Archives de catégorie : Chroniques, préfaces et autres textes

Enraciné – Jean-Pierre Boulic

Enraciné, Jean-Pierre Boulic, La part commune (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 88 (automne 2023)

         Ce nouvel opus de Jean-Pierre Boulic nous offre, après bien d’autres, de bien beaux et sereins moments de lecture. Des murmures d’images légères comme des envolées d’oiseaux, une pure musique du cœur toujours recommencée.

Ce recueil, composé de poèmes brefs, aux vers courts disposés la plupart du temps en distiques, tercets ou quatrains, divisé en 4 sections, Veille, Matin, Fête à venir, Hymne, commence pourtant par des notes sombres, comme une page de musique nous fait d’abord entendre la voix grave d’un violoncelle, ce qu’il cèle d’intime douleur. Ainsi, ces premiers vers : Tu n’as plus les mots / Qui disent ce que tu désires // Ton pas s’est arrêté / Au bord de ce banc. Ou ceux que l’on trouve dès la page suivante : Tu as la douleur / De ne plus savoir écrire / Le mot qui convient. Ailleurs, plus loin, ici et là, les mots ébauchent un paysage de froidure dans un temps aux couleurs meurtries et comme suspendu : Menaçants nuages / Terre recroquevillée / Attente du gel. Paysage d’automne ou d’hiver d’où la vie semble s’être retirée : Les bras vannés en décembre / Des peupleraies désarmées. Paysage qui semble isolé à la périphérie d’un monde déserté de feuilles, d’oiseaux et d’humains : Vents ébouriffés / Effeuillent les larmes / Des arbres fanés. Semble alors s’insinuer, dans ces premières pages, comme une sourde angoisse existentielle contre laquelle le poète nous paraît démuni : Tout tremble / De s’éveiller les mains vides / De ne pas entendre / Chants d’oiseaux et beauté des heures.

         Mais ce serait bien mal connaître Jean-Pierre Boulic que de penser qu’il cède à l’ennui d’une saison, à la peine commune de vivre, à la tristesse ou aux tourments de l’âge, ou à la lumière crépusculaire qui menace ce monde. Ce serait aussi sans compter sur la nécessaire architecture d’un recueil qui nécessite que pour pouvoir atteindre de plus claires plages du cœur il nous faut, comme fait le plongeur de fond qui abandonne par paliers la mi-pénombre, remonter de manière croissante vers ce point de lumière qui, ainsi que je l’ai écrit ailleurs, « malgré la détresse, le désenchantement, l’indifférence, nous dit l’éblouissement de la création, le soleil de l’esprit et des mots ». Mais encore faut-il faire l’effort de se hisser jusqu’à ces régions secrètes de l’être où notre âme, allégée du poids de chagrin qu’à nous-mêmes nous sommes, peut épouser le souffle invisible qui passe sur la terre et tel un arbre y assurer l’innocence de ses racines.

         Et « Enraciné », le poète l’est, mais autant dans sa terre d’Iroise que dans celle d’où germe toute poésie, celle qui chante l’homme en accord avec toutes choses, son effort quotidien et jamais accompli pour célébrer le monde, s’y reconnaître humble partie prenante indissociablement autant qu’indispensablement liée au vaste Tout de l’univers

         Aussi, dès les premières pages, s’allument çà et là, quelque promesse de lumière, comme une braise qu’on croyait éteinte se ravive sous la cendre : Non ce n’est pas la blessure / De la neige du jardin / Dans l’ombre du sycomore / Mais un saut de rouge-gorge. Puisque en dépit de tout La vie balbutie / Cherche les miettes tombées. Ces minuscules miettes et ces modestes traces de la vie résiliente, le poète les quête et les cueille comme ce qui, du fond de l’espérance, persiste à demeurer. Et ce sera aussi bien une rougeur timide / Dans le trou du granit, ou les yeux vigilants du phare au large de la côte, ou la nuit qui entend les voix de passage / Dans un frôlement d’ailes, suscitant, grâce au silence / Un indicible chuchotement.

