Article de Marc Wetzel (à paraître)
QUATUOR D’ARNAL – Les entrefaits – À l’index, octobre 2024, 110 pages, 15€
» … vers une sorte d’idéal poétique : non pas celui de l’écriture d’un poème anonyme, mais celui de l’invention d’un poète qui ne porterait pas de nom«
(Yves Arauxo, p.47)
« Ainsi le poème se crée-t-il de lui-même, sans tenir compte de notre vouloir«
(Myette Ronday, p.9)
C’est un livre à plusieurs, et même à deux fois plusieurs (quatre dames poètes en première partie, quatre messieurs en seconde – construisant, dans la plus stricte des fantaisies, des poèmes de douze lignes, trente-quatre fois les femmes, cinquante-quatre les hommes). Chaque poème a ses quatre auteurs, à règles immuables : A lance une première ligne, B une deuxième, C la suivante; D la quatrième, A la cinquième, B la sixième … et D la douzième. On alterne, méthodiquement, mais on ne sait jamais qui est ici A, ni B etc. Chacun, après le premier, lit ce qui précède et continue, cumulativement, ce qu’il sait pouvoir y deviner et sent devoir en relancer. Honneur, donc, aux dames, moins prolixes ; puis les hommes qui, courtoisement, piaffaient, besace pleine.
Cela promet, bien sûr, un livre artificieux, frivole, inégal, complaisant et inutile. On observe d’abord sans confiance ni tendresse ces histrions lyriques, ces voyants intermittents, ces relayeurs de l’âme. On trouverait même logique et juste qu’ils échouent, et, le surprenant auteur une fois saisi (le poète Jean-Pierre Otte, qui présente l’affaire, vit au Mas d’Arnal à Larnagol – Lot -, avec Myette Ronday, et chacun des deux y aura choisi son propre trio d’appui), le titre secret à peu près déchiffré ( « sur ces entrefaites » signifierait : dans les intervalles de temps ou de lieu disponibles, mais ce sont bien des « entrefaits » qui sont écrits ici, par des esprits qui, différents, soignent leurs intervalles, mais, alliés ou amis, savent user de ce qui les sépare), on s’apprête à logiquement baîller et spontanément ricaner, en tout cas sévèrement juger – quand du miracle a soudain lieu : ça tient, ça avance, ça convainc ! Oui, ces poèmes « entrefaits » sont faits (et bien faits) entre quatre tempes, découvrant leur inattendue authenticité, leur imprévu profit, et d’abord leur collective et réjouissante sagacité. Poèmes alternant yeux (ou oreilles ?) et mains, comme prodigues interprétations et sûres relances, en « quatuors » d’un genre puis de l’autre, par des auteurs se faisant à la fois singuliers et solidaires, effacés et suggestifs, rivaux et complices, vigilants et inspirés. (« Fertilité dans l’intervalle« , écrit, à bon droit, Jean-Pierre Otte dans le bref Avant-propos p.5). Cela donne, chez nos dames, (pages 9 à 44) quelque chose comme ceci (p.24) :
« La sève du vivant en d’infimes royaumes
Repousse sa lente décomposition
Et de l’âme attendrit la matière.
Au bout de la branche comme à la pointe du sexe,
En équilibre fragile sur de puissants embruns,
Le destin est entravé par l’unique intention de féconder.
La nature entraîne toute vie dans son cortège dionysiaque.
Et moi, en ce printemps tragique, je danse et prends feu,
Je virevolte d’insolence et de douce langueur.
Dans un cycle qui ne m’appartient pas,
Solaire et porteur de tempêtes géomagnétiques,
Je m’abandonne enfin et la terre chante en moi« .
Et, chez nos messieurs, (pages 47 à 102), autre chose, comme ça (p.57) :
« Celui qui porte sa vie comme un simple vêtement
Mesure mètre à mètre les blessures de son coeur
Et dissimule dans ses plis les images de
Sa douleur, faites de plaies et cicatrices.
