« Juste au delà des yeux », « Aux passants que nous sommes », « Né de la déchi- rure», trois traductions en images d’une traversée singulière à l’intérieur de la matière, trois titres en équilibre (instable ?), un même auteur, Michel Diaz, pour les éclairer.
Le lien établi par l’écriture nous invite évidemment à nous mesurer, non pas au défi périlleux de l’analyse comparative mais peut-être à nous pencher sur la nature de ce lien, en déceler, au-delà de l’expression unique de la poésie à travers ce poète en particulier, au-delà même des spécificités d’un style entre tous reconnaissable, ce qui s’attache en propre au travail de chacun des artistes pour en révéler l’intime.
Cette part révélatrice de ce que dit l’image par-delà sa représentation est d’autant plus perceptible à la lecture que les trois ouvrages abordent des mondes concomitants mais distincts, empilés dans l’espace du rêve intérieur et n’ayant en commun que des frontières mouvantes où mêler leur souffle.
Cette configuration spatiale des trois univers rappelle étrangement la répartition en trois zones du script dans l’analyse graphologique qui, en dépit d’une objectivité pour le moins incertaine, peut ici être utilisée comme grille de lecture des textes entre eux.
L’étude graphologique définit ainsi trois zones de l’écriture : une zone contenant la partie médiane du script , le corps de l’écrit, surmontée par la couche supérieure constituée par les hampes et assise sur la zone inférieure des jambages et barres verticales.
Chaque zone, plus ou moins accentuée selon les individus, renseigne sur un certain nombre de tendances du caractère de la personne étudié. Il est évident, par exemple, qu’une zone médiane occupant tout l’espace du script ne signifiera pas la même chose qu’une écriture hypertrophiée en haut ou en bas. Et ce sans présumer des aspects positifs ou négatifs que peuvent avoir ces déséquilibres.
Schématiquement, la partie supérieure concerne les forces ascendantes du psychisme, les aspirations, les rêves, l’immatériel, le sur-moi en psychanalyse. La zone centrale du script s’attache au corps dans sa confrontation au réel, les besoins et plaisirs de la chair, l’attachement aux valeurs sûres, notamment dans le domaine affectif. C’est le « moi ». La couche inférieure plonge dans le secret de l’inconscient, les pulsions souterraines et les germinations à l’œuvre. Elle constitue le domaine de la création, le « çà ».
Mais revenons aux textes et tentons de les disposer, à l’image du script, selon le principe des zones. Leur place respective est évidente. « Aux passants que nous sommes» occupe la zone médiane, «Né de la déchirure » la partie supérieure, tandis que « Juste au delà des yeux » se tient résolument dans l’espace inférieur. La facilité avec laquelle chacun des textes se positionne s’explique à la fois par l’identité forte du travail des artistes mais aussi et surtout par l’étonnante proximité du poème avec le cœur de ce qui la fonde.
«Aux passants que nous sommes» montre «l’insaisissable évidence d’une pure et non moindre réalité », dans une immobilité close, étrangère au vivant, nous renvoyant à la conscience douloureuse de ne pouvoir pénétrer véritablement le monde. C’est le « moi » condamné à l’exil permanent, empêché d’accéder à la beauté la plus intense par l’entrave de la banalité désolante où elle finit toujours pas sombrer. Cette intimité des contraires, chaque photographie la porte à son paroxysme de réalité. Le texte n’a de cesse d’interroger cette tension murée à l’intérieur des choses, où s’affrontent sans combattre l’éternité et le néant. Mais il nous promet leur conciliation (réconciliation ?) touchant par le verbe l’harmonie d’un étonnement qui nous serait donné par la simple et miraculeuse présence du réel. En ce sens, le poème est particulièrement poignant.
Rien de comparable au-dessus, où « Né de la déchirure » a pris la voie (voix ?) des airs pour échapper à la pesanteur. Ici, rien ne parvient à retenir l’expansion du bleu qui lentement mais surement se dilue, aspire à la transparence, à l’immatériel. Jamais pourtant il ne disparaît pas tout à fait, la plus infime de ses traces affirmant une présente autrement plus prégnante que celle que manifestent avec fureur les mondes mortels, dans leur désir obsessionnel de durer. L’image de l’arbre ici apparaît dans son mutisme, face à son propre martyr. « Un ruban de fumée bleu monte au ciel indifférent » car on ne peut détruire ce qui, au cœur de l’aubier, circule entre ciel et terre, tous ces murmures en réseau que le vivant répand en bleu depuis les origines.
Indifférent au temps, partout et finalement nulle part, ce bleu omniprésent reste néanmoins attentif aux moindres signes dont il borde l’apparition et veille à l’épanouissement, comme un dieu le ferait pour la plus misérable de ses créatures. Le poème palpite de cette considération, exprimée à travers de toutes petites attentions, portée par des bonheurs minuscules, dérisoires au regard de son immensité, mais vitale pour l’équilibre du tout.
Mais que serait tout cela sans les combattants de l’ombre de « Juste au delà des yeux » ? Et reprenons, à ce propos, ces lignes de notre préface : « […] toute la grandeur de l’ouvrage est de remonter à la racine primordiale de l’espoir plantée au cœur de toutes choses, en accompagnant chaque figure avec une infinie compassion vers un sacrifice consenti mais porteur de germe de résurrection./ Héros cuirassés de pourriture noble, soldats promis au champ d’honneur de leur propre métamorphose, ces végétaux en gloire s’abandonnent au combat que livrent en eux-mêmes les forces conjuguées de vie et de mort… »
Nous ajoutions que « ce théâtre d’opérations originelles, où se joue symboliquement et à chaque instant la recréation du monde, textes et images en dévoilent magistralement le décor vertigineux. Espace d’une mise en scène universelle, le cercle imperturbable du recommencement, comme l’écrit l’auteur, s’élargit sous nos yeux de l’humble légume à l’infini. »
Un mot enfin sur l’étonnante constatation concernant les titres. Au regard de ce qui précède, nous pourrions tout à fait envisager de modifier leur attribution. Avec la même cohérence. «Aux passants que nous sommes » deviendrait « Né de la déchirure » qui prendrait alors le titre « Juste au delà des yeux » lui-même remplacé par le premier cité. Ces changements sans trahir en aucune façon le contenu des œuvres montrent à quel point elles sont liées en triptyque. La chance a voulu que ce soit un même poète inspiré qui le réalise.
Laurent Dubois