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Les entrefaits – lecture de Jean-François Foulon

LES ENTREFAITS par le QUATUOR D’ARNAL / Une chronique de JEAN-FRANÇOIS FOULON

 éric  CHRONIQUES de JEAN-FRANÇOIS FOULON  18 novembre 2024 4 Minutes

Curieux livre que celui-là, écrit par huit écrivains, quatre hommes (Michel Diaz, Jean-Claude Tardif, Yves Arauxo et Jean-Pierre Otte) et quatre femmes (Carmen Pennarun, Valérie Defrène, Valère-Marie Marchand et Myette Ronday). La première partie regroupe les poèmes écrits par les femmes, la seconde ceux écrits par les hommes. L’originalité de ce recueil, c’est que chaque poème est écrit en quatuor, les quatre auteurs (hommes ou femmes, selon le cas) intervenant dans sa composition. C’est un jeu (mais un jeu sérieux) qui fait penser aux cadavres exquis des surréalistes, mais qui s’en éloigne fondamentalement dans la mesure où chaque auteur a connaissance de ce qui a déjà été écrit par ses confrères. Il lui appartient alors de poursuivre le poème déjà ébauché.

Le premier (et ils sont premiers à tour de rôle) propose une ligne de départ. Les autres prennent le relais, mais en tenant compte des lignes précédentes. On aurait pu craindre un livre peu convaincant ou décousu, mais il n’en est rien. En fait, chaque auteur s’efface au bénéfice du poème qui se crée. On n’est pas en présence d’une œuvre anonyme comme au Moyen-Age (où un auteur souvent unique mais inconnu rédigeait un poème épique ou une chanson d’amour). Dans notre cas, le poème, écrit par plusieurs intervenants, n’est pas le propre d’un écrivain en particulier. En s’effaçant, chacun des intervenants a voulu laisser la poésie s’exprimer par elle-même.

Jean-Pierre Otte (qui vit au Mas d’Arnal à Larnagol, dans le Lot, avec Myette Ronday sa compagne) explique le projet dans une introduction. Chacun ajoute une ligne « sans que l’action d’écrire se fasse pour, contre ou avec les autres, mais uniquement en faveur du poème composé au fur et à mesure. » Il se crée alors « un esprit impersonnel dont chacun participe, et qui semble acquérir une sorte d’autonomie. (…) Ce sont des entrefaits, du verbe entre-faire, se faire l’un l’autre, fertilité dans l’intervalle. »

De son côté, Yves Arauxo définit la poésie comme un appel qui « ne convoque la vie personnelle que comme un vêtement qu’il s’agirait de déposer au vestiaire ». On n’écrit pas pour parler de soi, mais pour répondre à une injonction qui « vient d’un ailleurs en soi-même. » En faisant le choix d’écrire à plusieurs, en favorisant l’échange, les poètes se donnent l’occasion de quitter leur sphère personnelle pour approcher ce « noyau situé en marge des particularités de chacun ». Le but serait alors d’atteindre la spécificité de la poésie, un « idéal poétique, non pas celui de l’écriture d’un poème anonyme, mais celui de l’invention d’un poète qui ne porterait pas de nom. »

Le résultat est très convaincant. Les poèmes écrits en quatuor possèdent un esprit qui leur est propre, un esprit qui n’est pas simplement la somme de quatre sensibilités différentes. C’est comme si le poème s’était écrit lui-même, en-dehors de la personnalité des différents auteurs.

C’est là une démarche assez rare et qui mérite d’être soulignée. En effet, habituellement, chaque écrivain a tendance à revendiquer la paternité de ses œuvres et à se mettre en avant. Il veut qu’on le reconnaisse, lui, comme poète génial. Ici, seul compte le poème écrit, le lecteur étant incapable de détecter qui a écrit quoi. C’est donc là une belle leçon d’humilité de la part de créateurs par ailleurs bien connus de moi comme JP Otte, Myette Ronday ou Michel Diaz.

Ces poèmes nous parlent d’errance et d’éternité :

« Fouler de son pas l’errance des marées.