         La seconde section, Matin, s’emploie à desserrer l’étau qui tenait d’abord enfermé Ce désir qui t’affame, cherchant Quel geste le délivrera / Te laissera respirer. Mais trouver l’apaisement exige que l’on œuvre à s’éclairer de silence, que l’on prenne soin d’écouter Le secret des images / Et de leurs couleurs. Il faut travailler à défaire les filets de la nuit, laisser le printemps surgissant apprivoise(r) ses paupières, ne jamais humilier les nuages, Croire à la trace / Des points d’envol / Que l’on découvre en chemin. Alors, écrit Jean-Pierre Boulic, Qui veut voir les événements / Sous le voile de leur mystère doit ouvrir sa main au matin Pour lui donner son grain, et croyant au vivant il pourra pleinement goûter la Merveille d’être créé / Et sans cesse de le dire.

         Le titre de la troisième section, Fête à venir, est explicité par l’auteur, dès le premier poème : Par un enchantement / Le soleil ouvre l’œil / Et sa lueur présage / Peut-être la splendeur / D’une fête à venir. Et c’est un ciel traversé d’oiseaux, la rumeur calme de la mer et le susurrement des vagues, quelques gouttes qui tombent les feuilles, la respiration d’une légère nuit d’été, l’azur profond de l’océan, les mots qui ont l’odeur du vent, celle des arbres et des fleurs, un goéland posé sur une roche, la lumière du couchant qui oublie la clameur du jour, qui retiennent alors toute l’attention du poète. Tout ce qui, sous ses yeux, fait le monde et nous donne à voir La beauté du visage / De la terre et des ciels. Cet itinéraire de la joie, patiemment reconquise, est celui de quelqu’un qui pose ses petits cailloux dans un paysage où les arbres marchent, où l’on entend les parfums et couleurs du silence, où les barques semblent prier sur les galets des marées basses, où les songes viennent nicher / Dans ton cahier d’écolier, et où ce que le ciel ouvre à l’indicible est à portée de main sur la page vierge du ciel.

         C’est dans Hymne, la dernière section du recueil, que la voix du poète, une fois épuisée La souffrance des blessures, peut pleinement s’accorder à Cet élan de l’âme comme à la vraie mesure de (sa) voix. Et cet exode intime vers le plus pauvre et le plus vrai de l’être est sans doute chemin de sagesse où Sur la harpe des branches / Où transparaît le vent / Une intime musique, il lui est donné d’entendre le souffle des sèves et d’apprendre l’oubli de soi, chemin d’humble patience sur la terre des hommes et sous le poids des jours.

         Je ne puis résister ici au désir de citer ces quelques vers de Rilke, extraits du Livre de la Pauvreté et de la Mort : « Seigneur […] Oh, donne-nous la force et la science / de lier notre vie en espalier / et le printemps autour d’elle commencera de bonne heure ». Toute la démarche poétique de Jean-Pierre Boulic, de recueil en recueil, ne me semble pas être autre chose que l’inépuisable volonté de « lier sa vie en espalier » pour que le printemps toujours recommence, cette clarté tout intérieure mais qu’il sait si généreusement partager, cette clarté d’une Nouvelle genèse / Commencement du commencement / Horizon de la création.

         Michel Diaz, 28/05/2023

Dans un nid de flammes – Richard Rognet

Dans un nid de flammes, Richard Rognet, éditions L’herbe qui tremble, 2023

Note de lecture publiée in Diérèse N° 88 (automne 2023)

         Richard Rognet est né dans les Vosges, comme Arthur Rimbaud est né dans les Ardennes. Est-ce cette complicité entre ces deux régions voisines, situées à l’extrême Est de notre territoire, frontalières de l’Allemagne et du Luxembourg, qui a scellé cette relation entre ces deux poètes (dont le premier passa les Vosges à pied), ou plutôt cette aimantation de l’un pour la vie et l’image de l’autre ?

