Ce texte, lu le dimanche 10 mars 2019, à l’occasion de l’exposition des deux artistes, la photographe Rieja van Aart et le peintre Haider, au château de Mosny, dans le cadre du Printemps des poètes 2019, a été inspiré par la série de photos de R. v. Aart intitulée « Le plat pays ».
PLAT PAYS
Photos de Rieja van Aart
Terres livrées à leur première nudité, rendues au règne minéral, règne d’une angoisse archaïque et sans nom, ou celui d’une attente innommable, immémoriale autant qu’inépuisable. Où est-on, en ces lieux, où nous perdons tous nos repères ? Où se perdent ces liens affectifs qui, face au monde nous rassurent ou, face aux signes qui le représentent, nous renvoient à l’énigme de ce que l’on appelle la réalité ?
De cette énigme du réel, entre fiction et onirisme poétique, et tout au long de son parcours d’artiste, Rieja van Aart nous en propose la vision hallucinée.
Ce qui s’impose donc ici, dans ces images, c’est le règne minéral. Perte de chance, perte de vie, perte à perte de vue. Aucun simulacre à poignarder, aucun fantasme à dépister. Nous sommes là, environnés d’aucun mort regretté ni d’aucune espérance à poursuivre. Nous sommes là, sans âge et sans mensonge. Comme seuls dans la solitude, avec le couteau, le pain et l’eau. Accoudés à la table d’une vérité que nous pressentons, une vérité dépouillée jusqu’aux os, et qui n’a qu’elle-même à offrir.
Paysages d’un plat pays où l’eau creuse de longues veines précieuses dans l’ombre de sable.
Nous nous incrustons lentement dans la nuit à venir, ce qui s’annonce dans le crépuscule. Aucun chagrin n’a résisté aux occultes virulences. Loin des pierres, dans leur centre. Les épines de nos questions n’ont connu de plus belles raisons de s’anéantir. Un fruit, la nostalgie ou le remords, et de quoi ? Comme une capsule de lumière. Et la couronne d’inquiétude au centre avec la couronne d’épines de notre condition. Immense lumière froide qui jette sur la plage des fruits inassouvis, en loques, juteux avant-coureurs de la mort, ou débris de tout ce qui fut. C’est toute la pauvreté du paysage. Les faits inassouvis. Ce qui demande à être dans les temps accomplis.
L’absence de rêve, ni grave ni triste. Mais à jamais rocheuse et ensablée, veinée d’époques lointaines et de courses à la mort. Immuable mélancolie des couvertures d’eau qu’un dormeur attardé au bord de son sommeil tire jusqu’au cou. Mais, bras dessus bras dessous, les vagues s’en s’ont allées des lieux de la pensée et n’ont laissé au goût salin que leur frileux souvenir de soleil.
Silencieux, derniers témoins d’une beauté sans artifices, les yeux échangent des lumières avec un horizon inaccessible. Et les fantômes des vivants retrouvent leur posture placide au creux de l’oubli. Toute la désolation immensément phosphorescente d’une main tendue à un tournant de la mer.
Qui donnera la paix, quel soleil à éclipser, passant le tranchant de sa lame à l’intérieur du cœur ? Une idée de désert éternel plane sur ces espaces, un immense concert de silence, au-dessus duquel un astre échevelé et invisible flotte, certains diront horriblement, inexplicablement suspendu. Suspendu comme le bien dans l’homme, ou le mal dans le commerce d’homme à homme, ou la mort dans la vie. Force planante de désolation. Car un ciel de Bible est dessus où courent des nuages blancs. Mais les menaces de ces nuages. Mais les orages qui noieront de pluies ces paysages d’avant-monde, ou d’après-monde, on ne le sait. Mais l’ombre portée de la terre, et son éclairage assourdi et crayeux. Mais l’air léger, comme un suspens du souffle, et raréfié. On n’attend ici que le vent. Qu’il s’appelle amour ou misère, il ne pourra guère s’échouer que sur une plage d’ossements.
Ici, le temps comme arrêté. Clarté d’un jour de l’après-guerre et pour ses âmes en errance, ou clarté pour ceux-là qui ont encore faim des aubes à venir, pour ceux qui persévèrent à rêver et pour ceux dont le cœur a toujours ses raisons.
Ici, on déchire dans tous les sens ces images de soie et d’or, on regarde au plus loin que les yeux peuvent voir, on rêve de bonté, on marche sur des pierres gémissantes, sur les oiseaux tombés des dernières marches de l’espérance, sur la robe de la beauté qui résiste encore à la nuit, s’obstine à faire vivre ces éclats, de l’esprit et du cœur !
Et quel silence ! Qu’on voudrait écouter encore, et qu’on voudrait toucher pour s’assurer que ce n’est pas un rêve, et lui apporter un peu de ce souffle, un peu de la respiration du grand animal bien aimé qu’est le monde assoupi dans son immense, et peut-être dernier crépuscule.
Regarder ces photos, c’est lentement remonter le fil apparemment à l’abandon de signes, des signes d’émotion par lesquels nous retrouvons leur brume de matière initiale et leurs traces d’outre-mémoire.
En deçà du corps et du cri, au-delà de toute parole, se donne la matière d’un langage entre ruine et éclosion, ces signes d’avant toute prononciation et désignation, qui semblent émerger du plus intime et peut-être du plus confus de la conscience de l’artiste, mais qui nous rendent, palpitants et comme écorchés, à notre condition première d’êtres de terre, traversés de souffle vital et dévorés de temps.
Michel Diaz, 05/03/2019