Palermo – Eric Chassefière

Palermo

Eric Chassefière

Editions Rafaël de Surtis (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)

         Cet ouvrage évoque un séjour de l’auteur à Palerme, ses déambulations le long de la mer, à travers les places, les rues, ses haltes dans les édifices religieux. Des déambulations qui tiennent aussi de l’errance, comme on aime à se perdre dans un labyrinthe et ses méandres où l’on est déjà passé, en un parcours où se superposent les traces de nos passages précédents. Or, il n’y a de déambulation dans l’oubli de soi-même et d’errance dans le seul imprévu des rencontres qui ne soient autant favorables au jaillissement et à l’expansion de la rêverie poétique : il cherche un chemin / la douceur d’un ciel / le silence d’un oiseau, l’étincellement d’un lac // il se sent léger / l’oiseau est en lui / le soir touche ses mains / le voyage s’ouvre.

         Comme dans la plupart de ses livres, les objets attachés à l’espace qui permet cette rêverie ne sont finalement présents qu’en nombre limité, délivrés par fragments, pièces dispersées d’un puzzle, comme autant de repères à peine ébauchés : la mer, le ciel et ses mouettes, les toits de la ville, ses rues, ses jardins, les murs et leur pierres, blanches ou dorées de soleil, les retables et les peintures çà et là contemplés (qui font, eux seuls, l’objet d’une description minutieuse), les heures du matin, du soir, et leurs jeux de lumière, quelques passants, silhouettes, visages à peine entrevus, des accords de musique, des voix, des mots confus, paroles non audibles. La poésie, nous le savons, n’a pas pour fonction de décrire le monde mais de s’occuper de le dire et de « donner des yeux aux mots », comme l’a écrit Octavio Paz. Ecrire pour regarder vivre le monde, nous dit d’une autre manière Eric Chassefière. C’est en tout cas de cette économie des éléments du réel, réservoir déjà foisonnant d’émotions qui ouvrent leurs fenêtres sur l’imaginaire, que cet auteur tire la luxuriance de sa langue et les si nombreuses variations autour des choses vues qui font toute la richesse de son regard et de sa géographie intérieure : peindre avec les yeux / dessiner de voir / aimer avec les mots / avec le silence des mots.

         Il annonce d’ailleurs, dès l’ouverture du recueil : écrire Palerme le bleu de l’espace l’or du temps / chercher la douleur secrète qui habitera les mots. En effet, si l’on se fie à cette voix annonciatrice du poème, quelque chose arrive dans ses accents et la perception du monde alentour, quelque chose qui se donne à voir et à comprendre, comme par effraction, quelque chose qui pourrait bien correspondre à ce que les psychanalystes appellent « l’objet du désir », soit la fascination d’un ineffable, c’est-à-dire le merveilleux des choses en leur surgissement sous une autre lumière. Ou la rencontre, toujours imprévisible, du Réel et de l’imaginaire sous la forme de l’absolument fortuit et comme tel, sinon apparemment dénué de sens, dénué du moins d’intention préalable, qui surprend, arrête, déchire et troue le train ordinaire du monde : comme un feuillage qui bruisse / le cours d’une pensée à rejoindre / comme la source patiente / la fleur qu’on ne cueille qu’une fois.

         Tout ce qui apparaît dans le monde se porte aux signes. Et tout signe apparaît comme trace dans le monde de l’existence, de la réalité que scelle la finitude. Aussi faut-il cueillir ce quelque chose qui surgit d’entre les mots, sous les yeux et/ou dans la pensée, qui ne se laisse pas réduire aux formes qu’il a pu prendre dans la réalité puisqu’elle se transforme ou s’évanouit dans le même temps. Quelque chose comme une force, comme une vibration – lumière et son – requiert celui qui de ses yeux l’entend, quelque chose comme un ton, cette qualité singulière du signe. Appelons cette mise dans le ton, intonation. C’est elle qui signe la sortie hors de nous-mêmes. S’y livrer, c’est « muser » (dans le sens où Chrétien de Troyes parlait de la rêverie de Perceval), soit accéder à ce penser où la pensée n’est plus en nous tant nous sommes alors, hors savoir, dans notre pensée : entendre comme la rose fait calice de sa couleur / la pierre caressée de soleil prend profondeur de ciel / entendre parce que peut-être c’est la fontaine qui voit / qu’écoutant l’eau bruisser on dessine le cœur de la fleur. À être ainsi dans le ton, notre regard ne se forme plus dans nos yeux, mais bien dans ce qu’il regarde, dans le ton, soit cette qualité de présence qui compose à l’ombre de notre être, sous la lumière levée de sa chair, un savoir insu : comme si le temps naissait de la lumière / de la tension entre le révélant et le révélé /ce qui touche et ce qui exhumé.

         Voit-on suffisamment cela ? Tout est, en effet, affaire de regard. Et le poète a ce regard. Mais du réel qui s’écrit dans le monde, rien n’est voilé que nous ne voilions (pour mieux le dévoiler par l’usage des mots du poème). Nous sommes les gardiens des voiles, tant il est vrai que nous l’habillons de notre cécité, de nos doutes et de nos peurs, ces fruits de notre exil, selon ce qu’en disait Joë Bousquet, le veilleur immobile de Carcassonne.

         Mais l’émotion, telle qu’elle saisit Eric Chassefière tout au long de ses déambulations dans Palerme et des pages qu’il y écrit, au fil de ses découvertes et de ses émerveillements, est détachement d’une réalité du monde qui n’est que la réalité de notre moi illusoire transporté dans les choses. Le « musement », lui, tient la note. Il nous porte au large de notre regard usuel, nous maintenant dans cette distance par et dans laquelle on s’extirpe du discontinu, on s’évade de la prison du temps et de l’espace : se tenir là dans le regard déployé du monde / pouvoir toucher la nuit / faire pierre de l’oiseau caresser le temps / prendre paupière éblouissement de voir.

         Ainsi, le poète nous invite-t-il dans ces pages à retrouver nos yeux d’avant le savoir, c’est-à-dire à voir. Avec ces « yeux du jour » dont « le regard est une lumière pour le cœur », selon les mots encore de Joë Bousquet, ces yeux qui ne s’ouvrent que sous l’autre regard, celui du ton, dans ces moments de la rêverie poétique, celui où l’on « muse », où librement détaché de soi-même et des conditions de l’existence, on se sent entièrement purifié. Aussi Eric Chassefière peut-il écrire : on est ici dans la transparence du monde / l’or léger de la lumière y est celui des soirs. Mots que prolongent ces derniers qui closent le Final de son recueil ; sentir comme l’éclat de l’oiseau ouvre la mer / fermer les yeux tandis que sonne le carillon / retrouver les mots simples de son silence.

         Michel Diaz, 02/10/ 2023

Une réflexion sur « Palermo – Eric Chassefière »

  1. DIAZ Michel

    Merci, cher Michel Diaz, pour cette lecture approfondie et pleine de finesse qui sonne incroyablement juste, comme quand vous évoquez « le merveilleux des choses en leur surgissement sous une autre lumière », ou ces « yeux d’avant le savoir » à retrouver. Je pourrais citer bien d’autres extraits de votre note, tout est dans le ton, s’accorde à « l’intonation » qui sous-tend ma poésie pour reprendre un terme que vous utilisez.
    Je suis touché, vraiment.
    Eric Chassefière

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