         En 2018 déjà, avec La jambe coupée d’Arthur Rimbaud, Richard Rognet s’interrogeait, ou plus exactement interrogeait le destin tragique du poète de Charleville, s’y employant à explorer la relation quasi fusionnelle qui le liait à lui de longue date. Dans ce recueil, Dans un nid de flammes, titre emprunté à Une saison en enfer, Richard Rognet confirme son ardent compagnonnage avec « l’homme aux semelles de vent », dans une relation plus forte encore puisque ce dialogue poétique met en scène « l’époux divin ».

         Ce recueil comprend 6 sections, précédée chacune d’une citation extraite d’Une saison en enfer, des Illuminations et, pour l’une d’entre elles, d’une lettre d’Arthur à sa famille. Les 57 poèmes qu’il contient sont composés selon des règles prosodiques dont le schème initial laisse pourtant place à quelques variantes : ce sont tous des septains en quatrains pentasyllabiques, aux rimes croisées, suivies ou embrassées, plus rarement libres mais toujours riches, et respectant la plupart du temps l’alternance des rimes masculines et féminines. Autant dire que cette démarche poétique (prouesse presque, pourrait-on dire), dont la poésie contemporaine ne nous offre pas d’autre exemple, nous rapproche au plus près du mode de versification qu’employa quelquefois Rimbaud (couplets faussement « naïfs », comme spontanément écrits, au rythme proche de la chanson ou de la comptine) et dont l’audace impertinente ou la feinte désinvolture, associées au « mystère » du sens, ou à son tremblement, se sont, bien plus que d’autres, gravés dans nos mémoires.

         Citons d’abord Rimbaud, le premier quatrain du poème extrait de Reliquaire : Entends comme brame / près des acacias / en avril la rame / viride du pois. Ou ceux-là, extraits d’Une saison en enfer : Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. // Mon âme éternelle, / Observe ton vœu / Malgré la nuit seule / Et le jour en feu. Et poursuivons avec les deux premiers quatrains par lesquels commencent le recueil de Richard Rognet : Quelle sentinelle / piétine mon cœur ? / sous quelle tonnelle / cacher ma stupeur ? // je plonge ma main / dans une rivière / où se vautre un nain / au rouge derrière.

         Belle complicité de ton et de musique que ce dernier explicite ainsi : « Comme avec la sculpture du Transi de Ligier Richier à Bar-le-Duc qui m’a inspiré, j’ai éprouvé le besoin de revenir sur l’homme et le poète en tant qu’humain. Tel un compagnon de route ». Revenir sur l’homme et le poète, certes, Richard Rognet s’y applique, tout au long de ce recueil, avec autant de sensibilité que d’art poétique consommé, dans des textes tout personnels, mais c’est l’esprit même de la poésie de Rimbaud (celle qui dit la vie, la liberté, l’amour, qui se joue des règles prosodiques, se défait des carcans imposés), ce qui fait sa chair toujours vivante et sa présence palpitante, qu’il nous offre à saisir et à partager. Aussi a-t-il raison d’écrire, dans le texte de quatrième de couverture : « … je m’approche de Rimbaud, comme je pense qu’il le fait pour moi, me signalant où je puis le retrouver, le rejoindre, au sein d’embrassades drues, de frôlements émus, au point que ce qui est à l’un est aussi intemporellement à l’autre. » Ainsi s’approprie-t-il aussi bien la plus haute tour, l’auberge verte ou ce qu’on dit des fleurs, et Sabine Lesur peut-elle écrire que ce « Rimbaud que Rognet respire sans orgueil revient au fil des pages dans des extraits du poète ardennais soigneusement choisis qui s’insèrent parfaitement au déroulé et ponctuent ce chemin de lumière délicatement abreuvée d’une belle ivresse ».