Il cherche des mots pour exprimer son silence,
Ne trouve rien d’autre que son reflet
Et le reflet même des rivières oubliées.
À quoi sert-il encore de trafiquer son âme
Si l’âme des tripots ne sert que le hasard ?
Peut-être faut-il alors marcher nu,
Vêtu seulement de l’ombre qui tombe des arbres
Quand il serait peut-être plus aisé de mourir. »
L’avantage d’écrire à quatre esprits, et dans un ordre réglé de sorte à neutraliser les contacts, les interférences, les pressions, et de promouvoir, au lieu de l’habituelle suite des idées dans un cerveau, la poursuite d’une idée dans la ronde des cerveaux, c’est l’égale répartition du risque (partager sa tour d’ivoire) et de l’aventureuse finalité (accoucher à quatre d’un orphelin, taré comme génial). Ces deux groupes de quatre auteurs se connaissent, se sont choisis, se font confiance, s’apprécient (chacun sait bien qu’il ne comptera pour les autres qu’autant qu’il admettra de compter sur eux) – mais veulent bien d’un exercice qui hérisse d’emblée tout poète normal : faire dépendre son inspiration du bon-vouloir des autres et son bon-vouloir de l’inspiration des autres, devoir écrire à son tour seulement (comme quatre factionnaires d’un chemin de ronde, se relayant mécaniquement à chaque angle droit de la forteresse – se privant ainsi du moindre Tout à soi seul !) et à la fois malgré et grâce à ce qu’on vient de lire. Pour le dire franchement, un style à quatre mains est aussi improbable qu’un autographe de menotté (aux autres) n’est ample et libre. Mais il y a du panache en chacun à prendre d’avance la responsabilité d’une idée aux trois-quarts (au moins !) étrangère, comme à se vouloir bien simples consoeurs de bric et de broc, ou confrères de bric-à-brac : le boudoir des dames sera débarras rigoureux, et fera cacophonie distinguée; le fumoir des messieurs causerie de ferrailleurs du sens autour d’une Muse hétéroclite. Et, même quand la réussite spirituelle est là, elle naîtra de l’heureux brouhaha d’un confessionnal encombré !
C’est, quoi qu’il en soit, avec ce livre, l’invention d’un merveilleux exercice. L’occasion de questions fondamentales :
1) Quel premier vers ? Comment bien commencer un rêve qu’on ne continuera pas seul ? Doit-on scénariser l’accroche (« Depuis l’oeil-de-boeuf, le chat surveille le jardin« , p. 22; « Une cigarette de marque inconnue dans un cendrier Ricard« , p.30; « Apparut alors un homme qui n’était fait que de vitres« , p.55; « Quand cette fille glacée nous prendra par la main » (p.73) , au risque de tordre le poignet des scripteurs suivants – dont soi-même, quatre et huit lignes plus loin !). Faut-il privilégier la généralité imprécise mais polymorphe (« Ce qui s’atteint au moyen d’une échelle« , p.75; « Un ciel de traîne dans le mental« , p.85), le paradoxe subtil mais verrouillé (« Sur le point de ne jamais paraître« , p.77, « Quel bel avenir derrière nous« , p.79), le mince sentier assuré de se faire autoroute (« L’herbe longue accompagne la solitude des vieux murs« , p.40; « Il arrive parfois que la nuit mente au jour« ,p.62), le prometteur frisson d’alcôve (« Insolence narquoise du déhanchement« , p. 19; « Reflétée dans la psyché, sa vulve jusqu’ici explorée du doigt« , p.36; « Dans l’obscurité, une odeur de femme« , p.83), ou, tout bonnement, le vers digne de valoir poème (« Distrait, le jour descend parfois au fond des caves« , p.74) ? La réponse est que tout est bon pour qui sait suggérer d’aimer le suivre.
