L’autre côté du pont

L’AUTRE CŌTÉ DU PONT

                                               “ Rien n’avait changé mais tout avait vieilli en même temps que temps que mes tempes et mes yeux…”

Robert Desnos, Fortunes

« Je serai honnête avec vous, vous êtes un homme digne et courageux : vous perdez peu à peu la mémoire, m’a dit le docteur D. Rien de trop inquiétant pour l’instant. Vous la perdrez pourtant de plus en plus. Jusqu’à ne plus vous souvenir de votre nom. De celui de vos proches. Des événements de votre passé. Vous savez très bien tout cela, inutile de vous mentir… Il y a des traitements qui contribuent à retarder les effets de la maladie, et elle évoluera peut-être lentement. Mais elle est là, en vous, en route. Inéluctablement…A moins, sait-on jamais, qu’elle se stabilise, et cela arrive parfois. Aussi gardez espoir, je crois que vous avez encore devant vous quelques belles années. »

Peut-être ne m’a-t-il pas dit exactement cela, mais en tout cas c’est ce que j’ai compris. Et c’est peut-être tout ce qu’il y avait à comprendre… On avait parlé à l’adulte – celui qu’on croit capable d’encaisser la gifle de la vérité, aussi brutale qu’elle soit et, une fois passé le choc, de rester dans le jeu et d’utiliser pour le mieux les cartes qui lui restent. Mais c’est l’enfant que l’on avait livré à la cruauté du destin. Mains nues et sans défense… Aux fauves qui hantaient les forêts primitives. Qui survivent au fond des caves et dans le noir des corridors. Qu’aucun appel à la raison ne parvient à chasser…

C’est pourquoi je suis revenu. Pendant qu’il était temps encore. Et me voilà ici. De l’autre côté de la mer. De retour au pays natal. Dans la ville de mon enfance. Là-même où j’ai grandi… Aujourd’hui, j’ai revu le quartier où j’allais à l’école, la rue où je jouais jusqu’à la tombée de la nuit. La maison qui était la nôtre. D’où la chienne Mirka se sauvait, pour me rejoindre dans les terrains vagues où on construisait des cabanes… Et je me souviens de tout ça… Tant d’années se sont écoulées !… Bon Dieu, ce n’est pas vrai ! Un demi-siècle !… Je pourrais me pincer sans y croire !…

Aussitôt débarqués, nous avons foncé jusque ici. Quatre cent quatre-vingts  kilomètres. D’une seule traite… Nous nous sommes passé le volant, toutes les heures à peu de chose près. En conduisant, j’essayais bien de concentrer toute mon attention sur la route, mais ne cessais de regarder dans le rétroviseur. Comme si s’ouvrait devant moi le grand livre d’un paysage dont le verso des pages allait me révéler quelque poignant secret. Ou, plus exactement, comme si le passé était encore inscrit dans l’envers du décor…

J’ai laissé Carole à l’hôtel. Elle dormait profondément, sans se douter de rien. Elle ne m’aurait pas laissé sortir. Le voyage avait été fatigant. Il aurait fallu que je me repose. Une bonne nuit de sommeil était la seule chose raisonnable que nous pouvions envisager. Et pourtant il fallait que j’y aille !… Je me suis habillé dans le noir. En veillant à ne faire aucun bruit. Pas le moindre. J’ai lentement tourné la clé dans la serrure, enfilé mon imperméable, enfoncé mon chapeau sur la tête, et je suis parti dans la nuit. Dans le labyrinthe assoupi de la ville, la même qu’après tant d’années, mais pourtant métamorphosée en une autre, devenue un espace inconnu, ai-je constaté en la traversant, pleine d’immeubles neufs et débordant sur des quartiers que je ne connaissais pas… Je voulais retrouver le chemin du théâtre municipal. Il y a si longtemps !… Bon sang ! quelle idée que d’aller dégoter une chambre d’hôtel dans la périphérie touffue d’une cité où je ne reconnais plus rien !…

… Il pleut. Ici. En ce mois de décembre.

Sur l’enfance abolie. Et ses minuscules jardins piétinés. Sur ces carrefours de silence. Sur la solitude jaune des réverbères. Sur ces rues vides, mortes, qui s’enfoncent dans l’ombre creuse des faubourgs. Sur les broussailles de mes souvenirs qui s’ouvrent et se ferment sur le bruit de mes pas…

Par moments, du coin d’une rue, surgissent de lentes rafales qui soulèvent la nuit comme un pan de rideau, provoquent des remous de détritus qui s’en vont en tourbillonnant le long du caniveau, et la langue froide du vent vient lécher mon visage avant de repartir, emportant un paquet de pluie sur l’asphalte luisant du trottoir. Au pied des réverbères stagnent des flaques de lumière, comme si le vent les avait aplaties et qu’elles eussent été incapables de se soulever pour s’enfuir.

… Les prunelles ensablées de temps, de rêve, de tristesse, je marche dans les rues… Horizon d’échiquier. Devant. Derrière. Du plus loin au plus loin qu’on regarde. Avec les yeux de la mémoire… Jours blancs. Nuits noires. Nuits déchirées de nuit. Jours torréfiés de soleil implacable… Souvenirs d’une longue, si longue bataille… Et de ses desseins hasardés sur ses routes imprévisibles… Je me souviens… Je me veux me souvenir… Qui m’a prédit que j’allais perdre la mémoire ?… Je me souviens de tout…

… Il pleut… Il ne pleut plus… Il pleut encore… Et le monde étendu, devant, partout, à portée de parole, accessible partout à mes mains !… Il suffit de fermer les yeux… Ici, la ville obscure, comme une vache ruminant dans la paix de l’étable. Et il me suffit d’imaginer, là-bas, au-delà du regard, l’eau, l’herbe, le soleil sur les étendues sombres et touffues des orangeraies…Là-bas, les neiges de l’Atlas, ces crêtes blanches que je contemplais du haut de la terrasse… Des massifs montagneux, coupés de gorges verticales, d’éboulis gigantesques, et couverts de buissons d’épineux ou de forêts de pins sauvages… Et à perte de vue, devant, plus loin, je ne sais plus, au-delà du regard, des collines trapues, râpées, pelées, grisâtres, désertes. Leurs coulées de pierres dorées sous la lumière fauve. Lèpre du maquis sur les pentes. Touffes de thym, d’alfa sauvage, chênes nains rabougris, arbres à gingembre, oliviers tourmentés… Et le vent rouge qui se lève sur le djébel ! L’haleine du désert si proche !… Qui m’a prédit que la mémoire allait me déserter ?… Je me souviens de tout cela, comme si je l’avais quitté hier !…

