Archives de catégorie : Poésie

Oubliez-moi

Oubliez-moi

Un jour, il sera temps, je partirai, sans vous en avertir. Je le ferai sans crainte ni remords, comme on écoute quelque chose qui appelle de l’autre côté de la fenêtre, une voix qui s’effile, un feu épuisé d’ombre qui cherche à se coucher aux dalles du sommeil.

J’irai alors, frôlant le ciel, nager au large de la mer et ne reviendrai pas. J’irai marcher, par un beau soir d’orage, sa violence d’eau, la nuque offerte et agitant les bras pour invoquer la foudre. Je marcherai longtemps, au long du fleuve, suivant ce fil de jour qui tremble sur les feuilles, pour choisir le saule complice auquel j’accrocherai la corde qui me permettra de vous tirer insolemment la langue. Je choisirai un lieu désert, à l’écart de tout et de tous, un branlant chalet de montagne, une cabane délabrée isolée dans le causse, y abandonnerai mes forces pour glisser, lentement, dans l’heure imprévisible de l’oubli.

Je m’en irai, sans peine ni remords, en saluant les aubes et les crépuscules qui m’ont vu passer, et celles, tout aussi indifférentes, qui continueront leur route sans moi. Laissant leur ombre aux ombres, je continuerai à plaindre les hommes jusqu’à la dernière seconde, et le monde si beau qu’ils s’emploient à nous rendre si peu et si mal habitable.

Je me laisserai traverser jusqu’aux os par les javelots du soleil, aveuglé de vertige, au bord d’une falaise qui donne sur le vide, en bordure de soi et bordure de monde. Je me dissiperai dans les brumes dormantes d’un vin d’amour, goûté jusqu’à l’extase du plus-être, dans la matière des nuages, dans la couleur des blés, au secret d’un fossé, entouré d’animaux obscurs et méprisés, d’un chat blessé venu ici agoniser à l’abri des regards ou d’un hérisson mort, qui m’aideront à mieux comprendre ce que sont les chemins de nuit. A voix muette, je m’installerai dans la paix savoureuse d’un arbre creux qui se refermera sur moi, recousant son écorce avec la bienveillante compassion qu’on accorde aux blessés dont on sait qu’ils vont nous quitter.

J’abandonnerais aussi bien volontiers mon corps aux crocs des chiens errants et aux becs des rapaces, aux serres acérées des vents et au doux linceul de la pourriture. Je ferai frères et sœur, dans mon éloignement de vous, ces brins d’herbe froissée de froid qui hérissent le flanc des talus, le caillou de la sente que lisse le charroi des jours, le galet roulé sur la plage, et la feuille qui tombe au premier râle de l’automne.

Je serai là, dans le velours grisâtre du lichen qui recouvre les pierres, la mousse qui s’incruste aux ardoises du toit, dans la rose flétrie qui bascule au bout de sa tige, dans le corps de la guêpe tombée au fond du pot de miel, ou dans cette charogne abandonnée au noir d’une ravine.

Je serai ce qui reste de jour dans les flaques d’eau sombre, sa lumière de neige sale, ce qui repose dans la vase qui tapisse le lit des étangs, ce qui croupit dans les ornières, une chanson perdue, un mirage qui se dissout dans les poussières de la route. Je serai cette absence à laquelle donner un nom ne sera plus possible, cette trouée soudaine dans un ciel de traîne qui s’écarte comme un rideau pour laisser apparaître, au fond du fond des yeux, une étoile défaite.

C’est quand je me tiendrai au plus profond de mon effacement, cet endroit où le temps s’affranchit de lui-même, n’ayant plus rien à dire et plus rien à penser, que je saurai former, aux lèvres du silence, pour rien ni pour personne, comme en la première innocence, les exactes syllabes de l’indicible.

Et je le dis à ceux qui m’ont connu :  « Si vous m’avez aimé, ne me retenez pas et, s’il vous est possible, je vous le demande, oubliez-moi passionnément. »

