Dits de la pierre
Bernard Fournier
Editions La feuille de thé (2022)
Note de lecture publiée in …………
Avec les Dits de la pierre, après le recueil Vigiles des villages (revue Friche, 2020) et l’ensemble de textes intitulé Statues-menhirs, Bernard Fournier poursuit (et peut-être achève) le cycle de son interrogation patiente de ces pierres levées et sculptées, plantées dans les campagnes âpres de l’Aveyron. L’auteur présente son recueil, dans les quelques lignes d’introduction à l’ouvrage, comme un essai d’épopée poétique, imaginé à partir des statues-menhirs, aux dessins anthropomorphiques et non christianisés
Ce recueil se compose de six sections qui se suivent comme les différents actes d’un dossier d’instruction : « Choix de la pierre », « Pierres levées », « Pierre gravée », « La pierre parle », « Mère, menhir, mémoire », « Un lieu ». Autrement dit de ce que l’on suppose des origines, du choix de la pierre, de son érection, de ceux qui l’ont dressée, de ces lentes interventions vers des formes et visages humanisés, jusqu’à nous qui sommes chargés d’en perpétuer autant la mémoire que tout le poids du « sacré » qui s’y trouve contenu.
Mais si chaque page du livre n’accueille qu’un seul texte, de forme versifiée, généralement court (de trois vers à vingt tout au plus), force est de constater, dès les premières pages, que ces textes se suivent, chacun d’eux poussant le suivant et creusant le chemin thématique de ce que Bernard Fournier appelle une forme poétique médiévale qui tente de rejoindre le lyrisme et le narratif, qui ne constitue en fait qu’un long et unique poème que l’on peut lire, en effet, comme le récit qui met en scène la mystérieuse histoire de ces pierres.
Aussi le texte de Bernard Fournier commence-t-il par ces mots : vivante, vibrante, violente / il y a là une pierre // là / où le ciel rejoint la terre / où l’épaule de la colline épouse le nuage (« Choix de la pierre »). Une pierre, écrit-il plus loin, couchée / solitaire // et qui rêve // depuis l’aube des temps // battue / secouée // […] roulée, cognée, brisée / formée, déformée, reformée // aux plaintes tectoniques. Et le livre s’achève par ceux-là : pierre / tu es l’aïeule que je n’ai pas connue / tes traits sont les miens / tu portes ma mémoire / tu es ma mémoire seule (« Un lieu »).
La forme de ce recueil, poème-récit donc, se présente comme une succession de séquences brèves, composées de vers courts, qui donnent une respiration rapide à l’ensemble du texte. Un texte nerveux, où les images se bousculent, les réflexions se pressent : il y eut des invocations, des chœurs, des voix malhabiles / de la musique aigre / des danses, des claquements de sabots sur la terre / des cris de joie, des hourras ! des hans ! des ho ! / du vin, du pain (« Pierre levée »). On est pris par le courant vif des mots, poussé d’un vers à l’autre, et on ne peut faire autre chose que d’aller jusqu’au bout, sur le flux tendu de cette écriture limpide et fluide, sollicité de page en page par une parole qui ne nous laisse pas en repos avant d’avoir épuisé tout ce qu’elle à dire.
Ces pierres, Bernard Fournier les accable de questions : quoi, où, comment, qui, quand, pour quoi…? Harcelantes questions d’enquêteur ! On interroge et s’interroge, on cherche, on veut savoir, on suppute et on veut comprendre ! On se heurte à l’énigme, au silence, à la réticence muette de celui ou celle qui se tait, obstinément, qui en sait pourtant tant et tant, qui aurait pourtant tant à dire, mais ne livrera rien, si peu, se murera dans son mutisme et, oserons-nous dire, « n’avouera rien » de qui l’a placé là, ni comment ni pourquoi. Alors, qui fut cet homme ? / un vieillard, un sage, un chamane / un magicien, un druide / un prêtre, une sorcière // une femme, une fille, une fée (« Pierre levée »). Alors le poète arrache aux pierres des réponses, parcellaires, contradictoires, des bribes d’ « aveux », ce qu’elles veulent bien que l’on dise d’elles, ce que nos imparfaites connaissances et notre imaginaire nous font dire, ou croire, une hypothèse comme une évidence, une autre comme une croyance, une vérité ou une autre que rien ne pourra jamais confirmer ou ne sera jamais qu’un élément d’un comportement social supposé, irrationnel ou religieux, ou des mythes qui fondent notre relation au monde et au cosmos : l’homme dresse cette pierre contre la peur / contre sa peur / contre les loups et les rapaces, / contre les vents et les gels / contre la folie du soleil / contre les pluies du Déluge // contre la faim / contre la soif // pour aider ses rêves (« Pierre levée »).
Car devant ce silence obstiné, tout prête à conjecture. Combien de temps et de personnes a-t-il fallu pour dégager cette pierre et la dresser ? Et l’auteur avance encore, pour tenter d’expliquer comment ces pierres ont fini par prendre figure humaine, devenir femme et mère, matrones vigilantes, déesses bienveillantes et protectrices, et participer de la sacralité nécessaire aux communautés humaines qui aspirent à s’accorder avec le grand ordre de l’univers: il faut que la pierre soit marquée / comme les bêtes / à l’oreille, au collier, sur le flanc // […] pour indiquer le nord, le but / l’horizon, la fin du rêve ou le début des pleurs / l’ordre des pleurs / l’ordre des jours (« Pierre gravée »)
Toutes ces questions que l’auteur pose sont celles qui, légitimement, nous assaillent face à l’énigme que sont ces pierres gravées, d’un trait, deux / trois traits // […] pour un visage, un sein, une ceinture (« Pierre gravée »), ces présences multimillénaires et ancestrales, gardiennes de notre mémoire et dont nous avons, nous aussi dorénavant la garde. Toutes questions et toutes réponses toutes aussi légitimes dont l’addition aboutit à cette « Vérité », que l’on sait toujours incomplète, multiple et inaccessible, celle d’un monde et d’un temps révolus qui ne livreront jamais complètement leurs mystères, mais que la poésie continuera d’interroger pour que demeure en nous le sentiment de notre appartenance à l’énigme du monde.
Témoins immémoriaux, ces pierres ont vu aussi les armées, les processions et les siècles / les guerres, les invasions / révoltés de la gabelle, croquants / les résistants et Jean Moulin, et ces poèmes consacrés aux pierres levées sont autant de textes qui nous parlent aussi de nos heurts avec le monde, celui des siècles disparus, celui aussi de tous les jours, avec son cortège de malheurs et de peurs, de violences, de massacres, mais textes qui nous parlent encore, et surtout, de fraternité, d’efforts rassemblés, de bonheurs et de joies, ceux des gens, des groupes humains, de leurs faits, des œuvres accomplies, de cet élan universel vers cet au-delà de nous-mêmes et sa faim de spirituel où gîte le sacré. Autant de chemins qui cartographient, dans ce livre, une véritable traversée de soi où il s’agit d’apprendre, comprendre et aimer tout qui entre en nous, que l’on porte moins qu’on ne s’y épaule : les hommes et leurs mots, leurs images, érigeurs de pierres et de temples, graveurs, sculpteurs et leurs signes, leurs matières; événements, rêves… Car nous mettre ainsi, face à ces pierres énigmatiques, c’est nous mettre face à notre véritable dimension en nous rappelant que nous ne sommes jamais que les humbles maillons d’une chaîne dont le début se perd dans l’obscure origine de notre espèce, et la fin dans un crépuscule dont nous ne savons rien.
Michel Diaz, 03/10/2022