Les chevilles entravées par le reflux,

Faire sienne l’éternité océane. » (page 11)

Ils osent des comparaisons risquées, comme cette évocation d’un film où les deux héroïnes, après un long périple existentiel, finissent par se précipiter du haut d’une falaise :

« Mais comment à tout instant retrouver l’élan premier

Sans se précipiter dans le vide comme Thelma & Louise. » (p. 25)

Des questions sont posées :

Pourquoi la musique de la pluie est-elle si grave ? » (p. 30)

Des réponses sont données :

« Il cherche des mots pour exprimer son silence. » (p. 57)

« Le chemin mène toujours vers l’Ailleurs

Logé par crêtes et combes en nous-mêmes,

Hantant les chambres et les couloirs de nos cerveaux. » (p. 61)

Des vérités sont évoquées :

« Mais affronter le monde, comme la haute mer,

En invoquant moins les dieux que soi-même,

N’est qu’un trompe-l’œil fait pour les borgnes.

Les chers aveugles qui gardent les yeux ouverts. » (p. 63)

On tente de définir l’essence de la poésie :

« On rêvait d’un poème à l’oreille absolue,

D’une musique des sphères dans nos chambres de bonnes,

Des bruissements du silence dans les vergers d’absence. » (p. 65)

Et pour terminer, un autre extrait, dont on appréciera les images et les sonorités :

« Quand cette fille glacée nous prendra par la main,

Les aurores boréales auront les yeux vairons

Et, par des chemins lapons tatoués de lichens,

Nous déferons du froid les draperies secrètes.

Puis, nous divaguerons nus en troupeau dispersé

Entre des yourtes bleues et des nuages aimants,

Jusqu’à la dernière rive d’un rêve de verre. (p. 73)

Remercions les huit poètes pour cette production pour le moins originale, conçue au mas d’Arnal, dans un village du causse de Cajarc (un des quatre causses du Quercy), entre les méandres du Lot.

QUATUOR D’ARNAL, Les entrefaits, A l’Index, octobre 2024, 110 pages.

Fêlure – lecture de Florence Saint-Roch

Revenir à la « Fêlure« , livre de Michel Diaz paru en 2016 chez Musimot, telle est la proposition du jour, faite par Florence Saint-Roch, dans sa chronique mensuelle des Pages de Garde, sur le Magnum : www.dechargelarevue.com . Un livre sombre qui prend la forme d’un journal. En impasse dans sa nuit, le poète formule un vœu : « Qu’enfin s’ouvre une porte »…!

Ci-dessous, le texte de Forence Saint-Roch dans sa chronique mensuelle des Pages de Garde, consacré à mon recueil « Fêlure », publié aux éditions Musimot en 2016. Article publié le 17 novembre 2024 dans Accueil> Repérage.

Sans doute est-ce une disposition naturelle : bien que d’un tempérament inquiet (comment ne pas l’être ?), dans l’effroi aussi parfois, je me veux fille de l’air, filant nez au vent, en quête, dans la vie comme dans mes poèmes, d’un peu plus de clarté et de lumière. Sans cet élan, comment tenir, comment écrire ?

Tout mon respect (un respect mêlé de curiosité) aux auteurs qui parviennent à s’en passer. Michel Diaz, par exemple, dans certains de ses recueils, fait littéralement l’économie du soleil. Ainsi Fêlure, aux éditions Musimot, forme une chronique sombre, décrit un engouffrement désespéré dans les zones les plus obscures et les plus reculées de l’être. Ce journal s’amorce le 21 décembre, soit pile au commencement de l’hiver et s’achève le 26 mars, soit quelques jours après le début du printemps. C’est dire que rien – pas même l’hiver – ne se résout vraiment chez M. Diaz. Les questions comme les plaies de vivre restent ouvertes. Le « je » qui s’exprime dans ces pages consigne scrupuleusement ses « douleurs d’être », trace, « serré contre les bouées noires de l’angoisse », les linéaments d’un perpétuel trait de fracture entre le monde et lui, entre les mots et lui :

Faute de pouvoir « n’être d’aucun lieu, de n’appartenir à aucune époque », le scripteur de ces pages rêve d’ « une chute vertigineuse », d’une « prodigieuse descente aux mystères des origines./Dans la soute d’avant exister./Au plus noir ». Il creuse et explore, inguérissable, le fond du fond ; il tranche dans le vif, coupe à la lame : défilé, effilé des jours où il n’est d’autre ressource que de « Prendre appui sur le bord de ses déchirures ». 

Ce faisant, il éprouve une insondable solitude, « Ces longs flocons qui tombent, je suis seul à pouvoir les entendre. » Les autres cruellement font défaut ; « Qui appeler ? » pour lui dire l’indicible, lui donner à palper l’impalpable ?

