Le Verger abandonné, Michel Diaz, éditions Musimot, 2020, Préface de David Le Breton
Lecture par Jean-Paul Bota – Note de lecture, in le N° 81 de Diérèse (mai 2021)
Silence aux castagnettes du pommier* dit Michel Deguy. On pourrait tout aussi bien dire aux arbres d’Ulysse. Qu’il ne reverra pas. Et pour cause puisqu’il ne reviendra pas à Ithaque, il ne peut qu’entendre leur silence. Celui de l’absence. La sienne. Et s’il perçoit quelque chose, l’envers du silence, il ne peut l’entendre qu’en pensée sinon en rêve :
Je l’ai revu encore [le verger], dans mon rêve de cette nuit, silhouettes trapues, brûlant par flammes courtes, qu’une pluie d’orage soudain étouffait.
Non, rien ne sera comme dans L’Odyssée où Ulysse rencontre trois jardins : celui de Calypso (Chant V), celui d’Alcinoos (Chant VI) et enfin celui de Laërte (Chant XXIV) dans lequel a lieu la scène de la reconnaissance du fils par son père et par lequel se clôt l’épopée. C’est moins peut-être par la cicatrice laissée jadis par un sanglier que grâce aux arbres qu’il lui a appris à nommer et à reconnaître que Laërte y reconnaît son fils. La scène ne se produira dans le livre de Michel Diaz qu’en imagination et sous la plume d’Ulysse dans la deuxième lettre qu’il adresse à son père où il imagine leur prochaine rencontre au verger et où le héros d’Homère devra entre autres prouver son identité :
(…) je te dirai, avant même d’y pénétrer, les dimensions exactes du verger, le nom des arbres qui le peuplent et de quelle manière rangés.
Le silence, pour y revenir, c’est aussi celui d’Ithaque jamais nommée. Et celui des lettres d’Ulysse justement, ce dialogue silencieux. Au nombre de dix-huit. A Pénélope, Laërte donc et Télémaque. Portant toutes, à l’image de la lettre à son père, sur l’annonce de son retour prochain, touchant au verger et que redoublent l’absence de date et la non-signature. Des lettres sans réponse. Ce qui équivaut à un silence bien plus fort encore que celui des missives d’Ulysse et que multiplie le nombre des destinataires. Et si bientôt il ne reste de son identité première ni même de ses raisons d’être, sinon un renoncement progressif, une volonté de faire de son exil une errance perpétuelle au bord du monde (extrait de la préface), oui, disparaître à jamais. Et s’incliner au bord du monde. / Pour ne plus jamais revenir (page 66), c’est bien le bord encore cher à Michel Deguy que l’on retrouve là. Pourquoi revient cette formule aimée / Au bord du monde encore une fois**. Alors Ulysse dit-on qui fonda Lisbonne, ce qui expliquerait l’origine du nom de la ville (Olissipo), cet Ulysse moderne et son non-retour à Ithaque, une sorte de voyageur immobile à l’égal de Pessoa ?
Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part écrit-il dans sa dernière lettre à Pénélope.
Cela encore, tout autant que cet Ulysse qui eut entre autres le nom de Personne, est-ce le format du livre à l’italienne qui me fait songer à cet extrait de Lagune de Joseph Brodsky (Poèmes 1961-1987) *** :
Et monte dans la chambre à bord, par la coupée
le pensionnaire, flacon de grappa dans la poche,
l’anonyme absolu, l’homme en imperméable
et qui a tout perdu : patrie, mémoire, fils.
Le verger, l’automne qui désigne au sens figuré en littérature la vieillesse et le déclin et qui par là-même renvoie peut-être à un Ulysse vieillissant et renonçant.
* Blasons in Donnant, Donnant (Poèmes 1960-1980), Collection Poésie/Gallimard, 2006
** Bord in Gisants (Poèmes III, 1980-1995), Collection Poésie/Gallimard, 1999
*** Joseph Brodsky (Poèmes 1961-1987), Gallimard – Du Monde entier, 1987
Jean-Paul Bota, octobre 2020