Eloge des eaux murmurantes, lecture par Eric Chassefière

« Michel Diaz nous livre dans ce vaste recueil aux lents méandres de mots et de pensées, conçu dans l’écoute des sources, qui deviendront ruisseaux puis rivières, et ponctué de gravures sur bois de Lionel Balard, une méditation sur la fragilité de l’instant, l’imprévisibilité du chemin, dont le cours léger de l’eau jaillie de la pierre, et scintillant dans la pénombre des fourrés ou entre les cailloux de quelque sente étroite, constitue dans ces pages la métaphore minutieusement explorée.

Cette source jaillie de la pierre, ce chuintement de l’eau qui sourd, une eau nous confie le poète « déjà liée à la lumière, à la parole commençante, ce balbutiement, inséparable encore de sa part de pénombre », ce cours encore hésitant à trouver sa pente, ne sont-ils par ailleurs ceux de la vie, de la parole balbutiante qui explore, « source qui cherche son chemin / … / à l’orée du silence et au seuil de la voix », imprévisible chemin qui serait celui du poème à naître : « une matière souple et fluide, insaisissable, en calme devenir / dans l’évasement de son souffle, vers cet inconnu qui l’attend, la trajectoire du poème / pour peu que l’exigence de sa transparence la maintienne éveillée ».

L’eau qui court, scintille, sinue, rebondit, se fraie passage, se fait au fil des pages matière même des mots du poète, les poèmes deviennent images fugaces de l’eau, à l’égal des gravures aux riches effloraisons de noir placées en regard des textes. Écoutons le poète :

son bruit, une caresse d’air, à peine perceptible, le glissement d’une navigation très lente dans les veines

perpétuelle ambulation qui s’abandonne à la mémoire de son cours, elle est cheminement sans hâte au lieu de sa disparition

ce n’est qu’une brassée de paroles légères, un chuchotis errant, intraduisible, qui distribue les traces de sa voix entre les couleurs et les ombres

La forêt ici se fait corps, la rivière qui s’écoule en elle et l’irrigue de sa mémoire sang qui lui donne vie, mais une vie fragmentée, noyée dans le bruissement de l’impermanence, « don de la fugitive au perpétuel parler incertain, qui inlassablement nous dit l’éphémère et le périssable / nous révélant à chaque instant, au vif des signes, l’inaudible rumeur du temps ».

Il y a dans la poésie de Michel Diaz, cette idée qu’on retrouve clairement formulée notamment dans son recueil « Sous l’étoile du jour », d’une errance de l’homme inhérente à sa condition, errance sans fin dont l’inachèvement même donne sens et substance à sa vie, une « lente errance, songeuse et parfois éblouie, sur nos chemins d’imprévisible », écrit-il dans la dédicace à l’exemplaire transmis par ses soins. Les gravures de Lionel Balard illustrent à merveille cette idée d’une errance sans limite, avec leurs labyrinthes de motifs blancs et noirs s’enchevêtrant dans la profondeur de la page, qu’il s’agisse de formes de fougères s’entrecroisant, d’échelles de reflets s’étageant au long d’une rivière, d’arbres déployant un incendie de noir dans l’incendie de blanc d’un ciel, de mosaïques de cailloux et de racines signalant une sente au fond d’un sous-bois, autant de compositions donnant corps à la déambulation du lecteur « en ce dédale de ciel dur et de berges muettes » que nous offre le poète traçant cours de cette eau qui sans fin se dérobe pour renaître ailleurs.

Il faut se laisser prendre au jeu des méandres et des lenteurs de ces textes qui cherchent, derrière « l’éphémère et l’impermanence des choses », à nous faire saisir le miracle de la poésie et de l’accession à l’état de présence au monde qui en est la condition. Le poète, comme le lecteur, en ces pages, se font marcheurs, portés par le murmure de ces eaux dont peu à peu ils parviennent, peut-être, à saisir la source dans l’intégralité de son cheminement de la naissance à la mort : « le temps n’existerait donc pas / telle est l’eau, de loin si troublante et de près si confuse, qui reste là toujours, mais s’étire et s’échappe comme un chemin, appelé à renaître pour se défaire dans un murmure de galets, de cailloux et de sable qu’aucune main ne fouillera jamais ». Comme si le chemin lui-même se faisait écoulement du temps, que marchant sur le chemin, on atteignait une certaine forme d’éternité, cette humanité peut-être que nous confère notre obstination à atteindre un but que nous savons inaccessible, et nous garde de toute désespérance. Citons Léon Bralda : « Mais nous marchons dès lors [en quête que nous sommes d’un fugace reflet] dans la sonorité nouvelle de l’heure qui murmure le monde, appelle un devenir, nomme à notre encontre ce que sera demain ». Mais laissons parler Michel Diaz :

cette eau, d’aucune forme prise, mais entre errance et veille miroir de toute impermanence, pour dire la lenteur de l’indicible, le chatoiement des cendres du fugace

et la balafre de son rire clair à travers ombres et décombres, la vase et le piétinement des pierres, en route vers l’ailleurs

cette blessure irréparable ouverte sur le vide

Blessure peut-être de l’inachèvement dont nous tirons la force de continuer, explorer sans relâche ces paysages où se répand la source de vie qui nous a donné naissance, et qu’il nous faut explorer au plus près de notre être véritable, si nous voulons vraiment faire poésie, libérer pleinement et sans entraves cette eau primordiale dont faire, tâcher de faire, le cours de notre vie. Un beau livre dans lequel se perdre et sans cesse se retrouver entre naissance et devenir. »

Eric Chassefière

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