J’étais là, parmi vous.
… Quelqu’un est là, j’aurais voulu vous dire. On ne sait qui. Qu’on devine pourtant, mais qu’on feint d’ignorer ou refuse de connaître. Et cela vient du fond, de là où les regards butent contre la nuit.
Quelqu’un, là, au milieu de vous. Jamais loin. À côté. Tête sur l’enclume polie de sa persévérance.

Humaine condition, condition du poète… Renonçant à trouver ne serait-ce qu’un possible écho, ou le plus mince assentiment à ce qui « demandait à être », la voix du poème invente des stratégies, développe des mécanismes ; mais malgré « les emplâtres plaqués sur le mur, rebouchant l’âge », les fissures réapparaissent « qui font craquer l’enduit trop mince ». Alors que faire ? Racler « les peaux mortes de l’hiver », chahuter « son théâtre d’ombres », ou consentir à hiberner toujours, à se taire à jamais ? Au lecteur de faire son choix, tandis que le narrateur fait le sien. En impasse dans sa nuit, ce dernier formule un vœu : « Qu’enfin s’ouvre une porte », une porte de sortie, comme on dit, qui définitivement le délivrerait.

Et nous, de quelle porte rêvons-nous, quels seuils encore franchir, vers quoi nous obstiner ?

Florence Saint-Roch


Repères  : Michel Diaz  : Fêlure. Éditions Musimot, 2016

Peut être un graphique de texte

Les entrefaits – Le quatuor d’Arnal

Article de Patrick Corneau, publié sur le site Le Lorgnon mélancolique (oct. 2024)

J’ai reçu le Jean-Pierre Otte un curieux recueil poétique : Les entrefaits, signé Quatuor d’Arnal. Arnal s’avère être le nom du mas sis dans le Lot où Jean-Pierre réside. Késako ? Je retourne le livre, et en guise de 4ème de couverture : je vois deux quatuor, l’un féminin (Carmen Pennarun+Valère-Marie Marchand+Valérie Defrène+Myette Ronday), l’autre masculin (Michel Diaz+Yves Arauxo+Jean-Claude Tardif+Jean-Pierre Otte). Un collectif donc, une œuvre à huit mains (si stylo), seize (si clavier). Quatre-vingt-douze pages de poèmes équitablement réparties entre les dames et les messieurs. Mais lisons les explications de Jean-Pierre Otte en ouverture du volume : “En un jeu qui d’ailleurs n’en est pas un, quatre écrivains ayant chacun leur écriture et leur univers se réunissent en quatuor pour composer des poèmes. L’aventure est collective, composite, alternative. Le premier – ils sont premiers à tour de rôle – propose une ligne de départ. Les autres prennent le relais, ajoutent leur ligne chacun à leur tour, sans que l’action d’écrire se fasse pour, contre ou avec les autres, mais uniquement en faveur du poème composé au fur et à mesure.”

Ce sont donc (titre) “des entrefaits, du verbe entre-faire, se faire l’un l’autre, fertilité dans l’intervalle.”

C’est de l’intelligence collective (mâtinée de beaucoup de technique langagière et modelée par huit sensibilités uniques) appliquée à la création poétique. Le résultat est très convaincant. Grâce à ces apports successifs, on assiste à l’émergence d’un quidam, la création d’un esprit qui vaut plus que la somme des huit : “un esprit se crée de lui-même, esprit impersonnel dont chacun participe, et qui semble acquérir une sorte d’autonomie ou d’autarcie, ayant sa propre vie, ses facultés inventives, sa libre spontanéité.”

Comme le dit fort bien Yves Arauxo : “ en favorisant le dialogue et l’échange, en imposant à ses participants un déplacement, des réévaluations et des réajustements constants, l’écriture en quatuor permet d’approcher cette entité partagée, ce noyau situé en marge (le centre est à côté) des particularités de chacun. Elle fait alors un pas vers une sorte d’idéal poétique : non pas celui de l’écriture d’un poème anonyme, mais celui de l’invention d’un poète qui ne porterait pas de nom.”

On l’aura compris cette expérience littéraire est aussi originale et inattendue que passionnante à découvrir. Comme un souffle de fraîcheur au milieu du brouhaha des mille égos poétisants poétifiants : c’est moi ! c’est moi !

Critique de PATRICK CORNEAU sur son site « Le lorgnon mélancolique », qui accueille près de 4000 visiteurs par mois.

