LA PEAU SUR LES MOTS – Brigitte Guilhot – Hafed Benotman
Editions SKA (2015), format numérique, 101 pages, 3,99 €
Chronique publiée sur le site des éditions SKA
« D’octobre 2004 à mai 2007, alors que celui-ci était emprisonné à Fresne, Hafed Benotman, alias H. B. Murdos – et Brigitte Guilhot, alias M. B. Lupa – ont entretenu une correspondance intense ponctuée de rendez-vous au parloir qu’ils appelaient le cube. Entre recueil poétique et récit fragmenté, La Peau sur les mots rassemble des extraits intimes de cette correspondance passionnée de haute volée littéraire. Il y a chez ces deux-là une fascination réciproque née de l’Ecriture, un « Jeu du Je » en miroir si puissant qu’il traverse les murs de l’enfermement et touche leurs corps. C’est un ballet intime d’une érotisation et d’une sensualité exacerbée par l’attente de la distribution du courrier et des face-à-face entre les quatre murs du cube. » [Documentation internet – SKA Librairie]
Il est difficile de ne pas penser, à la seule lecture du titre de l’ouvrage composé par Brigitte Guilhot, au recueil du poète Bernard Noël, La Peau et les mots. Ce parallélisme syntaxique va au-delà de la simple coïncidence puisque, toute comparaison gardée par ailleurs sur le genre, la forme et le fond, il s’agit bien, dans les deux cas, d’une écriture qui engage l’être dans son rapport le plus étroit et le plus profond à l’écriture, qui implique un rapport physique avec elle, un affrontement où se joue quelque chose de la vie même et où la mort s’inscrit en filigrane dans le sang de l’encre.
Dans La Peau ET les mots, la conjonction de coordination traduit la poétique de B. Noël, écriture qui est « écriture du corps en action », c’est-à-dire écriture qui, s’observant et s’interrogeant elle-même sur ce qui survient d’un non-dit/non-dicible qui recule dans l’ombre à mesure, y voit ce qui, dans l’émergence, se trace sous la main, effaçant la trace d’un « je », toujours autre, qu’elle révèle en ne faisant, tout compte fait, que suivre une sombre ligne de mort.
Presque à l’inverse, dans La Peau SUR les mots, l’adverbe « sur » traduit l’idée, non d’une superposition qui voilerait l’insoutenable de ce qu’est l’acte même d’écrire, mais d’un recouvrement, dans les deux sens du terme. C’est-à-dire, d’abord, tentative exaltée de greffer sur les signes de l’écriture (ces traces vidées de nous-mêmes aussitôt que posées sur la page), ce qui ruisselle de la voix, lui donne corps, souffle et vie. Et c’est alors, par la seule vertu de cette opération de la parole, que l’absence pourra recouvrer son poids d’os et de chair, de désir et de frustration, autrement dit charger les mots d’investir de présence ce qui, dans la parole, se contente ordinairement de le représenter.
Ce rapport au langage, cerné déjà par Mallarmé, au-delà d’un échange de lettres (qui, malgré son ardeur et sa densité, ne pourrait nous paraître qu’anecdotique, purement personnel) pose ici la brûlante question du rapport de la poésie – au sens premier du faire – à la langue et, par là, de leur relation au réel (à l’absence incomblable de cet « aboli bibelot »), à ce qu’elle espère toujours en saisir, en comprendre, en traduire, nous restituer, dans son immanence, de son intime et insaisissable présence.
Cette question, qui pose l’Ecriture de La Peau sur les mots comme essentielle à son projet, est explicitement mise en avant dès l’entrée de l’ouvrage, sous la plume de Lupa : « Non, je n’ai pas peur que nous retrouvions tous les trois (Toi, Moi et l’Ecriture). Je suis intriguée de ce que nous allons devenir. J’espère que nous serons à la hauteur, car c’est là un grand destin A TROIS. » A ce stade, le rapport mallarméen à l’écriture s’inverse, me semble-t-il, pour revendiquer son rôle orphique et apollinien, car ce ne sera plus tant la main qui écrit, que l’écriture et la parole qui, se faisant corps et main, seront capables de donner « peau et matière existentielle » aux mots, les illuminant de pouvoir créatif dans une dimension quasi épiphanique. « … à travers mes mots, écrit encore Lupa, mes pensées, mes écrits à toi et au monde, et les tiens, bien sûr, au monde et à moi, je sens que je touche et vais toucher de plus en plus un autre niveau de réalité d’Etre. » Ne plus être celui ou celle qui écrit, mais celui ou celle qui est écrit, un être que révèle l’Ecriture et qui ne prend corps que par elle, car « j’ignore tout de ce que je vais écrire désormais, de ce qui va m’écrire. » C’est en cela, dans cette attention à ce qui se parle et s’écrit sans nous et gît au plus profond, que B. Guilhot rejoint la problématique que B. Noël ne cesse d’explorer tout au long de son œuvre.
