Aubière, le 26 septembre 20,
Mon cher Michel,
Voici ce qui, pour moi, construit votre poème enchâssé dans ce superbe monologue que vous offrez à Ulysse, homme de guerre, égaré mais lucide, et dont la parole, ici, me semble tellement vraie, sonne si claire au souffle du poème… J ’aurais aimé écrire cela !
Avec toute ma sympathie et mon admiration
Léon Bralda
Le poème enchâssé – Le verger abandonné. Michel DIAZ
« J’ai revu ce verger, rangées d’arbres tordus que j’avais moi-même plantés à mi-flanc de colline, pour veiller sur la mer. C’était, pour nous, comme un pays qui ne savait que l’éternel, sur lequel régnaient le soleil et la magnifique lenteur des nuages…
Le sage dit que l’on ne doit jamais quitter un lieu où l’on a planté son verger. Mais moi je n’ai quitté ce lieu que pour y revenir. J’ai remis mon sort à l’errance, aussi bien que mon souffle, dispersé par le grand vent du large sur les sillons liquides de la mer. Car pour qui se nourrit des périls de l’errance et de l’aventure, la mer est infinie et le monde ouvert comme un fruit.
Je repense à mes arbres abandonnés, comme à du bois promis au feu, flammes qui veillent seules au bord du temps désert où s’éternise mon absence. Il me faudra demeurer seul, dans leur présence consentante. Je n’ai jamais appartenu à qui voulait me retenir, pas plus que l’eau du fleuve n’appartient à ses rives. Je n’ai jamais appartenu qu’à toi, à nos épaules confondues dans la tendresse de l’étreinte, et à nos hôtes silencieux, à leur voûte de feuilles légères… Me voilà bientôt parvenu, j’en suis certain encore, au bout de ce chemin dont tu es la dernière question et l’ultime réponse.
Des noms, je te dirai, j’en ai eu dix, vingt, et j’ai même porté celui de Personne. Aussi, mon nom, j’en tracerai du bout de mon index les lettres qui le forment, à même la poussière, ou dans le creux aveugle de ta paume. Je te demanderai ensuite, plus simplement, de me suivre au verger. Je vois avec les yeux de la mémoire…
Oserai-je, pauvre et nu, me présenter de nouveau devant toi ?… Je parlerai d’abord aux arbres qui m’attendent. J’oserai enlever devant eux mon masque usé par la fatigue du voyage. A eux d’abord, je dirai tout de mes longues années d’absence.
Tu m’as même dit en riant que tu aurais aimé ressembler à un arbre, un de ces humbles arbres du verger, pour n’avoir plus entre toi et le vent, l’eau, le ciel, la terre, cette patiente servitude vissée sur chacun de tes jours. Et rien n’aurait été perdu, puisque au-delà du poids des ans constamment détourné en promesses d’abondantes récoltes, tu aurais seulement travaillé à pousser ta racine et agiter tes feuilles…
Puis j’ai erré, de-ci, de-là, naviguant sur les bris du temps, vers des ivresses d’inconnu et de louches extases, mais bien aussi en des lieux où, bien souvent, j’interrogeai la mort… Temps et distance, comment les abolir ?
Cette lettre, je la remets au rouleau de la vague dont la rumeur glissant sur ses crêtes d’écume échouera, je le sais, sur tes rives. J’ai besoin de mes arbres, entends-tu ?… Un besoin absolu qui bat au fond de tout mon être comme ailes d’un oiseau nocturne. Car ces arbres auront pris sur eux d’accueillir, entre leurs bras difformes, les fantômes de mon passé. Tu m’aideras ensuite, mais plus tard, à planter d’autres arbres. D’autres qui seront aux premiers ce qu’est l’étoile du matin qui monte du fond de la mer, quand celles de la nuit s’y sont déjà noyées.
Il s’agit seulement d’aller, vers plus haut et plus loin. De trouver, de forcer le passage, d’essayer toujours d’être en avance d’un pas sur celui qui redoute de se poser devant le précédent. En vérité, ici, en marche vers nulle part, nous sommes dans les mains du temps qui, redevenu pierre, a gardé souvenir des corps ensevelis. On ne sait plus quand, ni par qui.
Ce qui demeure du réel, presque rien, n’est qu’un sentier pentu qui ne monte ni ne descend, où l’on marche sans avancer, une grappe d’instants circulaires qui ne sont qu’éternels maintenant. Vers quelle région de l’être me conduisent mes pas ?… On aurait presque peur de fermer les yeux. De les tourner vers le dedans pour les confier, ne serait-ce qu’un seul instant, à l’écrin de leur ombre. Au péril de perdre de vue ce qui reste de ciel. Pourtant, il n’est vraiment, en ces confins, que l’infinie patience de la mort dans l’épaisseur des pierres… Parole qui jamais ne cesse. Se cognant ici au mur des nuages, s’accrochant aux grilles des arbres, chargée en même temps d’une intarissable ferveur.
Je n’ai, en cet instant, qu’à fermer les oreilles de ce qui murmure sans bruit pour écouter avec les miennes la vague qui soulève mon passé, ta voix qui me ramène à ces images fulgurantes de l’enfance, celles où je te vois me tenant par la main… Densité du silence qui pèse, comme pèse la neige vieille d’un million d’années. Espace de désolation d’une âme qui se prend aux pièges de ses doutes, mais lieu de convergence de l’ici et d’un informulable ailleurs, du ceci, du cela, emmêlés dans la trame d’une mémoire qui cherche douloureusement en elle-même la trace de ses origines. Ainsi, j’avance… sans me laisser gagner pourtant par le renoncement.
Est-il encore temps de partir à rebours, vers ce qu’on a quitté ? Qui lui aussi nous a quittés ? Car comment, encore, sinon s’aveuglant d’illusion, ne pas s’avouer la terreur de se voir lentement vieillir dans le miroir de l’autre ? Dans la persévérance d’un visage aimé où, comme sur un front de pierre, se dessine l’heure du saut de la mort ?… Qu’aurais-tu à apprendre du vieil homme que je suis devenu et qui n’aspire plus qu’à tourner la page de son passé ?
Pourtant, si tout est perte ici, obstinée reconquête du Rien où se fonde l’immense gratuité du vivre, c’est que l’on marche vers soi-même, sur ce chemin qui ne serait rien d’autre que la voie des dieux. Espace du dedans, chambre obscure où l’on cherche à toucher sa racine pour s’abîmer dans les ténèbres de son accomplissement.
… Je le sais maintenant. Je n’ai jamais été que de la patrie de l’errance, et l’errant n’a d’autre patrie que celle de sa solitude et de l’arrachement perpétuel, pas d’autre but à espérer que celui d’une terre introuvable, et pas d’autre horizon que celui qui recule à mesure qu’il va.
Je sais que j’ai atteint, ici, et comme aux limites du temps, l’extrémité du monde, un lieu où la vie puise encore ses ultimes ressources dans ce si peu d’espace que lui cède la mort… Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part. dans le dépouillement et le délaissement progressif de soi-même.
Disparaître, voilà. Disparaître de tout et de soi. Disparaître à jamais. Et s’incliner au bord du monde. Pour ne jamais revenir… Demain sera plus doux à ton chagrin si tu sais et acceptes que je cède à tes lèvres le nom de ma mémoire. Puisque l’amour exauce parfois sa blessure, nous aurons déposé la cendre de nos yeux et celle de nos gestes dans la boîte en argent du Temps. »