Les entrefaits – Le quatuor d’Arnal

Article de Marc Wetzel (à paraître)

QUATUOR D’ARNAL – Les entrefaits – À l’index, octobre 2024, 110 pages, 15€

    » … vers une sorte d’idéal poétique : non pas celui de l’écriture d’un poème anonyme, mais celui de l’invention d’un poète qui ne porterait pas de nom« 

                                                                        (Yves Arauxo, p.47)

   «  Ainsi le poème se crée-t-il de lui-même, sans tenir compte de notre vouloir« 

                                                                         (Myette Ronday, p.9)

   C’est un livre à plusieurs, et même à deux fois plusieurs (quatre dames poètes en première partie, quatre messieurs en seconde – construisant, dans la plus stricte des fantaisies, des poèmes de douze lignes, trente-quatre fois les femmes, cinquante-quatre les hommes). Chaque poème a ses quatre auteurs, à règles immuables : A lance une première ligne, B une deuxième, C la suivante; D la quatrième, A la cinquième, B la sixième … et D la douzième. On alterne, méthodiquement, mais on ne sait jamais qui est ici A, ni B etc. Chacun, après le premier, lit ce qui précède et continue, cumulativement, ce qu’il sait pouvoir y deviner et sent devoir en relancer. Honneur, donc, aux dames, moins prolixes ; puis les hommes qui, courtoisement, piaffaient, besace pleine.

  Cela promet, bien sûr, un livre artificieux, frivole, inégal, complaisant et inutile. On observe d’abord sans confiance ni tendresse ces histrions lyriques, ces voyants intermittents, ces relayeurs de l’âme. On trouverait même logique et juste qu’ils échouent, et, le surprenant auteur une fois saisi (le poète Jean-Pierre Otte, qui présente l’affaire, vit au Mas d’Arnal à Larnagol – Lot -, avec Myette Ronday, et chacun des deux y aura choisi son propre trio d’appui), le titre secret à peu près déchiffré ( « sur ces entrefaites » signifierait : dans les intervalles  de temps ou de lieu disponibles, mais ce sont bien des « entrefaits » qui sont écrits ici, par des esprits qui, différents, soignent leurs intervalles, mais, alliés ou amis, savent user de ce qui les sépare), on s’apprête à logiquement baîller et spontanément ricaner, en tout cas sévèrement juger – quand du miracle a soudain lieu : ça tient, ça avance, ça convainc ! Oui, ces poèmes « entrefaits » sont faits (et bien faits) entre quatre tempes, découvrant leur inattendue authenticité, leur imprévu profit, et d’abord leur collective et réjouissante sagacité. Poèmes alternant yeux (ou oreilles ?) et mains, comme prodigues interprétations et sûres relances, en « quatuors » d’un genre puis de l’autre, par des auteurs se faisant à la fois singuliers et solidaires, effacés et suggestifs, rivaux et complices, vigilants et inspirés. (« Fertilité dans l’intervalle« , écrit, à bon droit, Jean-Pierre Otte dans le bref Avant-propos p.5). Cela donne, chez nos dames, (pages 9 à 44) quelque chose comme ceci (p.24) :

« La sève du vivant en d’infimes royaumes

Repousse sa lente décomposition

Et de l’âme attendrit la matière.

Au bout de la branche comme à la pointe du sexe,

En équilibre fragile sur de puissants embruns,

Le destin est entravé par l’unique intention de féconder.

La nature entraîne toute vie dans son cortège dionysiaque.

Et moi, en ce printemps tragique, je danse et prends feu,

Je virevolte d’insolence et de douce langueur.

Dans un cycle qui ne m’appartient pas,

Solaire et porteur de tempêtes géomagnétiques,

Je m’abandonne enfin et la terre chante en moi« .

Et, chez nos messieurs, (pages 47 à 102), autre chose, comme ça (p.57) :

« Celui qui porte sa vie comme un simple vêtement

Mesure mètre à mètre les blessures de son coeur

Et dissimule dans ses plis les images de

Sa douleur, faites de plaies et cicatrices.

Il cherche des mots pour exprimer son silence,

Ne trouve rien d’autre que son reflet

Et le reflet même des rivières oubliées.

À quoi sert-il encore de trafiquer son âme

Si l’âme des tripots ne sert que le hasard ?