Mai 2022

Telle est la nuit

Telle est la nuit, livres d’artiste, peintures de Paola Di Prima, extraites de sa série « Espace », texte de Michel Diaz (2021)

voici la nuit telle est la nuit

temps immobiles devant lesquels nous sommes égarés éperdus chancelants

présence dont nous ne voyons qu’une disparition qui flotte à la surface du regard un silence impeccable et son aveuglante poussière particules en suspension

quelque lieu du réel auquel nous n’avons pas accès et dont pourtant nous sommes

nul au-delà du noir alors parfois la peur qui vient et le vertige de l’émerveillement et la chute sans fin dans l’incompréhensible

nuit soustraite à la nuit page noire criblée de hasards présence des confins dans leur harmonie victorieuse

nudité de la langue sous l’œil d’un monstre qui nous rêve

Le verger abandonné – revisité par Léon Bralda

Aubière, le 26 septembre 20,

Mon cher Michel,

Voici ce qui, pour moi, construit votre poème enchâssé dans ce superbe monologue que vous offrez à Ulysse, homme de guerre, égaré mais lucide, et dont la parole, ici, me semble tellement vraie, sonne si claire au souffle du poème… J ’aurais aimé écrire cela !

Avec toute ma sympathie et mon admiration

Léon Bralda

Le poème enchâssé – Le verger abandonné. Michel DIAZ

« J’ai revu ce verger, rangées d’arbres tordus que j’avais moi-même plantés à mi-flanc de colline, pour veiller sur la mer. C’était, pour nous, comme un pays qui ne savait que l’éternel, sur lequel régnaient le soleil et la magnifique lenteur des nuages…

Le sage dit que l’on ne doit jamais quitter un lieu où l’on a planté son verger. Mais moi je n’ai quitté ce lieu que pour y revenir. J’ai remis mon sort à l’errance, aussi bien que mon souffle, dispersé par le grand vent du large sur les sillons liquides de la mer. Car pour qui se nourrit des périls de l’errance et de l’aventure, la mer est infinie et le monde ouvert comme un fruit.

Je repense à mes arbres abandonnés, comme à du bois promis au feu, flammes qui veillent seules au bord du temps désert où s’éternise mon absence. Il me faudra demeurer seul, dans leur présence consentante. Je n’ai jamais appartenu à qui voulait me retenir, pas plus que l’eau du fleuve n’appartient à ses rives. Je n’ai jamais appartenu qu’à toi, à nos épaules confondues dans la tendresse de l’étreinte, et à nos hôtes silencieux, à leur voûte de feuilles légères… Me voilà bientôt parvenu, j’en suis certain encore, au bout de ce chemin dont tu es la dernière question et l’ultime réponse.

Des noms, je te dirai, j’en ai eu dix, vingt, et j’ai même porté celui de Personne. Aussi, mon nom, j’en tracerai du bout de mon index les lettres qui le forment, à même la poussière, ou dans le creux aveugle de ta paume. Je te demanderai ensuite, plus simplement, de me suivre au verger. Je vois avec les yeux de la mémoire…

Oserai-je, pauvre et nu, me présenter de nouveau devant toi ?… Je parlerai d’abord aux arbres qui m’attendent. J’oserai enlever devant eux mon masque usé par la fatigue du voyage. A eux d’abord, je dirai tout de mes longues années d’absence.

Tu m’as même dit en riant que tu aurais aimé ressembler à un arbre, un de ces humbles arbres du verger, pour n’avoir plus entre toi et le vent, l’eau, le ciel, la terre, cette patiente servitude vissée sur chacun de tes jours. Et rien n’aurait été perdu, puisque au-delà du poids des ans constamment détourné en promesses d’abondantes récoltes, tu aurais seulement travaillé à pousser ta racine et agiter tes feuilles…

Puis j’ai erré, de-ci, de-là, naviguant sur les bris du temps, vers des ivresses d’inconnu et de louches extases, mais bien aussi en des lieux où, bien souvent, j’interrogeai la mort… Temps et distance, comment les abolir ?

Cette lettre, je la remets au rouleau de la vague dont la rumeur glissant sur ses crêtes d’écume échouera, je le sais, sur tes rives. J’ai besoin de mes arbres, entends-tu ?… Un besoin absolu qui bat au fond de tout mon être comme ailes d’un oiseau nocturne. Car ces arbres auront pris sur eux d’accueillir, entre leurs bras difformes, les fantômes de mon passé. Tu m’aideras ensuite, mais plus tard, à planter d’autres arbres. D’autres qui seront aux premiers ce qu’est l’étoile du matin qui monte du fond de la mer, quand celles de la nuit s’y sont déjà noyées.

Il s’agit seulement d’aller, vers plus haut et plus loin. De trouver, de forcer le passage, d’essayer toujours d’être en avance d’un pas sur celui qui redoute de se poser devant le précédent. En vérité, ici, en marche vers nulle part, nous sommes dans les mains du temps qui, redevenu pierre, a gardé souvenir des corps ensevelis. On ne sait plus quand, ni par qui.

