Retour sur écoute :
Pierre Dhainaut
Editions Le Bateau Fantôme (2023)
Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)
Ce court livre de Pierre Dhainaut (31 pages) se présente comme un triptyque, au sens pictural du terme, c’est-à-dire un ensemble de trois panneaux dont les deux extérieurs se replient sur celui du milieu. Charpenté comme un tout cohérent dans l’agencement de ses trois sections, il nous propose, à l’instar de l’objet liturgique du même nom, un mode de lecture sans aucune connotation religieuse mais dont le parcours en plusieurs étapes et la destination sont pourtant ceux d’une « instruction » et d’une « élévation » de la pensée, l’invitation à un effort de démarche « spirituelle » nourrie de sensibilité et d’une profonde attention aux êtres et au monde.
Dans la première partie de l’ouvrage, Double pontage, etc, constituée de notations et brefs textes en prose qui évoquent le corps souffrant du poète, sa douleur, le monde froid et oppressant de l’hôpital, Pierre Dhainaut revient sur les fréquents séjours qu’il y a faits, cet espace peuplé de tintements, froissements, cris, râles, plaintes, murmures… d’appels aussi, de bruits de pas, de claquement de portes. Espace où nous parvenons mal à les relier, à les interpréter, où la conscience flotte entre deux eaux, dans une indécision initiale dont les soignants cherchent à retirer le malade au plus vite pour le rendre à cet univers où tout a une place, un nom, un âge et une identité, la « normalité ».
Effondrement de l’être, sentiment d’être au pied du mur, salle de réanimation ou de soins intensifs, doppler, I.R.M. (ce tunnel où la résonance n’est plus de ce monde), douleur lancinante, insomnies, morphine, dispersion du temps et des forces, convalescence, rééducation… oserons-nous parler d’un chemin de « Passion », marqué de chutes et de remise en marche d’un corps « martyrisé » ? Cette épreuve physique autant que morale est pourtant l’occasion, pour l’auteur, de mener par fragments successifs une méditation sur la précarité existentielle et notre éphémère passage dans le temps de ce monde. Cependant, la question majeure qui occupe ces pages, est celle du rôle que la poésie peut jouer en de telles circonstances, dont l’influence mise à rude épreuve ne peut pas s’exercer continuellement. Aussi Pierre Dhainaut interroge-t-il anxieusement le pouvoir qu’a le poème de le réaccorder à ce souffle vital sans lequel les mots ne sont rien, la vie insignifiante : Les poèmes se lèvent et, quoi qu’ils disent, ils délivrent un message de vie. Mais aussi essentielle est la nécessité d’avoir des projets, comme on dit, à long terme, notre mode de vie nous l’impose, mais les poèmes relèvent en grande partie de l’imprévisible. Ecrire alors, écrire, cet espoir de salut, même s’il a fallu longtemps pour que je puisse me remettre à écrire, que l’acte lui-même, tenir un crayon, poser la main sur une feuille, soit possible, que j’y reprenne goût.
Tous les jours, le jour, est la partie « centrale » de l’ensemble (dans son sens de « pivot », autour duquel le reste s’articule), suite de neuf poèmes en vers dans laquelle la poésie, en tant qu’acte de création, est célébrée comme fervent moyen de réappropriation du sentiment de vivre parmi les choses animées ou non qui nous entourent, dont les plus ordinaires et les plus humbles (une image ou un mot, un coquelicot, une rose trémière ou un arbre, un galet ou le bruit de la pluie) comptent, pour le poète parmi les signes du réel qui doivent mériter notre intérêt, nous être même présentés « en gloire ». Attentif au présent dans son immédiate proximité, il se veut aussi à l’écoute des bruits, parfois audibles seulement dans l’intimité de l’écoute, des voix qui nous parviennent, comme celle, intérieure, qui nous habite, car ce sont elles qui nous permettent le dialogue qu’il ne faut cesser d’entretenir entre soi et le monde : L’écoute, chaque fois la première, une vie / pour l’apprendre, a la durée requise, / la longueur n’y fait rien.