Peut-être faut-il alors marcher nu,

Vêtu seulement de l’ombre qui tombe des arbres

Quand il serait peut-être plus aisé de mourir. »  

   L’avantage d’écrire à quatre esprits, et dans un ordre réglé de sorte à neutraliser les contacts, les interférences, les pressions, et de promouvoir, au lieu de l’habituelle suite des idées dans un cerveau, la poursuite d’une idée dans la ronde des cerveaux, c’est l’égale répartition du risque (partager sa tour d’ivoire) et de l’aventureuse finalité (accoucher à quatre d’un orphelin, taré comme génial). Ces deux groupes de quatre auteurs se connaissent, se sont choisis, se font confiance, s’apprécient (chacun sait bien qu’il ne comptera pour les autres qu’autant qu’il admettra de compter sur eux) – mais veulent bien d’un exercice qui hérisse d’emblée tout poète normal : faire dépendre son inspiration du bon-vouloir des autres et son bon-vouloir de l’inspiration des autres, devoir écrire à son tour seulement (comme quatre factionnaires d’un chemin de ronde, se relayant mécaniquement à chaque angle droit de la forteresse – se privant ainsi du moindre Tout à soi seul !) et à la fois malgré et grâce à ce qu’on vient de lire. Pour le dire franchement, un style à quatre mains est aussi improbable qu’un autographe de menotté (aux autres) n’est ample et libre. Mais il y a du panache en chacun à prendre d’avance la responsabilité d’une idée aux trois-quarts (au moins !) étrangère, comme à se vouloir bien simples consoeurs de bric et de broc, ou confrères de bric-à-brac : le boudoir des dames sera débarras rigoureux, et fera cacophonie distinguée; le fumoir des messieurs causerie de ferrailleurs du sens autour d’une Muse hétéroclite. Et, même quand la réussite spirituelle est là, elle naîtra de l’heureux brouhaha d’un confessionnal encombré !

   C’est, quoi qu’il en soit, avec ce livre, l’invention d’un merveilleux exercice. L’occasion de questions fondamentales :

1) Quel premier vers ? Comment bien commencer un rêve qu’on ne continuera pas seul ? Doit-on scénariser l’accroche (« Depuis l’oeil-de-boeuf, le chat surveille le jardin« , p. 22; « Une cigarette de marque inconnue dans un cendrier Ricard« , p.30; « Apparut alors un homme qui n’était fait que de vitres« , p.55; « Quand cette fille glacée nous prendra par la main » (p.73) , au risque de tordre le poignet des scripteurs suivants – dont soi-même, quatre et huit lignes plus loin !). Faut-il privilégier la généralité imprécise mais polymorphe (« Ce qui s’atteint au moyen d’une échelle« , p.75; « Un ciel de traîne dans le mental« , p.85), le paradoxe subtil mais verrouillé (« Sur le point de ne jamais paraître« , p.77, « Quel bel avenir derrière nous« , p.79), le mince sentier assuré de se faire autoroute (« L’herbe longue accompagne la solitude des vieux murs« , p.40; « Il arrive parfois que la nuit mente au jour« ,p.62), le prometteur frisson d’alcôve (« Insolence narquoise du déhanchement« , p. 19; « Reflétée dans la psyché, sa vulve jusqu’ici explorée du doigt« , p.36; « Dans l’obscurité, une odeur de femme« , p.83), ou, tout bonnement, le vers digne de valoir poème (« Distrait, le jour descend parfois au fond des caves« , p.74) ? La réponse est que tout est bon pour qui sait suggérer d’aimer le suivre.

  2) Un deuxième vers doit-il prolonger (« Là-haut, pieds légers, âmes affranchies, gambadent nos aïeux./ La terre tremble à chacun de leurs mouvements désincarnés« , p.37), confirmer (« Le point du jour avait un goût de pain d’épices/ Et la lumière, celui d’une bière brune d’Irlande« , p.78), préciser (« Trois nuits et trois jours à battre la mesure,/ À contretemps d’un effondrement intime« , p.27) nuancer (« On se perdra au bout des peines, malgré l’horizon repoussé./ Parce que vivre est la grande aventure des perdants« , p.33) ,  ou déjà gauchir (« Donnons-lui un miroir en guise d’adieu,/ Un miroir où l’on peut dévisager son âme » p.91), combattre (« Immobile dans le libre courant de la rivière,/ Le cormoran résiste à l’attrait de son ombre. » p.28), voire transfigurer (« J’aimerais tout connaître des rêves de la chevêche,/ D’autant qu’elle est souvent apparue dans les miens.« , p.98) le premier ? La réponse est que tout ce qui fait intelligemment durer le désir plaît.