Ainsi, dans cet ouvrage, l’Ecriture n’est pas seulement le liant entre ces « Toi » et « Moi » qui correspondent, mais le personnage majeur de ce livre, celui qui donne chair et voix à l’un et l’autre, les réunit et les dépasse en ce qu’il est la seule chose par quoi ils pourront véritablement exister, quitte à lui accorder tout pouvoir sur eux-mêmes. D’ailleurs, Lupa le dit encore explicitement : « Je vais nous anonymiser, ou tenter de le faire pour ne laisser que l’Ecriture. »
Oui, le salut de la relation passionnelle entre Lupa et Murdos, c’est bien l’Ecriture dans ce qu’elle pourrait avoir de correspondance charnelle – non la « littérature » qui donnerait à cet échange épistolaire une dimension travestie sous le faste du style et l’apparat de la formule, dimension dans laquelle aucun des deux ne reconnaîtrait l’autre. Exercice qui ne serait qu’un jeu factice qui justifierait, dans pareille situation, qu’ils le prennent en horreur, qu’ils ne comprennent plus ce qu’ils auraient voulu montrer en y jouant, au lieu de se risquer, comme ils le font ici, sur le fil tranchant du langage, faisant ainsi meilleur usage de leurs mains et des mots. Car se contenter de parler, pour emplir de mots vains la distance et l’absence, n’est que mensonge, ou pire : lâche insulte à la douleur et à l’attente, et gaspillage du peu de temps et des forces qu’il nous faut consacrer à vivre, à essayer de se toucher. Mais cela, cette urgence du dire, cette nécessité d’une sincérité inscrite dans la vérité de la chair, c’est quand on ne veut pas se dérober à la douleur, que l’on choisit de l’affronter de face, comme on fait d’un taureau dans l’arène, qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche en déchirant les brumes dont on s’était d’abord enveloppé, abattant un à un les obstacles, traversant la distance de plus en plus faible – si près soudain qu’on voit son mufle plus large que le ciel. Il faut alors essayer d’embraser la page et, d’une flamme soudain plus haute et plus vive, illuminer le corps de l’autre et son esprit, et lui procurer jouissance, comme quand l’avancée dans le labyrinthe des jours se change en chemin d’espérance, et la pesanteur de l’attente en source de désir. Celui-là qui raidit et durcit le sexe de l’homme, qui imprègne de larmes veuves celui de la femme, mais aussi, et surtout peut-être, le désir qui se tient en retrait du bonheur et de ses tromperies, dans la paix d’une joie provisoire et non exempte de souffrance, mais ici et là lumineuse et souvent plus légère que peuvent l’être les pensées d’un enfant endormi.
Dans ces pages, les mots traversent la distance transparente, et c’est, nous l’entendons, de fragment en fragment, le temps même qui marche, semant de pas en pas les cailloux des questions, des doutes et des certitudes qui font tout le chemin. Le temps, qui fait ces quelques pas, ces quelques autres encore, vers ce qu’il ne sait pas qui peut l’attendre, mais qui demeure cependant le seul chemin possible. Le seul chemin… « Qu’allons-nous inventer, écrit Lupa, dans cette rencontre d’amour pour que nos corps s’abandonnent sans autre forme de contact que ton pouce – un instant – posé sur mon poignet ? »
Ce livre est chant d’amour, mais taillé dans la pierre et rude d’exigence, et dépouillé de tout attrait pour les méandres savoureux du cœur, désencombré de toute mièvrerie sentimentale. Chant d’amour, en effet, et comme l’écrit Anne Bert, « La conversation intime empreinte de poésie n’est ni romantique ni aveugle, au contraire, elle ouvre grand les yeux sur le monde et tente l’expérience de l’intime connexion en évitant l’écueil de l’épuisement amoureux. »
Livre cruel encore, c’est-à-dire lucide et incisif, et quelquefois brutal, comme l’est l’amour même quand il doit de débattre contre le temps qui le menace, la lassitude, la fatigue et tout ce qui le rend destructible. Mais il est chant « d’amour courtois », au sens où, dans la poésie courtoise médiévale, l’interdit moral de l’acte sexuel entre les deux amants (devenu ici interdit social) exaltait leur passion réciproque et exaspérait leur désir, laissant ainsi toute la place à ce qui, peut-être, est essentiel à tout amour : la personne de « l’autre », rendue à la vraie nudité de son être, et l’imaginaire fantasmatique qui ne reste jamais à l’abri cependant des dangers vénéneux de son idéalisation . Ou, pour le dire ainsi : l’occasion de creuser la vérité de « l’autre » en en faisant l’objet de l’Ecriture, d’éprouver SOUS la peau la vérité des mots, en mesurer à chaque instant le degré d’authenticité, et en même temps laisser libre champ, autant que faire se peut, à l’imaginaire érotique et au théâtre des fantasmes. C’est encore Lupa qui écrit, consciente que l’imaginaire pourrait prendre le pas sur la réalité, mais semblant tenir à distance la possible dérive : « Je suis assez tordue pour aimer trouver plus de chair à ton absence qu’à ta présence, car c’est dans l’entre-deux de nos corps que nomos s’incarnent. » Cet entre-deux où tout se joue, et on pourrait l’entendre aussi dans son sens érotique.
Mais l’amour, s’il se veut de haut vol, peut-il subir l’épreuve de la rencontre des deux corps sans risquer de voler en éclats ?… Y en a-t-il, d’ailleurs, de cette espèce, qui ne vaille que s’il ne vole pas en éclats ?… Ne vaut-il pas plutôt de survivre, non par le renoncement, mais par la fuite salvatrice qui le conserve indemne de toute souillure et de toute désillusion ? On ne fait que rarement un voyage en amour à travers des ciels qui seraient de plus en plus clairs, au défi de toutes les lois de l’ombre. Au mieux, on tombe des hauteurs du cœur, aveuglé d’un excès de lumière. Et puis, à ramasser les tessons et débris des pensées et des mots, des pulsions et des sentiments qui se heurtent et se frottent les uns aux autres en dispersant leurs étincelles, on ne fait pas l’éternité. « Elle est en allée. Quoi ? L’éternité » a déjà écrit Rimbaud. Il faut être bien naïf pour se croire sauvé par le bleu du ciel et les sauvages pulsations de l’élan amoureux.
Ce texte nous essuie les yeux et nous lave le cœur de toute tentation de la facilité. C’est cela qui en fait le tragique, la force et la beauté. On dira la grandeur. C’est de cette grandeur que ce livre se revendique.
Michel DIAZ