… 1954… 1955…

… J’avais six ans alors…

… Clartés abruptes aux fenêtres de la mémoire… car tant d’odeurs soudain, de visages, de gestes, de murmures, qui battent par bouffées à ces brèches obscurcies de tant de lumière… se déforment et se tordent en flammes… fragments de mains, de sourires, de rues qui agitent sous mes paupières leurs fantômes déchiquetés… souvenirs lapidés par le temps, éclats d’êtres pétris d’absence… et tant d’heures rongées de soleil, de sommeils et de lampes, qui ne font qu’une flaque d’ombre où le passé fermente et brûle sous la pierre noire des mots…

Je me souviens… et je me demande soudain de qui je me souviens… et qui cherche à parler par ma bouche ?… et de qui j’essaie de prendre les yeux ?…

… Et pourtant me voici… Ici, et maintenant. Pataugeant jusqu’au cou dans les égouts du temps et de ma ville disparue… dans son labyrinthe nocturne, envahi par les souvenirs sans cesse bourdonnants, tourbillonnants, mordants, vrombissement multiplié, toujours multiplié sur la pourriture et la décomposition !… Que de cadavres sous les mots !… Quelle puanteur dans la bouche !… Et quels essaims de mouches aux lèvres !… Je veux me souvenir pourtant ! Je veux… je voudrais tant… mais de moi à moi-même quel espace de mort à franchir… et quels chemins ?… et à qui demander, s’il vous plaît, le chemin du théâtre municipal ?… J’espère que Carole ne s’est pas réveillée… qu’elle n’est pas partie à ma recherche… La voiture de location est sur le parking de l’hôtel… et la clé de contact dans son sac à main… que je n’ai pas osé ouvrir… idiot… de crainte de la réveiller…

… 1955… 1956…

… Pourquoi est-ce si loin déjà ?…

… Qu’importe tout ce temps à la mémoire et à ses labyrinthes d’ossements ?…

Mais on se bat déjà dans les montagnes d’Algérie. Depuis des mois… Et les rues de ma ville s’emplissent elles aussi du fracas des chenilles, de ces fumées, de cet acharnement !… Ce sera, cette guerre, la démence une fois de plus accoudée aux terrasses torrides !… Ce sera l’homme titubant sous l’œil fou de midi ! Perdu, hagard, traqué de mort ! Comme si le mal, une fois de plus, redevenait sa seule essence !…

… Embuscades. Accrochages. Embuscades. Ratissages. Accrochages. Attentats… Ce seront les bilans de guerre. Jour après jour, nuit après nuit, la radio qu’on écoute où les furies glapissent. Bilans faussés, truqués, propagande, bourrage de crâne. Opérations de « pacification ». Un petit militaire français blessé légèrement contre cinq terroristes mis « hors de combat ». Un petit militaire tué contre dix fellaghas mis « hors d’état de nuire ». Un attentat sauvage perpétré en pleine ville par un « fou sanguinaire » contre d’innocentes victimes. Mais folie et terreur, atrocité, partout. Ce sera ce feu noir au cœur aveuglant de la transe… Charniers dans les montagnes des Aurès, douars dévastés, rasés au lance-flammes… Et au début de tout cela, presque comme si de rien n’était, rues caquetantes de la ville, persiennes ouvertes à la fraîcheur du soir, ruelles de tumulte éblouissant, boulevards livrés aux brochettes, à l’anisette, aux tangos et aux rires…

Ce sera ce feu noir au long des routes balbutiantes de l’espoir et de l’acharnement. Horizon ravagé, soleil en fuite, membres brisés. Le temps multipliant cette fragmentation !… Et la ruine des hommes laissera des taches de crépuscule sur les portes, sur les trottoirs et les escaliers de ma ville… Ma ville, où même les enseignes et les rideaux de fer composeront avec la mort… Plutôt que de penser Carole réveillée, inquiète de mon sort et tapotant fébrilement, sur le clavier du téléphone, le numéro du poste de police, celui de l’hôpital, je préfère l’imaginer accoudée à la balustrade de fer forgé du balcon de l’hôtel, immobile, ses longs cheveux qui pendent devant elle lui cachent les épaules, et son regard rêveur perdu au loin, vers l’horizon… Non, impossible ça… je ne peux que l’imaginer endormie… simplement endormie…

… Ici, présent, passé, futur, s’interceptent et s’interrogent. S’entrelacent au fil des pensées et des mots qui se bousculent dans ma tête. Le temps multiple tresse ici une identique solitude où j’avance à contre courant… Mais je veux aller sans repos. N’être plus rien qu’un souvenir meurtri… Au fil des mots qui pactisent ou s’entremêlent, je veux me souvenir ! Et m’enfoncer dans la blessure d’une bouche, dans la pénombre d’un visage, à la rencontre de je ne sais quel cri qui jaillira de moi comme une régurgitation irrépressible !…

Car voici que je marche dans les avenues décharnées de ma ville, ici, dans l’immobilité pétrie de tant de mouvements à jamais suspendus, dans les rues déchirées de mes souvenirs, dans les quartiers brûlés de ma mémoire… Et voici que j’avance, à la recherche d’une bouche ensevelie, d’un visage détruit, d’une ville de cendres…

Je lui avais parlé de mon projet, l’an dernier, en Espagne, à l’ombre d’un patio ombreux où nous nous reposions en sirotant des bières. Je lui parlais, les yeux fixés sur une corde à linge où Carole avait mis à sécher quelques sous-vêtements, un soutien-gorge, trois ou quatre slips en dentelle, rien de très érotique, mais dans lesquels j’aimais la voir se promener dans l’intimité de l’appartement. Corps à peine vieilli, toujours si désirable. A me voir ainsi regarder les choses sans paraître les voir vraiment, elle avait deviné que ce que je disais était très important pour moi. Elle m’a laissé parler, en silence, et quand j’ai eu fini, elle m’a pris la main : « Si on allait se balader sur les ramblas ?

– Ça me paraît une bonne idée, je lui ai répondu. Et j’ai pensé que j’étais encore très amoureux d’elle.

– Et puis, après, j’ai proposé, nous attabler devant une bonne bouteille de vin.

– Ça va, elle me dit », et les choses en restèrent là.

… 1958… 1959…

… Il ne pleut plus…

Je marche dans les rues désertes.