Ce qui demeure du réel, presque rien, n’est qu’un sentier pentu qui ne monte ni ne descend, où l’on marche sans avancer, une grappe d’instants circulaires qui ne sont qu’éternels maintenant. Vers quelle région de l’être me conduisent mes pas ?… On aurait presque peur de fermer les yeux. De les tourner vers le dedans pour les confier, ne serait-ce qu’un seul instant, à l’écrin de leur ombre. Au péril de perdre de vue ce qui reste de ciel. Pourtant, il n’est vraiment, en ces confins, que l’infinie patience de la mort dans l’épaisseur des pierres… Parole qui jamais ne cesse. Se cognant ici au mur des nuages, s’accrochant aux grilles des arbres, chargée en même temps d’une intarissable ferveur.

Je n’ai, en cet instant, qu’à fermer les oreilles de ce qui murmure sans bruit pour écouter avec les miennes la vague qui soulève mon passé, ta voix qui me ramène à ces images fulgurantes de l’enfance, celles où je te vois me tenant par la main… Densité du silence qui pèse, comme pèse la neige vieille d’un million d’années. Espace de désolation d’une âme qui se prend aux pièges de ses doutes, mais lieu de convergence de l’ici et d’un informulable ailleurs, du ceci, du cela, emmêlés dans la trame d’une mémoire qui cherche douloureusement en elle-même la trace de ses origines. Ainsi, j’avance… sans me laisser gagner pourtant par le renoncement.

Est-il encore temps de partir à rebours, vers ce qu’on a quitté ? Qui lui aussi nous a quittés ? Car comment, encore, sinon s’aveuglant d’illusion, ne pas s’avouer la terreur de se voir lentement vieillir dans le miroir de l’autre ? Dans la persévérance d’un visage aimé où, comme sur un front de pierre, se dessine l’heure du saut de la mort ?… Qu’aurais-tu à apprendre du vieil homme que je suis devenu et qui n’aspire plus qu’à tourner la page de son passé ?

Pourtant, si tout est perte ici, obstinée reconquête du Rien où se fonde l’immense gratuité du vivre, c’est que l’on marche vers soi-même, sur ce chemin qui ne serait rien d’autre que la voie des dieux. Espace du dedans, chambre obscure où l’on cherche à toucher sa racine pour s’abîmer dans les ténèbres de son accomplissement.

… Je le sais maintenant. Je n’ai jamais été que de la patrie de l’errance, et l’errant n’a d’autre patrie que celle de sa solitude et de l’arrachement perpétuel, pas d’autre but à espérer que celui d’une terre introuvable, et pas d’autre horizon que celui qui recule à mesure qu’il va.

Je sais que j’ai atteint, ici, et comme aux limites du temps, l’extrémité du monde, un lieu où la vie puise encore ses ultimes ressources dans ce si peu d’espace que lui cède la mort… Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part. dans le dépouillement et le délaissement progressif de soi-même.

Disparaître, voilà. Disparaître de tout et de soi. Disparaître à jamais. Et s’incliner au bord du monde. Pour ne jamais revenir… Demain sera plus doux à ton chagrin si tu sais et acceptes que je cède à tes lèvres le nom de ma mémoire. Puisque l’amour exauce parfois sa blessure, nous aurons déposé la cendre de nos yeux et celle de nos gestes dans la boîte en argent du Temps. »

Deux prosèmes

Jardins de bords de rivière – e-vellour

Textes inédits publiés sur le site Bribes en lignes de Raphaël Monticelli (mai 2020)

pénétrer dans ce jour, par les anfractuosités de ses cassures vives, dans la syncope d’une violence profilée aux lointains, par la lucidité d’une lame toujours ressaisie par son fil, et toujours prête au sacrifice des chimères de l’aube

achoppement, béance, parturiente émergence, en suspens dans des choses encore innommées, s’en tenir à la terre, comme on se lève avec un feu qu’il faut ranimer de ses cendres, ou comme on se réveille à l’aplomb d’un roc vertigineux, meurtri d’une palpitation qui passe dans le souffle et le refus de sa douleur

s’en tenir d’abord à un pas, cette enjambée, la première et dernière, toujours, que pousse la suivante, glissant de l’une à l’autre, et s’écorchant les paumes comme on tient un cordage trempé, ne pas tomber, à vif, et mourir seul ici, dans l’incertitude de toute espérance

pas qui gravit, marque sa crête pour ne pas descendre au ravin rejoindre le vent aigre et l’air scabreux qu’il brasse

avancer, les vertèbres nues, hausser, jusqu’à hauteur de jour, ce qu’on en saisit de lumière, offerte à l’aile du faucon découpée dans le ciel et, gestant sur la terre des morts, fouler ce qui se lève d’herbe fraîche depuis le fond de leur fermentation