2) Un deuxième vers doit-il prolonger (« Là-haut, pieds légers, âmes affranchies, gambadent nos aïeux./ La terre tremble à chacun de leurs mouvements désincarnés« , p.37), confirmer (« Le point du jour avait un goût de pain d’épices/ Et la lumière, celui d’une bière brune d’Irlande« , p.78), préciser (« Trois nuits et trois jours à battre la mesure,/ À contretemps d’un effondrement intime« , p.27) nuancer (« On se perdra au bout des peines, malgré l’horizon repoussé./ Parce que vivre est la grande aventure des perdants« , p.33) , ou déjà gauchir (« Donnons-lui un miroir en guise d’adieu,/ Un miroir où l’on peut dévisager son âme » p.91), combattre (« Immobile dans le libre courant de la rivière,/ Le cormoran résiste à l’attrait de son ombre. » p.28), voire transfigurer (« J’aimerais tout connaître des rêves de la chevêche,/ D’autant qu’elle est souvent apparue dans les miens.« , p.98) le premier ? La réponse est que tout ce qui fait intelligemment durer le désir plaît.
3) Comment conclure, seul(e), un poème à quatre mains, sans faire ni le mariole, le comptable, le fossoyeur, l’inspecteur des travaux finis, ni le Juge du dernier Jour ? Fermer un poème, est-ce en assurer l’inventaire (« Se dispensant ainsi d’en balayer les larmes« , p.68), claquer sa porte (« Les migrateurs y passent indifférents« , p.51), border tendrement son mystère (« Là se couchent les pierres, arrimées au ciel« , p.20), éclairer la pièce suivante (« Tapie dans l’obscur, la vérité lance un nouvel hameçon« , p.37), ou recoucher tranquillement tout le monde (« Celui qui triche ne trompe en fait que lui-même« , p.72) ? La réponse de nos messieurs et dames est que le bon dernier vers est celui auquel le poème qu’il achève donnera raison. Comme ce recueil donne à nos deux fois quatre (périlleux et pacifiques) jouteurs raison de l’avoir écrit.
On ne saura certes pas davantage, lecture faite, si le sens transmissible de la vie est sceptre ou bâton merdeux, mais la double leçon de miséricordieuse sagesse que chacun(e) tire assez de l’existence humaine (admirer ce qui sut aller avant nous; aimer ce qui saura venir après) trouve ici, à chaque fin de ligne et début de la suivante, son honneur et son prix. Comme on voudra bien le méditer ici, successivement, en l’alerte et solidaire humour de quatre dames (Carmen Pennarum, Valérie Defrène, Valère-Marie Marchand, Myette Ronday), puis la conviviale et lucide finesse des quatre messieurs (Michel Diaz, Yves Arauxo, Jean-Claude Tardif, Jean-Pierre Otte) :
« Où mettre encore la clé de contact ?
Dans un sac banane, la poche contre le coeur,
Pour partir à reculons, aimer sans perdre la raison,
Et embrayer dans le roulement des heures.
Pourquoi ne pas mettre le doigt dans la plaie ?
Oser un démarrage comme un coup de sécateur,
Trouer les nuages pour atteindre l’azur de la pensée,
Avancer, explorer, sculpter l’ombre qui se distend.
Mais comment à tout instant retrouver l’élan premier
Sans se précipiter dans le vide comme Thelma & Louise ?
Comment accorder ce que chaque part dissonante réclame
Et finit par trouver sur les chemins qui nous inventent ? » (p.25)
« La haie, qui sait, nous regarde ?
Les moineaux le savent et s’en étonnent.
Le paon, lui, avec des yeux partout
Qu’il rouvre à chaque lever du matin,
N’a pas besoin de se cacher pour voir.
Plus rien ne le surprend dans la roue de la vie.
Nous regardons le monde qui nous regarde
Et se demande qui pourrait vivre après nous.
Nous avons perdu de vue notre nombril,
Nous ne savons plus rien de nos corps éblouis.
Quant à l’oiseau-lyre qui a niché dans la haie,
Il chantera sans nous le poème du monde » (p.93)