 3) Comment conclure, seul(e), un poème à quatre mains, sans faire ni le mariole, le comptable, le fossoyeur,  l’inspecteur des travaux finis, ni le Juge du dernier Jour ? Fermer un poème, est-ce en assurer l’inventaire (« Se dispensant ainsi d’en balayer les larmes« , p.68), claquer sa porte (« Les migrateurs y passent indifférents« , p.51), border tendrement son mystère (« Là se couchent les pierres, arrimées au ciel« , p.20), éclairer la pièce suivante (« Tapie dans l’obscur, la vérité lance un nouvel hameçon« , p.37), ou recoucher tranquillement tout le monde (« Celui qui triche ne trompe en fait que lui-même« , p.72) ? La réponse de nos messieurs et dames est que le bon dernier vers est celui auquel le poème qu’il achève donnera raison. Comme ce recueil donne à nos deux fois quatre (périlleux et pacifiques) jouteurs raison de l’avoir écrit.

  On ne saura certes pas davantage, lecture faite, si le sens transmissible de la vie est sceptre ou bâton merdeux, mais la double leçon de miséricordieuse sagesse que chacun(e) tire assez de l’existence humaine (admirer ce qui sut aller avant nous; aimer ce qui saura venir après) trouve ici, à chaque fin de ligne et début de la suivante, son honneur et son prix. Comme on voudra bien le méditer ici, successivement, en l’alerte et solidaire humour de quatre dames (Carmen Pennarum, Valérie Defrène, Valère-Marie Marchand, Myette Ronday), puis la conviviale et lucide finesse des quatre messieurs (Michel Diaz, Yves Arauxo, Jean-Claude Tardif, Jean-Pierre Otte) :

« Où mettre encore la clé de contact ?

Dans un sac banane, la poche contre le coeur,

Pour partir à reculons, aimer sans perdre la raison,

Et embrayer dans le roulement des heures.

Pourquoi ne pas mettre le doigt dans la plaie ?

Oser un démarrage comme un coup de sécateur,

Trouer les nuages pour atteindre l’azur de la pensée,

Avancer, explorer, sculpter l’ombre qui se distend.

Mais comment à tout instant retrouver l’élan premier

Sans se précipiter dans le vide comme Thelma & Louise ?

Comment accorder ce que chaque part dissonante réclame

Et finit par trouver sur les chemins qui nous inventent ? » (p.25) 

« La haie, qui sait, nous regarde ?

Les moineaux le savent et s’en étonnent.

Le paon, lui, avec des yeux partout

Qu’il rouvre à chaque lever du matin,

N’a pas besoin de se cacher pour voir.

Plus rien ne le surprend dans la roue de la vie.

Nous regardons le monde qui nous regarde

Et se demande qui pourrait vivre après nous.

Nous avons perdu de vue notre nombril,

Nous ne savons plus rien de nos corps éblouis.

Quant à l’oiseau-lyre qui a niché dans la haie,

Il chantera sans nous le poème du monde » (p.93)

Eloge des eaux murmurantes, lecture par Eric Chassefière

Note de lecture publiée in Francopolis (septembre 2024)

« Michel Diaz nous livre dans ce vaste recueil aux lents méandres de mots et de pensées, conçu dans l’écoute des sources, qui deviendront ruisseaux puis rivières, et ponctué de gravures sur bois de Lionel Balard, une méditation sur la fragilité de l’instant, l’imprévisibilité du chemin, dont le cours léger de l’eau jaillie de la pierre, et scintillant dans la pénombre des fourrés ou entre les cailloux de quelque sente étroite, constitue dans ces pages la métaphore minutieusement explorée.

Cette source jaillie de la pierre, ce chuintement de l’eau qui sourd, une eau nous confie le poète « déjà liée à la lumière, à la parole commençante, ce balbutiement, inséparable encore de sa part de pénombre », ce cours encore hésitant à trouver sa pente, ne sont-ils par ailleurs ceux de la vie, de la parole balbutiante qui explore, « source qui cherche son chemin / … / à l’orée du silence et au seuil de la voix », imprévisible chemin qui serait celui du poème à naître : « une matière souple et fluide, insaisissable, en calme devenir / dans l’évasement de son souffle, vers cet inconnu qui l’attend, la trajectoire du poème / pour peu que l’exigence de sa transparence la maintienne éveillée ».