… Absence d’un passé pur où se fonder… De là, l’exil… Un exil à perpétuité. Le mien, jusque en ces lieux, après l’opiniâtre tumulte de la guerre et ces années qui auront épuisé leur horreur jusque dans les rues longues et blanches de ma ville… dont je me remémore la lumière sur les murs, les façades laides, les quartiers pauvres et leurs odeurs, les bazars misérables, les mendiants aux paumes crispées, les chiens maigres et la tristesse errant dans le crépuscule des terrains vagues, parmi les détritus et les tas de ferraille…

… Poussière des troupeaux, le soir, dans le rougeoiement âcre des banlieues, l’odeur pesante du suint… Je me souviens aussi du jappement furtif des chacals qui venaient renverser les poubelles dans les rues endormies du faubourg, sur le seuil des maisons éteintes… et l’hiver le vent qui venait siffler à la porte comme si c’étaient eux qui soufflaient leur haleine par la serrure…

… Des bidonvilles, oui, j’ai dit à Carole, il y avait cela aussi… un peu partout… aux portes de la ville… je me souviens… de ceux qui vivaient là… parmi les détritus… centaines et milliers de sous-développés, illettrés, chômeurs et mendiants, petits bras corvéables à merci, ramasseurs de ferraille, de cartons usagés, rémouleurs de misère et vendeurs de n’importe quoi… et qui vivaient là, entassés, abandonnés aux mauvaises herbes… et où ? pour qui ? l’œuvre si bénéfique de la Mère Patrie ?… les hôpitaux ? les routes ? les barrages ? les écoles ? l’hygiène ? l’aide au chômage ?… mais vivent là, triant les détritus, et pour tuer le temps fument du kif et boivent du vin rouge… les mains vides d’espoir, de courage, d’avenir… dorment au fond des terrains vagues, sur des lits de cartons empilés, les pieds dans l’eau puante, la tête sous la tôle ondulée… corps entassés dans la misère, pliés dans l’ombre

… C’est ainsi que beaucoup vivaient, je lui ai raconté encore, congédiés de la « ville blanche », relégués dans les ronces, les cailloux, les bidons… à l’écart d’un ville qui les oublie… dédale de visages, et les enfants qui traînent leurs pieds nus dans toutes les poussières, les petits ramasseurs de mégots, les petits cireurs de chaussures qui arpentent, dès le matin, les trottoirs des grands magasins et des bars de la ville française… et si peu de pluie pour laver ces crasses saignantes… d’un jour à l’autre, rien que la vie qui continue dans l’atroce banalité de sa violence, de son ordre qui continue…

… Il faut passer le pont. Le premier repère fiable !

Je n’ai pas dû user de beaucoup d’arguments pour la persuader de faire ce voyage. Nous avons préféré le bateau à l’avion. Non par goût de la nostalgie, mais pour mieux nous inscrire dans le temps de ce que Carole appelait mon « pèlerinage » … Cette nuit, à l’hôtel, j’ai instinctivement inspecté le lit avant de me glisser entre les draps. Je me suis allongé sur le dos et j’ai longuement fixé le plafond, comme si je devais y découvrir des fragments de réponses aux questions qui me traversaient l’esprit sans jamais prendre forme. Carole était entrée dans la salle de bains, et j’ai entendu l’eau couler longuement dans l’étroite cabine de douche. Quand elle revenue s’allonger à côté de moi, j’avais les yeux fermés et faisais semblant de dormir. Elle a éteint la lampe de chevet …

… Je me suis avancé sur le pont. Cette fois, c’était bon !… La Mékerra, mince serpent d’eau noire, se frayait un chemin parmi l’amas des pierres qui encombrent son lit. Appuyé à la balustrade de fer, j’ai regardé le fond de la rivière, les yeux tout grands ouverts, face à ce ruban de suie miroitante qui ne reflétait rien que le maigre plumet de lumière qui suintait du réverbère installé au milieu du pont… Accoudé sur le garde-fou, le dos tourné au vent, je me suis arrêté un moment pour entendre son sifflement descendre la rivière, comme s’il filait en glissant à la surface d’un miroir gelé. Puis j’ai continué, et mis le pied sur l’autre rive…

… Je marche, maintenant, le long des anciens remparts de la ville. Sur les glacis. Plantés de platanes musclés et paisibles. D’où s’égoutte la pluie en un chuchotement de source… Des cigognes habituées à la rumeur humaine s’y promenaient le jour, lentement, parmi les passants et les légionnaires en vadrouille… Là, voilà, le quartier massif des casernes. Ses bâtiments trapus, ses murs ocres, ses hautes grilles. N’y manque que ses sentinelles aux épaulettes rouges, debout dans leur guérite, la mitraillette sur le ventre, le képi blanc vissé au crâne, retenu par la mentonnière qui boursouflait légèrement leur bouche, leur donnant cette moue hautaine qu’ont aussi les soldats de la Reine sous leur bonnet de poils… Et la longue avenue qui remonte vers la Casbah, ici… Temps aboli… Voilà le centre de la ville « européenne », et ses vitrines provinciales… La voilà, la place Carnot. Et son kiosque à musique en toit de pagode… Tout autour, le Palais de justice, le cinéma Versailles, la bijouterie, des boutiques de vêtements, d’électroménager, le théâtre municipal… exactement le même avec, de chaque côté du fronton, les masques réjouis et tristes de la comédie… ses grandes portes en bois massif en haut d’une volée de marches…

Plus loin, là-bas, se perd la ville, dans les ruelles du quartier arabe… Murs tessonnés. Maisons éteintes. Places secrètes. Loupiotes taciturnes pendant aux encoignures pétrifiées. Labyrinthes d’arcades. Rideaux métalliques posés comme un doigt sur la bouche cousue des façades…

… Je marche, cette nuit, dans une ville ouverte comme un rêve. Et comme un rêve pleine de fantômes de bruits. Au milieu d’impalpables présences… Ville couchée au creux du souvenir comme une seule masse de sommeil… Des pas claquant sur les trottoirs, des radios qui s’épuisent au fond des couloirs, des patios engourdis de chaleur, des plaintes et des chants jaillissant enlacés des bazars, des carrioles grinçantes, des ânes graves, et des femmes voilées qui ne montrent de leur visage qu’un œil de chardon, il ne me reste, cette nuit, de toi, que ces monuments somnambules, ces voix transpercées d’ombre, ces heures éboulées… Mais voici que je vais, dans la nuit ample de tes rues, dans le silence de ton couvre-feu, t’invoquant dans un va-et-vient d’images qui meurent aussitôt qu’ils reviennent à ma mémoire… Dans le silence de ton couvre-feu, je fais halte, je n’en peux plus, ville aux carrefours tourmentés de guérites, de barbelés, de sacs de sable entre lesquels émerge le dard sombre des mitrailleuses… où résonne le pas des patrouilles…

… Elle a éteint la lampe de chevet sans abolir la nuit blanchâtre qui passait par la porte-fenêtre. Ma main a eu envie d’escalader sa hanche et d’attirer son corps tout contre moi. Mais je l’ai laissée s’endormir. Elle s’est retournée vers moi, puis a tourné sur elle-même, s’est retournée encore avec une lenteur de rêve et j’ai vu, en effet, aux palpitations spasmodiques de ses paupières, qu’elle avait commencé à rêver…