Une beauté calme, comme apaisée, circule entre les vers de ces poèmes à la maîtrise reconquise, mais comme au ralenti, sans urgence ni pesanteur, avec la grâce des feuilles qui s’agitent : Ne demandons pas quelle est notre route, / nous choisirons la bonne, la pluie / est drue, l’été, sur la peau, sur le sable, / elle est traduite en toute langue, / les mots loyalement s’écoulent, / les épaules se courbent. Les épaulent se courbent certes sous le poids de l’âge, mais en même temps se redressent, car ces textes font route devant une fenêtre ouverte, comme on dit d’une fenêtre de temps, et tout autant ouverte sur le dehors que sur l’espace intérieur du poète. Un temps qui semble concentré dans la seule durée d’un insaisissable présent où seuls paraissent importer le rythme, le souffle, l’intonation, ce qui donne vie et chaleur à la matière du poème, un poème comme assez frêle, / pour se porter de la vue à l’écoute, / pour être, lui aussi, oriflamme. Aussi, ces textes, par la profonde réflexion qu’ils nous proposent sur notre présence au monde et dans leur attention aux mots de la langue, oriflammes justement, ou passe-rose, aulne, saule, alliance, âme, alouette, désoppression, ressoufflement, ont cette capacité d’ouvrir un lieu propice à l’habitation poétique du monde dont parlait Hölderlin.
La troisième partie, La soif secourable, au titre on ne plus explicite, déroule une série de réflexions (exercice fréquent chez Pierre Dhainaut) sur le travail poétique, ses attentes, ses exigences, et la nécessité vitale que la poésie représente pour le poète. Ce sont des réflexions semées et ici et là, sur la surface de la page, à la volée, comme au gré de l’inspiration, rédigées à la deuxième personne du singulier et souvent sur le mode injonctif, adressées à lui-même mais peut-être aussi adressées, ainsi que le fit Rilke, à un (jeune) poète : N’attends pas d’être fin prêt pour commencer à écrire, le poème, en cours de route te rendra, de force, disponible. – Oublie ce que tu voulais dire. Tu te fieras aux seules vertus des mots dans le poème : d’une sonorité à l’autre, par le rythme, l’instrument te conduira, il exprimera ce que tu devais dire. – Ne touche plus à ce poème, il te le demande : si tu ne l’entends pas, tu n’en es que l’auteur, il ne t’a pas transformé, il est sans portée.
S’y pose donc d’emblée la question du poème, de ce qui se passe dans le for intérieur du poète, de la nécessité de ce qui cherche à advenir, avant même que son chant ne prenne forme, dans ce blanc vierge de l’attente, et ce blanc néant du silence qui toujours inquiète la voix qui a su trouver les mots pour l’écrire. Ainsi, pour Pierre Dhainaut, le poème est d’abord « pressenti », annoncé par une émotion qui ne demande qu’à s’exprimer, sans intention préalable ni contrainte: Ne pas contraindre le poème à dire ce qu’il n’a pas envie de dire, l’écrire sans autre intention, qu’il naisse, qu’il s’amplifie. Il s’agit alors d’accueillir (cueillir) et de s’abandonner à cette « nouveauté » d’une parole qui s’invite dans un instant vierge de mots, car chez Pierre Dhainaut, comme chez tout authentique poète, il n’est de chemin de vie que celui du mot, germé comme une graine au cœur même du silence. Un germe étrange qui nous sauve, donnant chair à ce qui se dérobe encore à la pleine conscience et qui se risque dans la voix : Que le chantier reste ouvert, que les souffles interviennent à l’improviste, notre règle exclusive, ne pas nous dérober.
Nous lisons, en quatrième de couverture de ce livre : Un texte est juste en son rythme, et donc fidèle à ce qu’il devrait dire si, auteurs ou lecteurs, arrivant au bout, nous n’avons pas le choix, le seul signe de ponctuation qui convienne, ce sont les deux points :
Une fois la lecture de l’ouvrage achevée, nous ne pouvons qu’en constater l’impossible inachèvement, revenir sur ces pages, en désassembler les « panneaux » pour y construire notre propre cheminement et l’achever, quel qu’il puisse être, par la même ouverture vers cet imprévisible de la vie et la parole que sont les inévitables deux points.
Michel Diaz, 30/09/2023
Cher Michel,
quelle fécondité, la vôtre !
Je viens de relire votre note de lecture sur « Retour sur écoute : », il s’agit de bien plus qu’une note, elle témoigne d’une intelligence parfaite du livre ou d’une connivence rare : je tiens à le dire encore une fois – en vous souhaitant une bonne année, tout amicalement.
Pierre