         En effet, plus qu’un hommage à Rimbaud, ce recueil est une déclaration d’amour (Toi, mon talisman) à « l’époux infernal » qui cultiva tant les mots qu’on chahute, // les strophes qui ruent, / les vers turbulents, / ces jongleurs des rues / chers aux quatre vents. Amour, pour un poète (venons-y / à ce nid de flammes), d’un autre qui, s’essayant à prolonger sa parole, à préparer son avènement, s’avance au seuil brûlant du poème et ne refuse pas de partager ce qui furent ses dernières souffrances : Ton corps mutilé, / mon Jésus exsangue / soit la grande clé / qui brûle ma langue ! // je me suis glissé / dans cette blessure, / j’entends le murmure / de ton sang glacé. Et c’est à celui-là encore qu’il confie, comme on s’adresserait au crucifié : Ta mort est vivante / elle est ma devise, ou être ta servante, / idéal seigneur. Et à qui il écrit encore : Je cours à tes trousses / car tu n’es pas mort, / glaïeuls, cresson, mousse / conjurent le sort.

         Délaissant les « côtés sombres » de Rimbaud, les aspects de son caractère maussade et violent, ses douteuses aventures africaines, ce que la légende ou le déjà « mythe » (alors qu’il n’était pas encore mort) n’a pas épargné au personnage du poète en s’emparant aussi de l’homme, Richard Rognet ne manque pourtant pas d’évoquer, ou de faire apparaître les propensions à « l’encanaillement » de l’adolescent, anarchiste et révolté, qui se refuse à travailler, et ricane quand on lui dit qu’il « se doit à la société », ni de négliger l’image du jeune ardennais que l’on nous décrit, à l’allure la plus débraillée, pipe au bec, cheveux dans le cou, gouailleur, insolent, défiant règles et conventions : ta race, est-ce bête, / ne s’installe pas / dans l’air d’une fête / où chacun s’ébat, // qu’à cela ne tienne ! / proie ou casse-cou, / que notre temps vienne ! / nous suivons les loups.

C’est, en effet, « l’homme et le poète » qui l’intéressent au premier chef, car en réalité, c’est par et à travers la poésie que « l’enfant » (comme Rimbaud se désigne lui-même dans Honte), va appeler et retrouver la puissance de l’amour : ce nouvel amour, cet amour universel que chanteront les Illuminations et qui doit unir tous les hommes dans un avenir régénéré. Aussi Richard Rognet écrit-il : à nous le langage / pas encore né / et tournons la page / de l’homme étonné // qui ne comprend pas / quel autre au-delà / ainsi peut nous plaire / et nous laisser faire // les douces folies, / les pas de travers, / qui livrent nos vies / au monde à l’envers.

         Car pour Richard Rognet, Rimbaud le rebelle n’est pas l’homme du refus, mais au contraire celui de l’acquiescement. Si, comme pour certains, enseveli dans la confusion de la vie, abîmé dans le refus, on souhaite s’éloigner, s’exiler, se sauver du désastre, pour d’autres, de la race des Rimbaud, dont l’éclat de rire tonne / sur tout l’univers, il faut s’accepter, épave dans la flottille, fane de la jonchée. Alors ce « non » que nous murmurions se défait dans notre bouche, et nous acquiesçons au futur sans oreille, à la terre qui se dérobe sous nos pieds, alors on va, on détourne / les vœux de bonheur / que le monde enfourne / sous un ciel trompeur.

         Et l’effet de ce « oui » est double : d’une part, il rompt avec un non désordonné qui n’est jamais que l’expression d’un refus de soi. Mauvaise fuite, colère vaine qui ne traduit qu’un désespoir où s’exaspère le refus non seulement de soi mais du monde. D’autre part, il fonde un Non, assuré de lui-même, un Non comme condition de possibilité d’un Oui authentique. Un Non qui s’ouvre sur une âme insurgée toujours, qui éructe de vie chaleureuse, qui craque, fuse, étincelle, une âme qui s’ouvre au vent qui vient, qui permet d’écouter frémir / feuilles et branchages / puis, contents, partir / pour un lieu sans âge // puisque les aurores / frôlent nos forêts… En portant le flambeau des loups réfractaires.

         Si « l’acquiescement éclaire le visage, écrivait René Char, cet autre amoureux de Rimbaud, le refus lui donne la beauté ». Et l’un ne saurait aller sans l’autre, sans leur embrassement/embrasement. Aussi Richard Rognet peut-il écrire : frères d’infortune, / certes, vagabonds, / décrocher la lune / brûle nos poumons, ajoutant dans la strophe suivante, et nous pouvons dire / que sous notre peau, rien pour interdire / les puissantes eaux.