… Perquisitions, arrestations, interrogatoires, condamnations, sévices, tortures, viols… Auxquels répondent et s’enchaînent les attentats aveugles dans les brasseries, les bars, les cinémas, sur les boulevards, les marchés, bombes cachées dans les couffins d’oranges, grenades jetées dans la foule, et les égorgements, kidnappings, assassinats en pleine rue, familles de colons massacrées la nuit dans leur lit… Et encore, toujours, descentes de police, opérations de ratissage ouvrant leurs bras de pieuvres bardés de mitrailleuses et de canons… Villages bombardés, roquettes et tirs d’artillerie, napalm… On fouille le pays, on encercle, on ratisse, on réprime, on patrouille, on pilonne, on fusille, on incendie les douars, on viole, on viole…

… Bruits de jeeps, de camions, de chars dans le buvard de l’aube, qui descendent vers le djébel… Des oliveraies de la plaine aux forêts de chênes-lièges et de frênes, du maquis broussailleux des basses pentes de Djurjura aux massifs de cèdres et de pins, partout, poussés vers la bataille, vendus aux violences et livrés à la peur, partout, les petits militaires français aux visages d’adolescents, leur gros casque lourd sur la tête. Conduits coûte que coûte vers le rebelle, l’Arabe, le melon, le raton, le bicot, le crouillat, le bougnoul, le fellagha, le fellouze, le salopard, en un mot, un seul, l’ennemi…

… Paniers de haine. Chuchotements, imprécations, supplications et appels au secours, cages thoraciques écrasées sous les bottes, gorges tranchées, couilles coupées enfoncées dans la bouche… gémissements… Le sang se casse au bord des routes… La basse continue du temps…

J’ai, un jour, raconté à Carole, une fois, une seule fois, ce jour brûlant d’été… au début de l’après-midi… le panier à salade… Elle a été malade, au début de la traversée. Pas très longtemps, deux ou trois heures, mais suffisamment pour se retourner l’estomac comme un gant. La mer était pourtant peu agitée, à peine formée comme on dit, du même gris ardoise que le ciel. Le temps était humide et brouillasseux, mais nous avions tenu à passer la nuit sur le pont, couchés dans des transats et enveloppés dans des couvertures. Evidemment, une nuit douce et étoilée nous aurait convenu davantage, une de ces nuits en bateau, inoubliablement charmeuse, qui nous installe dans le cœur ce sentiment divin d’être au sommet du monde et de se déplacer sans bouger d’un centre immobile. En vérité, ce temps maussade s’accordait parfaitement avec notre état d’âme. Nous avons somnolé un peu, dans le bruit des machines et du vent, échangé peu de mots, prudemment, pour ne pas nous laisser déborder par ce qu’il y avait en nous d’angoisse contenue. De temps à autre, sans ouvrir les yeux, je cherchais la main de Carole et je la prenais dans la mienne, me mettais à la tapoter et à la serrer doucement pour la consoler d’un chagrin contre lequel je me sentais tout à fait impuissant. De temps à autre aussi, de l’autre main, elle tamponnait son visage avec un mouchoir pour y essuyer la poussière d’embruns que le vent y avait collée, avec les gestes de quelqu’un qui, subrepticement, éponge sur ses joues les larmes qui y ont coulé…

… Villes quadrillées de patrouilles, vérifiant les identités, fouillant les passants musulmans… Rafles, perquisitions, arrestations, interrogatoires… Les paras, leur « centre de tri”»… Coups de poings, coups de bottes, passages à tabac, seins brûlés, règle triangulaire placée sous la plante des pieds, tuyau d’eau enfoncé au fond de la gorge, robinet grand ouvert sur la tête enveloppée de linges, et encore les coups, l’électricité, la baignoire, le tuyau d’eau, le goulot de bouteille ou le manche à balai qui empale… Et jusqu’à l’aube, chaque nuit, les hurlements et les plaintes des suppliciés, étouffés sous le bâillon, les jurons et les coups…

Nous avions eu des mots, une semaine avant. A propos d’une stupide histoire de réfrigérateur. J’avais déjà dû renoncer à remplacer notre vieux canapé auquel elle semblait aussi attachée qu’à la prunelle de ses yeux. Va pour le canapé ! Mais je ne pouvais concevoir qu’il y eût une histoire d’amour entre elle et ce frigo, vétéran des révolutions électroménagères !… Je dis son, mais c’est tout aussi bien le mien. Je pensais donc avoir mon mot à dire là-dessus et, à mon humble avis, il était bon à recycler. Il y avait pas mal de temps déjà qu’il nous donnait des signes évidents de faiblesse : il faisait un peu trop de givre, décongelait sans crier gare ou parfois se mettait à craquer dans la nuit comme si un cambrioleur marchait dans la maison en faisant crier le parquet… Il n’y a pas une semaine, pendant les six derniers mois, où je ne sois revenu à la charge… Elle se contentait, la plupart du temps, de hausser les épaules et d’affecter une attitude de désinvolte négligence, excepté ses yeux et les plis de sa bouche qui trahissaient, plus qu’aucun mot ne l’aurait fait, sa détermination farouche à ne céder en rien un pouce de terrain. Je n’allais tout de même pas m’agenouiller à ses pieds pour qu’elle consente à changer d’avis.

« Après tout, fais comme bon te semble, je m’en fiche », elle finissait par me dire.

Il n’y avait rien, entre nous, qui ne m’apparût plus stupide que ce genre de discussions. Mais il n’y avait rien de tel, non plus, que ce genre de phrases pour me mettre en pétard pour toute la soirée…

… J’ai, un jour, raconté à Carole, une fois, une seule fois, ce jour brûlant d’été… au début de l’après-midi… le panier à salade garé devant la porte… la police dans la maison, la même que je suis allé revoir… les policiers zélés renversant les tiroirs, vidant brutalement armoires et placards, jetant bas les piles de linge, fouillant tous les recoins, feuilletant tous les livres, épluchant les papiers et les lettres, arrachant les photos des albums… Perquisition, arrestation, interrogatoire… ce jour d’été… Mon père qu’on emmène… communiste et sympathisant F.L.N., dénoncé par un “camarade ” qui avait craqué sous les coups… qu’on emmène… et qui ne reviendra que bien plus tard… presque cinq ans après… dans un si pitoyable état…

« Accorde-moi deux heures, s’il te plaît, je lui disais. Ne serait-ce que ça. Le temps d’aller au magasin, d’en choisir un autre et de revenir. Ils livreront un frigo neuf et se chargeront d’emmener cette vieille carcasse qui, un jour ou l’autre, c’est à prévoir, s’oubliera à faire sous elle.

