PIERRIER, Claire Desthomas-Demange
Editions Musimot (2019)
Chronique publiée sur le site des éditions Musimot, octobre 2019
Claire Desthomas-Demange aime la montagne. Nous le savons depuis ses Carnets de montagne (Musimot, 2016). Elle en aime ce qui nous propose un dépassement de soi-même, ces défis qu’on se lance et qui impliquent qu’on se mette parfois en danger. Le pierrier, « éboulis dénudé, sans végétation, sans fleur, juste du caillou, dur, sombre, hostile », autant que les autres obstacles et difficultés que suppose l’affrontement à la montagne, participe à la prise de risques puisqu’il est avéré que « sa dangerosité, son hostilité, son imprévisibilité sont des repoussoirs », que le marcheur « a du mal à y trouver un chemin stable » et que la chute ou l’accident y sont à tout moment possibles.
Et pourtant, parent pauvre des paysages de montagne que l’on assimile le plus fréquemment à la solennité de leurs sommets et à la fierté de leurs cimes, il est réduit, par ignorance, à ce que sont les coulures de neige pierreuse aux marges du glacier, aux cailloux malmenés par la vague sur la pente de son rivage, ou aux branches mortes tombées des arbres après un coup de vent. C’est-à-dire qu’il n’apparaît, aux yeux de qui n’a pas à l’affronter, que sous la forme d’un « éparpillement groupé / cohésion sans jointure », un rebut d’éléments disparates et de peu d’intérêt, qui ne jouissent ni de la grandeur, ni du respect que l’on accorde par ailleurs aux aspects plus spectaculaires des lieux de l’altitude. Mais C. Desthomas-Demange redonne au pierrier ses lettres de noblesse, en lui rendant la part qui lui revient dans la composition des paysages de montagne : « Le pierrier a l’âme / du guerrier / qui jamais ne cesse de lutter / et barre le chemin / à celui qui le cherche / à celui qui se cherche. » Il est aussi bien « porte étroite / choisie par le soleil / trébuchant hoquetant », mais lieu encore des métamorphoses du monde minéral et de la vie présente en toute chose : « Pierrier silencieux /pierrier immobile / pourtant / les pierres bougent / les pierres chantent / un instable petit caillou / glisse dans un interstice / siffle un air de chute / à la face du gris / allume une étincelle / unique. » Il est aussi, derrière son image d’apparente immobilité, d’avalanche de pierres à jamais figées, l’image même de l’imprévisible, de l’aléatoire, milieu toujours en devenir, figure de l’instable qui « bat en brèche toutes les certitudes. » Figure d’une permanence qu’on croirait volontiers éternelle, mais ne fait qu’obéir aux lois obsédantes du Temps, de ce qu’il impose de destruction et de perpétuelle recomposition des éléments de l’univers : « Le vent se lève / la pierre demeure // malgré la bourrasque // sans lendemain / sans savoir son destin / avec ses bris d’histoire / mais sans passer // fidèle à sa pente / épousant son naturel. »
L‘impermanence, l’incertitude en la durée de toute chose, l’imprévisibilité dans l’ordre obscur de l’univers, sont les pensées qui fondent l’essentiel des philosophies et de la culture japonaises. La conséquence en est que les hommes n’ont d’autre choix que celui de se faire petits et humbles devant les aléas des phénomènes naturels, de s’en prémunir en s’y préparant, comme on accepte de considérer que les forces de la Nature sont plus grandes que les humaines, que celles-ci, toujours, sont soumises aux premières, et qu’il est vain de décider d’en prendre le contrôle. La Nature nous dicte ses règles, incontournables, inflexibles, qui sont celles du cours du Temps et de l’impermanence, de l’aspect éphémère des choses qui se cache sous l’illusion de leur apparence d’éternité. Ainsi pense aussi le pierrier auquel C. Desthomas-Demange prête ces mots : « J’aspire aussi à l’éternel / malgré ce corps écartelé / mon âme minérale / contemple / embrasse / la vallée. » Un corps qui ne peut cependant que « se défaire / en découdre » car toujours « s’émiette / un reste d’altitude / descellé / par le flamboiement de la terre. »
« Le pierrier, écrivait l’auteure, dans les vers que nous citions plus haut, « barre le chemin / à celui qui le cherche / à celui qui se cherche. » Car marcher, se chercher et se perdre pour mieux se retrouver, faire effort de passer les obstacles qui barrent le cours de nos vies, est démarche des existences qui veulent être responsables d’elles-mêmes. La fréquentation des montagnes permet ainsi qu’une patiente et humble marche intérieure s’accomplisse en nous. Ces cheminements de solitude vers l’intérieur de l’être et le secret des paysages, ces circulations vitales qui le parcourent, d’ascensions physique en ascensions vers un peu plus haut et plus loin que soi-même, c’est cela approcher l’invisible, le mystère des voies de la Nature, tenter de s’accorder au monde.
Michel Diaz, 09/10/19