         Tel nous apparaît Rimbaud, sous les mots du poète des Vosges, moins auteur que produit cette rupture avec l’esprit d’un monde usé, que fils solaire de cet événement-là : tu voyais de l’or / où personne encor / n’enfiévrait le monde / d’humeur vagabonde. Car Rimbaud fit le choix non d’un avenir mais d’un devenir pleinement assumé, secoués par le doute, sur la route hasardeuse de son destin, suspendus à l’espoir. A la nuit-sans-appui.

         Richard Rognet, dans ce recueil, nous propose une haute conception de la poésie, pétrie d’exigence esthétique et traversée de ses propres tourments comme de ses plus intimes joies. Il s’agit là, pouvons-nous avancer, d’un engagement total d’un auteur dans la chair même de son sujet et, pour reprendre les mots de Paul Celan, d’un « exercice de survie » doublé d’un magnifique cheminement vers l’autre. Cet « autre » qu’il fait presque sien.

Michel Diaz

Un exil sans royaume

Texte à paraître dans un ouvrage collectif consacré à Albert Camus.

Un exil sans royaume

« J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création. »

Albert Camus, Appel pour une trêve en Algérie, 22 juin 1956

         Il me faut d’abord dire que très amicalement sollicité pour participer à cet ouvrage, et même si je suis un admirateur de son œuvre, je ne suis pas un spécialiste de Camus, ne lui ai jamais consacré, n’en ayant pas les compétences suffisantes, aucun article ou essai, mémoire ou thèse. Je me contenterai ici d’évoquer quelles relations j’ai entretenues et entretiens encore avec son œuvre. Relations d’intérêt littéraire, bien évidemment, mais relations particulières en ce qu’elles s’inscrivent dans un parcours de vie et une histoire singulière. En cela, au-delà de l’œuvre camusienne, ces lignes éclaireront peut-être les sentiments, dont j’ignore s’ils me sont propres, mais qui ont partie liée avec mon enfance algérienne, la guerre, l’indépendance, mon exil vers la France.

[…]

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences – Raymond Farina

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences, Raymond Farina, Editions N&B 2022)
Article publié in ce blog (avril 2003) et in Diérèse (N° 87, juin 2023)

            Ce dernier recueil de Raymond Farina, Un printemps sans fenêtre, suivi de Réminiscences, prolonge pour notre plus grand bonheur la longue réflexion, si patiemment conduite dans ses précédents ouvrages, au fil de l’œuvre du poète, sur son rapport au monde et à la nature, aux arbres et aux oiseaux, à la mémoire et à l’enfance, au temps qui nous soumet et à l’inéluctable fin.

            Il n’est jamais gratuit, je crois, de mettre en parallèle les premiers mots d’un ouvrage et ceux par lesquels il s’achève. Ainsi commence celui-ci : Au seuil de mes quatre-vingts ans, / au fond de mon confinement… La tonalité du recueil nous est d’emblée donnée par ces vers qui ouvrent sa première partie, et l’esprit qui l’anime d’un bout à l’autre nous semble contenu dans les derniers vers de la deuxième qui appellent à renouveler ta surprise, / ton étonnement d’être en vie. A la lumière de ces vers, se révèle la cohérence thématique et architecturale d’un livre qui, évoquant sans s’y attarder, ce que pèse le poids de l’âge au seuil de la vieillesse, s’empresse de s’interroger sur ce qui convie le poète à appréhender le monde de manière plus apaisée, à faire alliance désormais / avec tous ceux dont les passions / s’aquarellent en vert et bleu, avec tous ceux qui n’ont jamais appris / que l’évangile des mésanges. Autrement dit à travailler toujours, encore, à tenir à distance l’angoisse de la mort en acceptant sa propre insignifiance de passant éphémère, et à chercher dans sa mémoire quelques pollens d’une sagesse / que sagement j’ai recueillis. Humble condition d’observateur de la beauté des choses de ce monde qui le situe « entre deux infinis », car observant l’arbre et l’oiseau, / en rêvant leur vie invisible / loin sous la terre, haut dans le ciel, il s’avère que tous les deux ont un empire / ou, mieux, peut-être, un Infini.