– Je tiens à ce frigo, voilà, elle me rétorquait à bout d’agacement. J’y suis habituée. Je ne supporterai pas de voir un autre réfrigérateur prendre sa place. C’est comme si tu me demandais… d’abandonner mon chien ! Je n’en aurais pas le cran, ni l’envie d’ailleurs… Il faut le faire réparer, c’est tout. »

Voilà le genre d’arguments absurdes qu’elle me mettait sous le nez.

« Bon sang, Carole ! j’insistais. C’est insensé ! On ne compare pas un frigo et un chien ! Et puis, d’abord, nous n’avons pas de chien ! Mais ce frigo, il est foutu, et bien foutu ! bon pour la casse ! Personne ne voudra, ou ne pourra le réparer !… Suppose qu’il nous lâche, pendant que nous serons absents, une semaine, quinze jours… Nous retrouverions, au retour, la cuisine inondée, un frigo plein de moisissures, à gratter au couteau, de la nourriture pourrie dans le congélateur, sans parler de l’odeur !… J’ose à peine y penser !

– Il suffira de le vider au moment de partir et de le débrancher, ce n’est pas compliqué. »

Si je retournais à l’assaut de son obstination, elle me répondait : « Non, pas question de perdre deux heures de mon temps pour remplacer un appareil qui marche bien encore et qui, jamais, tout au long de sa longue vie, ne nous a posé le moindre problème !… Quand je m’attache aux choses, comme aux gens, je le les trahis pas… Je ne parlerai pas de compassion, ce serait excessif, mais ce frigo, tout inerte et stupide qu’il soit, a une vie bien à lui, comme toutes les choses… Je l’aime, voilà tout, et j’y tiens parce que je l’aime, à moins que je ne l’aime parce que j’y tiens, tout ça au fond revient au même, il n’y a rien d’autre à comprendre sinon que, là-dedans, il est question de sentiments. »

La semaine dernière, je m’étais contenté d’ajouter, pour conclure la discussion : « Je respecte tes sentiments, je m’y efforce chaque jour qui passe, mais je ne comprends tout de même pas ton entêtement à garder ce tas de ferraille… Je ne te demande pourtant pas grand chose si on prend la situation sous un angle… disons, un peu plus raisonnable… »

Elle s’est énervée, de manière incompréhensible, je dirais même irrationnelle, et comme je lâchais je ne sais plus quels mots cinglants et sûrement injustes, elle a fondu en larmes, brusquement, affalée sur le canapé, la tête dans les poings, secouée de sanglots qu’elle arrachait de sa poitrine entre de brefs gémissements… « Mais, après tout, fais comme tu veux, je m’en fiche » a-t-elle gémi. Cette fois, ma colère a crevé aussitôt, comme une bulle de savon, mais je l’ai regardée pleurer, un bon moment, parce que je ne savais pas quoi faire. Après, elle est allée dans la salle de bains, s’est lavée le visage et, revenue dans le séjour, je lui ai demandé pardon. C’est le moins que je pouvais faire…

… 1959… 60… 61…

… J’ai marché, cette nuit, d’un souvenir à l’autre, peu à peu transpercé par la pluie… Et rien qu’effondrements… D’un souvenir à l’autre… effondrements… effondrements… J’ai marché, cette nuit, sur les traces de mon passé. Sur la mort de tous ceux que je fus. Sur ces débris de ma mémoire qui se précipitaient au-devant de mes pas, et derrière moi s’effaçaient comme des vestiges de rêve… Cette distance entre eux et moi, c’est celle qui existe entre nous et la vie. La franchir demande du temps. Il ne faut surtout pas se hâter… Et pourtant il est là, le théâtre municipal, là où je voulais revenir… exactement le même avec, de chaque côté du fronton, les masques tristes et joyeux de la comédie éternelle… ses grandes portes en bois massif en haut d’une volée de marches… Et si la vie est là aussi, étrange et immédiate dans la silhouette des chiens errants qui s’en vont au hasard des rues, dont l’ombre se découpe au bas des palissades, il nous faut nous aventurer dans ce qui en nous, comme dans le silence de la nuit, brûle de la lumière moribonde des réverbères…

… En allant au lycée, ce matin de juin, je l’ai vu sur les marches du théâtre municipal. Depuis un mois, la ville arabe était cernée par les paras qui en interdisaient l’accès, et qui défendaient qu’on la quitte. Il avait dû sortir, pendant la nuit, en trompant sa peur et sa faim, et la vigilance des sentinelles. Il avait trouvé un pain quelque part, pour nourrir sa famille sans doute, un gros pain rond de trois kilos qu’il avait coincé sous son bras, et il regagnait le quartier assiégé. Chacal furtif qui s’arrêtait dans l’ombre plus épaisse des platanes, dans l’encoignure des portails, repartait en rasant les murs. Pour échapper, sans doute aussi, aux tueurs en maraude de l’O.A.S., il avait dû se réfugier en haut des marches du théâtre, dans l’encoignure de la porte. Le pistolet automatique avait déchargé sa rafale dans les linges gris du petit matin. L’Arabe était tombé, tête en avant, bras battant l’air, sur les marches de marbre, et il avait lâché son pain qui avait roulé jusque en bas… Je suis passé ce matin-là, sur la place Carnot, comme je le fais chaque jour, pour aller au lycée. Je contourne le kiosque à musique, je passe au pied des marches du théâtre. Le soleil était déjà haut, le sang avait séché. Il faisait sous son ventre une tache noirâtre qui avait glissé jusqu’à son visage… Au retour du lycée, à la fin de l’après-midi, il était toujours là, dans le silence morne de la place où aucun des rares passants n’osait poser les yeux sur lui. Au bas des marches on avait mis un écriteau, un morceau de carton où il était écrit, en lettres de charbon : il est interdit de jeter des ordures, et encore plus de les ramasser… Le lendemain, il était là, toujours. Et le surlendemain. Une semaine après, encore, et le soleil d’été liquéfiait ces chairs de cadavre dont s’étaient emparées les mouches… Pour « l’exemple », on l’aurait volontiers laissé une semaine encore, mais finalement on l’a enlevé, par mesure d’hygiène…