* * *

traversé le lieu-dit de Basses-Fougères, retrouvé ton chemin d’herbes hautes, en lisière d’un bois d’acacias, tu t’avises soudain que tu as perdu ton carnet, mais c’est sans importance, te dis-tu

tu n’écris ordinairement pour personne, ou pour quelqu’un, tu ne sais pas, peut-être un inconnu, aveugle, mais muet aussi, pour cette ombre d’un autre, un inconnu aveugle qui est là et attend, depuis toujours peut-être, et qui fouillera de ses mains tisonnières dans les résidus d’un brasier depuis longtemps éteint

tu lui passeras autour de la gorge le nœud coulant de tes questions, au-delà de ta voix, un nœud qui glissera sur la peau d’un vivant, que tu adosseras au mur, au-dessus de l’espace ouvert, un silence de funambule, là où les mots se jettent, laconiques, dans le risque absolu de leur destination

peut-être lui laisseras-tu, autour du cou, cette cicatrice inversée de ce qui fut l’instant incandescent d’un spasme d’agonie, cette étincelle d’une joie, aussitôt répudiée, l’instant d’une brûlure qui ne se savoure ni ne se partage, une morsure éteinte dans la chair du temps, et sans témoin de l’impossible traversée du souffle

peut-être aussi sera-ce invitation pour lui à s’avancer d’un pas léger, à travers les roseaux, vers la bruissante obscurité de la rivière, et à marcher, sans y sombrer, sur le miroitement de l’eau, dans la plénitude du soir, les mouvements d’une lumière qui se joue entre les branches

la lumière des mots perdus mais qui continuent de briller dans le noir quand le jour a posé sa cendre sur nos yeux – et que cet aveugle verra, marchant sur l’eau et les suivant, sans rien pouvoir en dire

Michel Diaz

Deux prosèmes

Textes publiés sur le blog de Daniel Martinez, Diérèse et les deux Siciles, le 28/03/2020

Un auteur de Diérèse : deux poèmes de Michel Diaz

tu marches désormais vers le jour le plus simple, celui que tu peux voir sur le chemin s’avancer au-devant de toi et précéder la trace de tes pas, celui-là, tant perdu, retrouvé, que tu peux regarder en face, qui plonge son regard dans le tien et qui te laisse lire sur ses lèvres

il sait faire sa place au plus humble et au plus familier, à ce qui s’incline toujours vers le bas et se donne, sans ruse ni calcul, aussi simple qu’un souffle d’air sur ce qui va germer

il en va de ce jour, tu le sais, comme des amours brèves, une aube les reprend, une ombre les délivre, un soir de lune fraîche les veille et les prolonge, un ciel de matin pur les délace de tout tourment, leur fait le sang léger, un front de pierre lisse, change leur bouche en arbre et leurs yeux en promesses d’oiseaux

il faut croire que maintenant le passé le cimente, que le présent le porte

qu’il en va maintenant de lui comme des fondations du monde, comme de ces bûches d’un bois fraternel, qui brûlent lentement et se consument sans se plaindre dans l’âtre des persévérances

* * *

offrande, en attendant qu’une main la recueille et que l’ombre la renouvelle

offrande à tout ce blanc qui a bu aux fontaines des doutes et des amertumes, jusqu’à la lie de son silence

offrande en touffe d’immortelles et en éclosion de pavots, ou en forme d’épaule obscure mais si douce de lait nocturne

offrande à la pierre nue des margelles, à leurs lèvres torrides qui saignent sous le soc de midi, aux soifs inapaisées, à l’étincellement de la rosée, à ce qui brille d’eau lustrale aux fentes des rochers

offrande aux voiles noires du matin qu’emportent les lumières vers des horizons où s’effacent les rides de nos peurs

offrande, pour ne plus attendre demain, mais pour ouvrir son nom à un pays qu’on ne saura jamais, qu’on devine là-bas, au bout de la parole, et ce qui germera des yeux, enfoui, là-bas, comme un berceau dans la mémoire lisse de la neige

quelque part où la lumière pleut


Michel Diaz