            Sentiment (quasi pascalien) d’un Infini d’autant plus nécessaire et fertile à l’imaginaire poétique que le confinement, cette vacance insolite, cette époque étrange où le monde semble s’arrêter, théâtre de la première partie du recueil, impose que la porte reste fermée et la fenêtre aveugle, car dehors devient invivable. S’ouvrir au monde par les mots du poème : et c’est alors, suivant le vol filant d’une hirondelle, que le poète peut s’offrir une buissonnière. C’est aussi, pour au moins un temps se soustraire à l’atmosphère léthifère de ces jours pesants, de cette terre, / de ses tourments, de ses tourbières, que le poète s’en remet, dans la première série de poèmes, réunis sous le titre de Et le vert en mémoire, au souvenir de ces quelques arbres dont les images l’accompagnent depuis sa lointaine enfance marocaine. Et ce sera ce magnifique éloge au vieux figuier à bout de souffle, au grenadier, rouge incarné dans une fleur, à l’amandier, dévoré par des insectes d’Apocalypse, aux palmiers qu’on dirait des épouvantails, à l’olivier bardé de tant de cicatrices anciennes, mais encore aux cyprès, arbres visant l’azur, et au sapin à la trop grave géométrie.

            Mais Raymond Farina rend aussi bien hommage aux forces vitales de la nature, à ce qui ressurgit au premier souffle du printemps, renaît, abonde et se transforme entre les mains de la vie toujours jaillissante, contenue même dans les pierres : N’impose pas un nom aux pierres / ni quelque parenté stellaire. / Ne cherche pas un sens en elle, / une langue d’avant Sumer. Car dans les pierres même, dit-il, se lovent les secrets du temps, s’y cachent maints murmures et lueurs possibles, / fines rafales cristallines, / éclairs dans leurs lointains intimes. Dans cette célébration des forces de la nature, si riche en mystérieuses fantaisies et autres facéties, le méchant virus même, sous la plume du poète, bénéficie de circonstances atténuantes puisque, ne cherchant qu’à se dupliquer, ce virus ne veut pas ma mort, chez lui, pas d’homicide volontaire. / Aucune intention de nuire. Et comme le souligne Sabine Dewulf, le poète invite même ce fameux « virus » à épargner les innocents pour s’occuper plutôt des tristes sires qui sont les marionnettes de la Terreur.

Cette conception panthéiste du monde, tournant résolument le dos à la philosophie cartésienne qui souhaitait que l’homme devienne le maître et possesseur de la nature, nourrie de philosophie préchrétienne et de poésie gréco-latine n’est pas sans rappeler non plus, comme héritage méditerranéen, nombre des pages de Virgile, de Giono ou du Camus de Noces et de LEté.

            La musique des mots du poète, leurs vibrations passent au vert, et ci et là au gris doux de la nostalgie (Est-ce sur toi que tu pleures ?), ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance, ces gestes et situations qui reviennent dans les poèmes, parfois avec beaucoup d’humour, témoigner de cette traversée nocturne dans les mots, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre.

            Et c’est cet air « plus libre » que le poète que le poète retrouve dans Réminiscences, la seconde partie du recueil où, de page en page, il convoque plus résolument l’enfance, ses paysages et ses personnages. L’enfance, malgré ses blessures et ses questions liées au père inconnu, comme lieu de l’intime, sanctuaire de la mémoire, « refuge immaculé qui préserve des saccages du monde », ainsi que l’écrit encore si justement S. Dewulf, commentant ces mots du poète : Contemporain de ce saccage, / témoin lointain et impuissant, / tu voudrais faire comme avant : faire la nuit comme un enfant // ou simplement fermer les yeux, / compter sur la magie du temps / qui sait assagir les colères, / écœurer du sang des barbares. Et Raymond Farina le justifie ainsi lui-même dans un entretien avec Régis Louchaert : « … parler de l’enfance est une façon de rejoindre le cœur de notre petit cosmos, ses présences essentielles qui surent apaiser pour nous le fracas du « monde-dehors », une façon aussi de renouer avec d’anciennes fascinations, quelques mythes familiers et ces timides hypothèses avec lesquelles on a tenté naïvement de démêler le mystère » (in Revue « Lieux d’être », n° 33, 2001-02).