L’eau qui court, scintille, sinue, rebondit, se fraie passage, se fait au fil des pages matière même des mots du poète, les poèmes deviennent images fugaces de l’eau, à l’égal des gravures aux riches effloraisons de noir placées en regard des textes. Écoutons le poète :

son bruit, une caresse d’air, à peine perceptible, le glissement d’une navigation très lente dans les veines

perpétuelle ambulation qui s’abandonne à la mémoire de son cours, elle est cheminement sans hâte au lieu de sa disparition

ce n’est qu’une brassée de paroles légères, un chuchotis errant, intraduisible, qui distribue les traces de sa voix entre les couleurs et les ombres

La forêt ici se fait corps, la rivière qui s’écoule en elle et l’irrigue de sa mémoire sang qui lui donne vie, mais une vie fragmentée, noyée dans le bruissement de l’impermanence, « don de la fugitive au perpétuel parler incertain, qui inlassablement nous dit l’éphémère et le périssable / nous révélant à chaque instant, au vif des signes, l’inaudible rumeur du temps ».

Il y a dans la poésie de Michel Diaz, cette idée qu’on retrouve clairement formulée notamment dans son recueil « Sous l’étoile du jour », d’une errance de l’homme inhérente à sa condition, errance sans fin dont l’inachèvement même donne sens et substance à sa vie, une « lente errance, songeuse et parfois éblouie, sur nos chemins d’imprévisible », écrit-il dans la dédicace à l’exemplaire transmis par ses soins. Les gravures de Lionel Balard illustrent à merveille cette idée d’une errance sans limite, avec leurs labyrinthes de motifs blancs et noirs s’enchevêtrant dans la profondeur de la page, qu’il s’agisse de formes de fougères s’entrecroisant, d’échelles de reflets s’étageant au long d’une rivière, d’arbres déployant un incendie de noir dans l’incendie de blanc d’un ciel, de mosaïques de cailloux et de racines signalant une sente au fond d’un sous-bois, autant de compositions donnant corps à la déambulation du lecteur « en ce dédale de ciel dur et de berges muettes » que nous offre le poète traçant cours de cette eau qui sans fin se dérobe pour renaître ailleurs.

Il faut se laisser prendre au jeu des méandres et des lenteurs de ces textes qui cherchent, derrière « l’éphémère et l’impermanence des choses », à nous faire saisir le miracle de la poésie et de l’accession à l’état de présence au monde qui en est la condition. Le poète, comme le lecteur, en ces pages, se font marcheurs, portés par le murmure de ces eaux dont peu à peu ils parviennent, peut-être, à saisir la source dans l’intégralité de son cheminement de la naissance à la mort : « le temps n’existerait donc pas / telle est l’eau, de loin si troublante et de près si confuse, qui reste là toujours, mais s’étire et s’échappe comme un chemin, appelé à renaître pour se défaire dans un murmure de galets, de cailloux et de sable qu’aucune main ne fouillera jamais ». Comme si le chemin lui-même se faisait écoulement du temps, que marchant sur le chemin, on atteignait une certaine forme d’éternité, cette humanité peut-être que nous confère notre obstination à atteindre un but que nous savons inaccessible, et nous garde de toute désespérance. Citons Léon Bralda : « Mais nous marchons dès lors [en quête que nous sommes d’un fugace reflet] dans la sonorité nouvelle de l’heure qui murmure le monde, appelle un devenir, nomme à notre encontre ce que sera demain ». Mais laissons parler Michel Diaz :

cette eau, d’aucune forme prise, mais entre errance et veille miroir de toute impermanence, pour dire la lenteur de l’indicible, le chatoiement des cendres du fugace

et la balafre de son rire clair à travers ombres et décombres, la vase et le piétinement des pierres, en route vers l’ailleurs

cette blessure irréparable ouverte sur le vide

Blessure peut-être de l’inachèvement dont nous tirons la force de continuer, explorer sans relâche ces paysages où se répand la source de vie qui nous a donné naissance, et qu’il nous faut explorer au plus près de notre être véritable, si nous voulons vraiment faire poésie, libérer pleinement et sans entraves cette eau primordiale dont faire, tâcher de faire, le cours de notre vie. Un beau livre dans lequel se perdre et sans cesse se retrouver entre naissance et devenir. »

Eric Chassefière