La cérémonie des incertitudes
Alain Duault – Editions Gallimard (2020)
Note de lecture publiée in Dièrèse N° 80
Que l’on me permette, si je dois trouver l’angle de lecture qui me semble le plus pertinent pour cerner le ton et la couleur de ce recueil, de citer ces phrases extraites d’un essai de Jean-Michel Maulpoix : « Ceux que l’on appelle nouveaux lyriques sont, pour la plupart des poètes nés dans les années 50. Cette génération était adolescente à l’époque des avant-gardes. Elle n’a pas participé à la grande fête subversive de mai 68; elle l’a considérée plutôt comme un déroutant spectacle. Elle a par contre commencé d’écrire et de publier dans un contexte de crise et de reflux des idéologies. Elle s’est nourrie d’histoire littéraire aussi bien que de marxisme, de psychanalyse et de structuralisme. Elle a le plus souvent trouvé sa voix contre les bousculades théoriques des décennies antérieures. Elle apparaît plus sage, plus conventionnelle, moins soucieuse d’afficher des signes extérieurs de modernité. » (Un lyrisme critique, 1999)
Qu’Alain Duault soit né à l’extrême fin des années 40 ne change pas grand-chose pour ce qui le concerne. Avec de nombreux autres, comme Jean-Pierre Lemaire, Guy Goffette, André Velter, James Sacré, Benoit Conort, Philippe Delaveau, Jean-Yves Masson, Jean-Claude Pinson, Jean-Pierre Siméon, Yves Leclair, ou Jean-Michel Maupoix lui-même, Alain Duault est l’un de ces poètes très divers qui renouent sans complexe avec ce « lyrisme critique » où le sujet s’exprime à visage découvert, et où le quotidien est invité à prendre place. A travers eux, la poésie française semble se réinscrire dans une tradition plus vaste, moins soucieuse de bousculer le rapport à la langue ou de la malmener, peu soucieuse aussi de céder aux sirènes de ces divers avant-gardismes qui commençaient d’ailleurs à s’essouffler.
Alors « nouveau lyrique » Alain Duaut ? Sans aucun doute, mais toujours ici d’une voix retenue, claire et légère qui ne force jamais le ton, entre bucolique et élégie, dans une langue poétique proche de la prose, et qui semble couler de source, sans intellectualisme déplacé, une écriture qui adopte parfois des transparences de chansons, le plus souvent teintée des ombres de la nostalgie ou de celles, plus graves, d’une douloureuse mélancolie. Ainsi, par exemple, ces vers :
« Je naissais chaque matin comme le premier des hommes / Il faisait peut-être bleu quelque part mais ici les fenêtres / Etaient peintes en noir sur la cour j’avais la tête entourée / De guêpes et de miel… »
Ou encore ceux-là :
« Il n’y avait rien à comprendre c’est bien souvent cela / La vie : les pierres tièdes sous la peau des pieds nus / L’odeur du pain qui grille jusqu’à l’or cuivré le livre / Qu’on ne voudrait pas finir et soudain c’est la fin »
Il est vrai, ainsi que le souligne Monique Labidoire à propos de cette cérémonie des inquiétudes, que le poète ici « atteint une maturité qui le conduit inexorablement vers la finitude, même si la mort, la disparition, le néant, l’au-delà ont déjà été évoqués dans son œuvre. » Mais si dans les autres ouvrages d’Alain Duault la fatalité de la vie concernait plutôt des destinées particulières, elle touche, dans celui-ci, et tout du long, à l’éternelle destinée humaine. Et M. Labidoire d’ajouter, plus loin : « Cette certitude inquiète lui fait saisir – parfois avec plus de légèreté – les instants féconds et heureux tirés de son expérience vitale. Il nous engage avec fougue dans une célébration de l’amour et de la beauté en orchestrant tous les arts qui vivent en lui, poésie, musique, peinture, chant. »
Et c’est bien cette « expérience vitale » qui fait la densité de ce recueil où, partagé entre l’inépuisable beauté des femmes, les émerveillements de l’amour, cette « manière de mystère qui renverse et mélange tout », et les déceptions et désillusions qui nécessairement l’accompagnent, comme les chagrins de la vie, les pertes, les deuils et les inquiétudes de l’âge, le poète nous entraîne dans ses voyages, le fjord de Stockholm, Venise, Hambourg, Hammamet, Séville, Barcelone ou Manhattan, et nous fait aussi bien partager ses lumineuses ou plus mélancoliques rêveries que ses angoisses et les questions qui le tourmentent. Qu’il écrit qu’en dépit de la dure réalité du monde et de l’obscur de l’existence « tout est parfois si magnifique.» Et, en effet, parfois, face au chaos des jours et face au ravin d’ombre, quelque chose soudain s’illumine, dans quoi le poète trouve quelque raison d’espérer : « Le soleil du matin qui a des rires à tous les rayons / Une femme dont la peau luit dans le noir mon Dieu / Qu’elle est belle : la rivière s’arrête pour la regarder ».
Parfois, dans ces poèmes, ce si lumineux bonheur de l’amour et ce qu’il promet d’ombre lourde apparaissent inextricablement emmêlés, et la vie elle-même devient sujet de vanité : « Un homme et une femme sous un soleil vert c’est / Le premier jour du monde un pommier de rivière / Près duquel ils s’abritent […] // La langue nôtre dit nature morte l’autre langue dit / Vie silencieuse Une rose dans une tasse ébréchée / Des oranges des pommes sur l’assiette ou un crâne // […] Le temps n’atténue pas la souffrance / Il apprend seulement à vivre dans ce saisissement // Cet impartageable fracas de poussière noircie / Brisés : l’éternité dans une larme »
Il n’est pas étonnant, puisque joie et tristesse vont si bien de pair, que s’invite dans un poème le fantôme d’Apollinaire qu’accompagne l’image de Paul Celan penché sur le garde-fou du pont Mirabeau : « On y passe sans le savoir parce qu’un autre poète y / Enjambait la Seine pour retrouver l’or des seins de / Marie Je me demande si Paul a choisi ce pont pour / Mourir ou parce que vienne le temps sonne l’heure ».
Les poèmes de ce recueil ne s’appesantissent pourtant pas sur cette basse continue que le bruit de la mort fait en nous, quand nous suspendons notre souffle pour y prêter l’oreille. Ils nous offrent à partager ces moments rares et précieux de l’existence que l’écriture de l’auteur s’emploie si bien à sublimer, à les inscrire dans une profonde et paisible méditation qui pas à pas, de page en page, travaille à cultiver ce qui en nous, dans l’ombre, recèle cette forme de sagesse que permet malgré tout, contre tout ce qui peut nous faire mal, notre consentement au monde, tel qu’il est.
Michel Diaz, 15/11/2020