Cette nuit – déjà le matin, je suis revenu voir si on avait lavé les marches. S’il restait des traces du sang incrusté dans la pierre. Mais, malgré l’aube qui se lève, il fait trop sombre encore pour être sûr de ce que l’on croit voir… Il y en a un autre encore, dans la rue, pas très loin de chez nous, sur l’Avenue de l’Hôpital. Tombé sur le trottoir. D’une rafale dans le dos. Mais lui y est encore, je l’ai vu, hier matin, en partant au lycée, les genoux repliés sous lui, la tête entre les bras, le front contre le sol, comme s’il faisait sa prière. On l’avait sûrement laissé sortir de l’hôpital, au début de l’après-midi. En sachant qu’il n’avait pas la moindre chance d’arriver chez lui vivant. Ou, plus exactement, on l’a poussé jusqu’à la porte : il n’avait plus besoin de soins. On l’a laissé partir dans la nature, comme ça, un lapin dans la ville, un chevreuil sur le macadam, du vrai gibier traqué, apeuré, condamné d’avance, livré à découvert, que les chasseurs d’Arabes n’ont pas tardé à débusquer… Il n’avait pas fait cinq cents mètres…

Carole ne peut pas supporter ça. Ce sont des choses qui la font pleurer. Qui lui donnent envie de hurler. Comme à moi. Vaudrait-il mieux se taire ? Protester, montrer sa révolte, ce serait à coup sûr s’exposer à je ne sais quelles représailles, un enlèvement, comme il y en a tous les jours, ou risquer encore, plus simplement, de prendre quelques balles dans la peau. Ça ne vaudrait pas mieux. Pas mal de gens ont disparu, ces derniers temps, des Européens, des Arabes… des opposants, des traîtres, des gêneurs, enlevés, dans chacun des camps, par ceux du camp d’en face… et qu’on retrouvera, un jour, dans un charnier, liquidés d’un coup de couteau ou d’une balle dans la nuque, ou jetés dans un four à chaux, ou emmurés vivants dans une grotte… Et nous, qui sommes pour l’Indépendance, nous sommes du mauvais côté ! Les Pieds-Noirs sont devenus fous !… Littéralement enragés !… et les tueurs courent les rues… Je ferai quand même étudier aux élèves, demain, Le dormeur du val, de Rimbaud, ce jeune homme allongé dans l’herbe avec ses deux trous rouges au côté droit, c’est inscrit au programme, et puis merde au proviseur et aux parents qui me chercheraient des poux dans la tête !… Ou au petit cercueil qu’on m’enverra peut-être par la poste… Au moins, j’aurais servi la poésie, et aurai ma conscience pour moi… Histoire de ne pas avoir, un jour, trop honte de moi-même…

Bon sang ! la guerre un jour s’achèvera, c’est sûr. Le plus tôt possible, j’espère. Nous ne quitterons pas le navire. Comme des rats saisis par la panique. Pas de raison à ça. Nous resterons ici, dans cette ville, où nous avons toujours vécu… Il faudra tout recommencer… La guerre finira bientôt, il faudra bien qu’elle finisse. J’ai traversé la place, tout à l’heure. Je suis allé jeter un œil à la vitrine d’électroménager, et j’ai vu un frigo qui me plaît beaucoup. Ça ne nous prendra pas beaucoup de temps. Le temps d’aller au magasin, demain, de constater que celui-là fera tout à fait notre affaire, et de rentrer à la maison. Ils livreront le frigo neuf et se chargeront d’emmener l’autre vieille carcasse… Je n’ai plus qu’à rentrer me coucher, jusqu’à l’ouverture de la boutique… Je suppose qu’elle dort encore. Peut-être dans la même position que tout à l’heure. Je lui en en parlerai, dès qu’elle se réveillera. Je mettrai la radio pour la réveiller doucement en musique… Je suis sûr que, cette fois-ci, elle me donnera raison… Peut-être même qu’on interrompra la chanson, entre deux couplets, pour nous annoncer la fin de la guerre et donner l’ordre du cessez-le-feu.

Un exil sans royaume

Texte à paraître dans un ouvrage collectif consacré à Albert Camus.

Un exil sans royaume

« J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création. »

Albert Camus, Appel pour une trêve en Algérie, 22 juin 1956

         Il me faut d’abord dire que très amicalement sollicité pour participer à cet ouvrage, et même si je suis un admirateur de son œuvre, je ne suis pas un spécialiste de Camus, ne lui ai jamais consacré, n’en ayant pas les compétences suffisantes, aucun article ou essai, mémoire ou thèse. Je me contenterai ici d’évoquer quelles relations j’ai entretenues et entretiens encore avec son œuvre. Relations d’intérêt littéraire, bien évidemment, mais relations particulières en ce qu’elles s’inscrivent dans un parcours de vie et une histoire singulière. En cela, au-delà de l’œuvre camusienne, ces lignes éclaireront peut-être les sentiments, dont j’ignore s’ils me sont propres, mais qui ont partie liée avec mon enfance algérienne, la guerre, l’indépendance, mon exil vers la France.

[…]

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences – Raymond Farina

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences, Raymond Farina, Editions N&B 2022)
Article publié in ce blog (avril 2003) et in Diérèse (N° 87, juin 2023)

            Ce dernier recueil de Raymond Farina, Un printemps sans fenêtre, suivi de Réminiscences, prolonge pour notre plus grand bonheur la longue réflexion, si patiemment conduite dans ses précédents ouvrages, au fil de l’œuvre du poète, sur son rapport au monde et à la nature, aux arbres et aux oiseaux, à la mémoire et à l’enfance, au temps qui nous soumet et à l’inéluctable fin.

            Il n’est jamais gratuit, je crois, de mettre en parallèle les premiers mots d’un ouvrage et ceux par lesquels il s’achève. Ainsi commence celui-ci : Au seuil de mes quatre-vingts ans, / au fond de mon confinement… La tonalité du recueil nous est d’emblée donnée par ces vers qui ouvrent sa première partie, et l’esprit qui l’anime d’un bout à l’autre nous semble contenu dans les derniers vers de la deuxième qui appellent à renouveler ta surprise, / ton étonnement d’être en vie. A la lumière de ces vers, se révèle la cohérence thématique et architecturale d’un livre qui, évoquant sans s’y attarder, ce que pèse le poids de l’âge au seuil de la vieillesse, s’empresse de s’interroger sur ce qui convie le poète à appréhender le monde de manière plus apaisée, à faire alliance désormais / avec tous ceux dont les passions / s’aquarellent en vert et bleu, avec tous ceux qui n’ont jamais appris / que l’évangile des mésanges. Autrement dit à travailler toujours, encore, à tenir à distance l’angoisse de la mort en acceptant sa propre insignifiance de passant éphémère, et à chercher dans sa mémoire quelques pollens d’une sagesse / que sagement j’ai recueillis. Humble condition d’observateur de la beauté des choses de ce monde qui le situe « entre deux infinis », car observant l’arbre et l’oiseau, / en rêvant leur vie invisible / loin sous la terre, haut dans le ciel, il s’avère que tous les deux ont un empire / ou, mieux, peut-être, un Infini.

