau, tombé d’un sycomore, un fruit inconsolé. Il voit, dans ce que lui offre la fréquentation d’une vie simple, et quoi qu’il en soit, le signe de quelque chose, Le parfum qui s’épanche / Des êtres et des choses, la lumière des jours et les couleurs des heures à la cime desquelles il faudrait s’efforcer de vivre plus souvent. Quelque chose de la face cachée de la réalité sensible, qui nous appelle, au-delà du silence du temps, nous subjugue et demeure innommé autant qu’inépuisable. Car il faut se tenir au plus près de la réalité du monde pour espérer entrer, un tant soit peu, dans le mystère des choses.

         « Un rien enlumine les heures pour celui qui a le cœur ouvert à la reconnaissance et à l’émerveillement », écrit François Cassingena-Trévedy dans sa préface au recueil. Et il ajoute : « Le chemin de crêtes, le chemin d’altitude qui se propose ici, n’est pas un chemin de superbe, mais, tout au contraire, un chemin de simplicité. Un chemin d’intériorité aussi, car c’est en se recueillant que l’on perçoit l’impressionnante majesté des Heures qui nous sont gratuitement données. » Chemin d’altitude en effet, sur lequel Jean-Pierre Boulic nous accompagne plutôt qu’il nous guide, car il ne dépend que de nous, pour peu que nous voulions répondre à notre faim d’émerveillement, de suivre ce chemin dont il pose pour nous les balises. Alors, peut-être pourrons retrouver la saveur intacte du monde, en redessiner notre approche, hors du doute et du désarroi dont les ombres portées le disputent si âprement à ce qu’il contient de lumière.

Michel Diaz, 19/03/2022

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *