Jardin des voix
Pierre Thibaud
Editions Parole et Silence (2022)
Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)
Ancien professeur de logique mathématique, discipline rattachée au département de philosophie, Pierre Thibaud s’est tout particulièrement intéressé au problème de la recherche d’un fondement mathématique. Ses travaux universitaires seront consacrés pour l’essentiel au philosophe nord-américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) et plus particulièrement à ses écrits logiques et philosophiques. A ce titre, Pierre Thibaut (qui a participé à six colloques internationaux consacrés à cet auteur) est sans doute l’un des pionniers de la redécouverte en France des œuvres de Peirce, ouvrant ainsi la voie aux grands travaux de Claudine Tiercelin, du Collège de France.
Il a par ailleurs poursuivi une recherche en littérature sur la poésie, initié des festivals de musique et créé un ensemble musical (Le temps baroque). Critique musical au Courrier d’Aix, il a aussi mené une activité d’organiste durant 32 ans, en tant que titulaire des orgues historiques de St-Nicolas de Pertuis (Vaucluse), s’intéressant parallèlement à la facture et la restauration d’orgues, ou participant à la création de nouveaux instruments.
Son entrée sur la scène poétique, avec ce recueil, Jardin des voix, porte indubitablement les traces de ses préoccupations de penseur et de musicien. Ce qui, d’emblée, s’impose dans ces poèmes, c’est l’acquiescement de l’auteur au monde et au pouvoir de la parole poétique. Dès les premiers vers, Pierre Thibaud parle du poète comme d’un être habité d’ombre comme autrefois les dieux / adossé contre la profondeur / jamais immédiat toujours oblique / comme les premiers rayons de l’aube. Et il ajoute, quelques vers plus loin, que celui-ci est balloté entre l’infini poudroiement / des galaxies / et son jardin dont il garde la clé / défaisant traces et chiffres. Vision orphique du poète dont l’auteur dit encore que comme le dieu de la nuit il aime prendre soin / de la lumière exilée dans l’obscur et que, comme le Dieu de la Bible il veut naître pour mourir / mais comme aube où le mot « joie » a sens / malgré la mort.
Pour Pierre Thibaud, le verbe poétique, en ouvrant les yeux au regard, nous fait le monde plus lisible, rend possible l’approche de son réel, mais comme pressenti plutôt que représenté ou réalisé. Nous ne sommes pas loin, ici, de la réflexion d’Octavio Paz sur la poésie, qui suggérait de « donner des yeux aux mots » pour soustraire ceux-ci à l’usure de la parole de la communication ordinaire où ils ont perdu tout sens véritable. La parole poétique serait donc ce qui nous permettrait, par-delà les mots du langage, et au-delà des yeux, de saisir, dans son essence même, la réalité sensible du monde qui se dérobe habituellement à nous. Aussi, écrit Pierre Thibaud : Tu ne vois pas / ce qui est devant toi / mais tu captes l’invisible. Car ainsi qu’il nous en soumet la vision dans les autres poèmes du recueil (la mer et la barrière de corail, le ciel et ses lumières, la femme étincelante comme la vague et les gestes de l’amour, la musique et le grondement de l’orgue), la réalité est là, sous nos yeux, en sa présence inépuisable, et c’est en eux, nous dit Pierre Thibaud, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, chaque fois que cette réalité nous surprend, quand nous regardons le spectacle du monde, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit, pour « capter l’invisible », de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus et de nous en contenter. Pourtant cela ne se fait pas à volonté, car le poème est le médium de ce regard, et le monde n’a de réalité / que pareille aux fleurs / trouant la neige de mars. Mais n’est-ce pas qu’à l’instant où l’image paraît, dans ses si étranges lumières, nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. A l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend lieux et choses plus clairs en même temps qu’il nous éclaircit. C’est ainsi que, sous les mots du poète, se met en branle le travail du regard : entre l’arbre réel et l’épure / entre la présence première et la présence autre / proche de l’indicible et de l’insoupçonné / toi toujours au bord du monde / où jamais l’étoile n’abolira l’énigme.
Et si c’étaient ces instant-là, fragments d’une fugitive réalité, ce passage fugace qui seuls importaient ? Cette quête des mots vers un regard plus pénétrant, pour rien que la brûlure d’un passage de l’éphémère où se consume notre vie. Mobilité pure camouflée sous nos yeux en immobilité. Musique sous le silence qui, levant buissons d’oiseaux / dans les erres de ses mots / (fait) alors jaillir / le chant en elle enfoui. On ne sort pas d’un monde pour entrer dans un autre, mais pour approcher un peu mieux le mystère de celui-ci, pour trouver le passage vers des soirs et matins apaisés. Comme on cherche un regard lavé, offert à la beauté simple des choses et aux secrets de leur présence, une disposition particulière du cœur et de l’esprit, un agencement de fond et de forme qui permet la manifestation de quelque chose de tout autre : Il y aurait un lieu où monter / dans la promesse des feuilles // […] où descendre / dans la rivière éteinte // […] où séjourner / dans le souffle suspendu // alors tout serait visible / les feuilles la rivière le souffle / chair plus profonde / avant le temps du pourrissement.
Mais ce recueil, comme une logique prolongation de cette réflexion méditative dont la voix peu à peu s’assombrit, nous propose aussi, dans le même mouvement, une lente élévation vers l’esprit du divin et un chemin de spiritualité, sinon de transcendance : circonscris en tes mains / les lieux de ma métamorphose / et je rejoindrai alors mon vrai corps / dont le premier n’était que l’ébauche. Rien d’étonnant alors que la musique soit aussi souvent évoquée dans les dernières pages de ce recueil : Purcell, Monteverdi, Fauré et son Requiem, Bach et son Art de la fugue, Ulrich Studer, Alfred Deller… La musique, voie de l’élévation de l’âme, le chant, une voix qui se cherche / un second corps / allégeant le premier.
C’est alors à pas et à mots légers que Pierre Thibaud semble consentir à porter le temps sur ses épaules et s’en va dénouer les ombres : il va falloir descendre / la rumeur la nuit le chemin / corps qui se laisse glisser au fil de l’eau / où mes mots font cercle // s’éteignent.
Petite musique d’un sens qui se clôt sur cet horizon que même la poésie ne trouve aucun moyen ni de comprendre ni de formuler.
Michel Diaz, 14/01/2023