            Sentiment (quasi pascalien) d’un Infini d’autant plus nécessaire et fertile à l’imaginaire poétique que le confinement, cette vacance insolite, cette époque étrange où le monde semble s’arrêter, théâtre de la première partie du recueil, impose que la porte reste fermée et la fenêtre aveugle, car dehors devient invivable. S’ouvrir au monde par les mots du poème : et c’est alors, suivant le vol filant d’une hirondelle, que le poète peut s’offrir une buissonnière. C’est aussi, pour au moins un temps se soustraire à l’atmosphère léthifère de ces jours pesants, de cette terre, / de ses tourments, de ses tourbières, que le poète s’en remet, dans la première série de poèmes, réunis sous le titre de Et le vert en mémoire, au souvenir de ces quelques arbres dont les images l’accompagnent depuis sa lointaine enfance marocaine. Et ce sera ce magnifique éloge au vieux figuier à bout de souffle, au grenadier, rouge incarné dans une fleur, à l’amandier, dévoré par des insectes d’Apocalypse, aux palmiers qu’on dirait des épouvantails, à l’olivier bardé de tant de cicatrices anciennes, mais encore aux cyprès, arbres visant l’azur, et au sapin à la trop grave géométrie.

            Mais Raymond Farina rend aussi bien hommage aux forces vitales de la nature, à ce qui ressurgit au premier souffle du printemps, renaît, abonde et se transforme entre les mains de la vie toujours jaillissante, contenue même dans les pierres : N’impose pas un nom aux pierres / ni quelque parenté stellaire. / Ne cherche pas un sens en elle, / une langue d’avant Sumer. Car dans les pierres même, dit-il, se lovent les secrets du temps, s’y cachent maints murmures et lueurs possibles, / fines rafales cristallines, / éclairs dans leurs lointains intimes. Dans cette célébration des forces de la nature, si riche en mystérieuses fantaisies et autres facéties, le méchant virus même, sous la plume du poète, bénéficie de circonstances atténuantes puisque, ne cherchant qu’à se dupliquer, ce virus ne veut pas ma mort, chez lui, pas d’homicide volontaire. / Aucune intention de nuire. Et comme le souligne Sabine Dewulf, le poète invite même ce fameux « virus » à épargner les innocents pour s’occuper plutôt des tristes sires qui sont les marionnettes de la Terreur.

Cette conception panthéiste du monde, tournant résolument le dos à la philosophie cartésienne qui souhaitait que l’homme devienne le maître et possesseur de la nature, nourrie de philosophie préchrétienne et de poésie gréco-latine n’est pas sans rappeler non plus, comme héritage méditerranéen, nombre des pages de Virgile, de Giono ou du Camus de Noces et de LEté.

            La musique des mots du poète, leurs vibrations passent au vert, et ci et là au gris doux de la nostalgie (Est-ce sur toi que tu pleures ?), ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance, ces gestes et situations qui reviennent dans les poèmes, parfois avec beaucoup d’humour, témoigner de cette traversée nocturne dans les mots, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre.

            Et c’est cet air « plus libre » que le poète que le poète retrouve dans Réminiscences, la seconde partie du recueil où, de page en page, il convoque plus résolument l’enfance, ses paysages et ses personnages. L’enfance, malgré ses blessures et ses questions liées au père inconnu, comme lieu de l’intime, sanctuaire de la mémoire, « refuge immaculé qui préserve des saccages du monde », ainsi que l’écrit encore si justement S. Dewulf, commentant ces mots du poète : Contemporain de ce saccage, / témoin lointain et impuissant, / tu voudrais faire comme avant : faire la nuit comme un enfant // ou simplement fermer les yeux, / compter sur la magie du temps / qui sait assagir les colères, / écœurer du sang des barbares. Et Raymond Farina le justifie ainsi lui-même dans un entretien avec Régis Louchaert : « … parler de l’enfance est une façon de rejoindre le cœur de notre petit cosmos, ses présences essentielles qui surent apaiser pour nous le fracas du « monde-dehors », une façon aussi de renouer avec d’anciennes fascinations, quelques mythes familiers et ces timides hypothèses avec lesquelles on a tenté naïvement de démêler le mystère » (in Revue « Lieux d’être », n° 33, 2001-02).

            Dans ces pages, les poèmes de Raymond Farina s’inscrivent pleinement dans la logique du vieillissement, le poète semblant tourner, l’une après l’autre, les feuillets de ses souvenirs, se pencher avec recul et apaisement vers son passé, s’attachant à figurer le rapport qui nous lie aux choses et qui nous en sépare, pour mieux nous inscrire dans leurs contingences et nous guérir de la confiance / en un monde faussement clair, / dont les contours sont trop précis / et l’harmonie trop rassurante.

            C’est là affaire de poésie, affaire de rythme (ici, celui surtout de beaux octosyllabes) qui seul régénère et vivifie la langue : saisir en plein vol ce qui disparaît dans son apparaître, prendre la réelle mesure des choses. Alors la parole se génère et se déploie sur ses failles. Ce que l’on entend alors dans la poésie de Raymond Farina, écriture toute de concentration et d’abandon à la rêverie méditative, c’est la petite musique d’un sens qui file vers un horizon où vivre de plain-pied avec les choses et sa conscience d’être vivant, pleinement présent à soi-même, est la seule chose qui vaille, celle aussi de savoir, en tant qu’homme, comment se tenir debout. Le sens ici n’est pas explicatif et il ne nous sert à rien, c’est une des leçons de l’œuvre du poète, de vouloir faire main basse sur les choses et le monde, quand il s’agit plutôt de lancer des questions, / avec l’assentiment de l’arbre, / mes racines, mes radicelles, / à d’inconcevables distances, / au plus profond de son mystère.

            Est-il nécessaire d’ajouter qu’il n’y a nulle complaisance dans la poésie de Raymond Farina ni aucun atermoiement sur lui-même, pourtant chargé de (ses) quatre-vingts ans et funambulant au fil du temps  ? Ici jamais la parole ne s’attarde auprès d’elle-même, même dans ces moments où l’avenir / se dissout dans ta nostalgie, qu’il présume que tes) deux tempes savent / ce qu’il me reste encore de temps / pour faire des adieux discrets. Cette poésie, tout entière tournée vers la vie est tout entière offerte au monde, consciente de ce qu’y joue de drames, ce qui s’y trame de souffrances, mais désireuse seulement de nous offrir l’innocence de la beauté et cet instant où l’aube / vient soudain effacer / ton dernier cauchemar.

Aux yeux de Raymond Farina, il convient de mélanger l’univers et l’homme, et si nous sommes dans la nature, c’est sur la terre que nous existons, là où la langue labourée, remuée, aérée par le travail du poète se retourne contre ceux qui croient la posséder pour nous mieux asservir, quand il s’approche au plus près de ce qui lui échappe, conscient qu’il ne vient rien résoudre ni répondre à aucune question, mais juste célébrer le règne du vivant.

Michel Diaz, 21/03/2023

Jardin des voix – Pierre Thibaud

Jardin des voix

Pierre Thibaud

Editions Parole et Silence (2022)

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         Ancien professeur de logique mathématique, discipline rattachée au département de philosophie, Pierre Thibaud s’est tout particulièrement intéressé au problème de la recherche d’un fondement mathématique. Ses travaux universitaires seront consacrés pour l’essentiel au philosophe nord-américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) et plus particulièrement à ses écrits logiques et philosophiques. A ce titre, Pierre Thibaut (qui a participé à six colloques internationaux consacrés à cet auteur) est sans doute l’un des pionniers de la redécouverte en France des œuvres de Peirce, ouvrant ainsi la voie aux grands travaux de Claudine Tiercelin, du Collège de France.

         Il a par ailleurs poursuivi une recherche en littérature sur la poésie, initié des festivals de musique et créé un ensemble musical (Le temps baroque). Critique musical au Courrier d’Aix, il a aussi mené une activité d’organiste durant 32 ans, en tant que titulaire des orgues historiques de St-Nicolas de Pertuis (Vaucluse), s’intéressant parallèlement à la facture et la restauration d’orgues, ou participant à la création de nouveaux instruments.

         Son entrée sur la scène poétique, avec ce recueil, Jardin des voix, porte indubitablement les traces de ses préoccupations de penseur et de musicien. Ce qui, d’emblée, s’impose dans ces poèmes, c’est l’acquiescement de l’auteur au monde et au pouvoir de la parole poétique. Dès les premiers vers, Pierre Thibaud parle du poète comme d’un être habité d’ombre comme autrefois les dieux / adossé contre la profondeur / jamais immédiat toujours oblique / comme les premiers rayons de l’aube. Et il ajoute, quelques vers plus loin, que celui-ci est balloté entre l’infini poudroiement / des galaxies / et son jardin dont il garde la clé / défaisant traces et chiffres. Vision orphique du poète dont l’auteur dit encore que comme le dieu de la nuit il aime prendre soin / de la lumière exilée dans l’obscur et que, comme le Dieu de la Bible il veut naître pour mourir / mais comme aube où le mot « joie » a sens / malgré la mort.

         Pour Pierre Thibaud, le verbe poétique, en ouvrant les yeux au regard, nous fait le monde plus lisible, rend possible l’approche de son réel, mais comme pressenti plutôt que représenté ou réalisé. Nous ne sommes pas loin, ici, de la réflexion d’Octavio Paz sur la poésie, qui suggérait de « donner des yeux aux mots » pour soustraire ceux-ci à l’usure de la parole de la communication ordinaire où ils ont perdu tout sens véritable. La parole poétique serait donc ce qui nous permettrait, par-delà les mots du langage, et au-delà des yeux, de saisir, dans son essence même, la réalité sensible du monde qui se dérobe habituellement à nous. Aussi, écrit Pierre Thibaud : Tu ne vois pas / ce qui est devant toi / mais tu captes l’invisible. Car ainsi qu’il nous en soumet la vision dans les autres poèmes du recueil (la mer et la barrière de corail, le ciel et ses lumières, la femme étincelante comme la vague et les gestes de l’amour, la musique et le grondement de l’orgue), la réalité est là, sous nos yeux, en sa présence inépuisable, et c’est en eux, nous dit Pierre Thibaud, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, chaque fois que cette réalité nous surprend, quand nous regardons le spectacle du monde, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit, pour « capter l’invisible », de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus et de nous en contenter. Pourtant cela ne se fait pas à volonté, car le poème est le médium de ce regard, et le monde n’a de réalité / que pareille aux fleurs / trouant la neige de mars. Mais n’est-ce pas qu’à l’instant où l’image paraît, dans ses si étranges lumières, nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. A l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend lieux et choses plus clairs en même temps qu’il nous éclaircit. C’est ainsi que, sous les mots du poète, se met en branle le travail du regard : entre l’arbre réel et l’épure / entre la présence première et la présence autre / proche de l’indicible et de l’insoupçonné / toi toujours au bord du monde / où jamais l’étoile n’abolira l’énigme.

         Et si c’étaient ces instant-là, fragments d’une fugitive réalité, ce passage fugace qui seuls importaient ? Cette quête des mots vers un regard plus pénétrant, pour rien que la brûlure d’un passage de l’éphémère où se consume notre vie. Mobilité pure camouflée sous nos yeux en immobilité. Musique sous le silence qui, levant buissons d’oiseaux / dans les erres de ses mots / (fait) alors jaillir / le chant en elle enfoui. On ne sort pas d’un monde pour entrer dans un autre, mais pour approcher un peu mieux le mystère de celui-ci, pour trouver le passage vers des soirs et matins apaisés. Comme on cherche un regard lavé, offert à la beauté simple des choses et aux secrets de leur présence, une disposition particulière du cœur et de l’esprit, un agencement de fond et de forme qui permet la manifestation de quelque chose de tout autre : Il y aurait un lieu où monter / dans la promesse des feuilles // […] où descendre / dans la rivière éteinte // […] où séjourner / dans le souffle suspendu // alors tout serait visible / les feuilles la rivière le souffle / chair plus profonde / avant le temps du pourrissement.

         Mais ce recueil, comme une logique prolongation de cette réflexion méditative dont la voix peu à peu s’assombrit, nous propose aussi, dans le même mouvement, une lente élévation vers l’esprit du divin et un chemin de spiritualité, sinon de transcendance : circonscris en tes mains / les lieux de ma métamorphose / et je rejoindrai alors mon vrai corps / dont le premier n’était que l’ébauche. Rien d’étonnant alors que la musique soit aussi souvent évoquée dans les dernières pages de ce recueil : Purcell, Monteverdi, Fauré et son Requiem, Bach et son Art de la fugue, Ulrich Studer, Alfred Deller… La musique, voie de l’élévation de l’âme, le chant, une voix qui se cherche / un second corps / allégeant le premier.

         C’est alors à pas et à mots légers que Pierre Thibaud semble consentir à porter le temps sur ses épaules et s’en va dénouer les ombres : il va falloir descendre / la rumeur la nuit le chemin / corps qui se laisse glisser au fil de l’eau / où mes mots font cercle // s’éteignent.

         Petite musique d’un sens qui se clôt sur cet horizon que même la poésie ne trouve aucun moyen ni de comprendre ni de formuler.

         Michel Diaz, 14/01/2023