            Dans ces pages, les poèmes de Raymond Farina s’inscrivent pleinement dans la logique du vieillissement, le poète semblant tourner, l’une après l’autre, les feuillets de ses souvenirs, se pencher avec recul et apaisement vers son passé, s’attachant à figurer le rapport qui nous lie aux choses et qui nous en sépare, pour mieux nous inscrire dans leurs contingences et nous guérir de la confiance / en un monde faussement clair, / dont les contours sont trop précis / et l’harmonie trop rassurante.

            C’est là affaire de poésie, affaire de rythme (ici, celui surtout de beaux octosyllabes) qui seul régénère et vivifie la langue : saisir en plein vol ce qui disparaît dans son apparaître, prendre la réelle mesure des choses. Alors la parole se génère et se déploie sur ses failles. Ce que l’on entend alors dans la poésie de Raymond Farina, écriture toute de concentration et d’abandon à la rêverie méditative, c’est la petite musique d’un sens qui file vers un horizon où vivre de plain-pied avec les choses et sa conscience d’être vivant, pleinement présent à soi-même, est la seule chose qui vaille, celle aussi de savoir, en tant qu’homme, comment se tenir debout. Le sens ici n’est pas explicatif et il ne nous sert à rien, c’est une des leçons de l’œuvre du poète, de vouloir faire main basse sur les choses et le monde, quand il s’agit plutôt de lancer des questions, / avec l’assentiment de l’arbre, / mes racines, mes radicelles, / à d’inconcevables distances, / au plus profond de son mystère.

            Est-il nécessaire d’ajouter qu’il n’y a nulle complaisance dans la poésie de Raymond Farina ni aucun atermoiement sur lui-même, pourtant chargé de (ses) quatre-vingts ans et funambulant au fil du temps  ? Ici jamais la parole ne s’attarde auprès d’elle-même, même dans ces moments où l’avenir / se dissout dans ta nostalgie, qu’il présume que tes) deux tempes savent / ce qu’il me reste encore de temps / pour faire des adieux discrets. Cette poésie, tout entière tournée vers la vie est tout entière offerte au monde, consciente de ce qu’y joue de drames, ce qui s’y trame de souffrances, mais désireuse seulement de nous offrir l’innocence de la beauté et cet instant où l’aube / vient soudain effacer / ton dernier cauchemar.

Aux yeux de Raymond Farina, il convient de mélanger l’univers et l’homme, et si nous sommes dans la nature, c’est sur la terre que nous existons, là où la langue labourée, remuée, aérée par le travail du poète se retourne contre ceux qui croient la posséder pour nous mieux asservir, quand il s’approche au plus près de ce qui lui échappe, conscient qu’il ne vient rien résoudre ni répondre à aucune question, mais juste célébrer le règne du vivant.

Michel Diaz, 21/03/2023

Jardin des voix – Pierre Thibaud

Jardin des voix

Pierre Thibaud

Editions Parole et Silence (2022)

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         Ancien professeur de logique mathématique, discipline rattachée au département de philosophie, Pierre Thibaud s’est tout particulièrement intéressé au problème de la recherche d’un fondement mathématique. Ses travaux universitaires seront consacrés pour l’essentiel au philosophe nord-américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) et plus particulièrement à ses écrits logiques et philosophiques. A ce titre, Pierre Thibaut (qui a participé à six colloques internationaux consacrés à cet auteur) est sans doute l’un des pionniers de la redécouverte en France des œuvres de Peirce, ouvrant ainsi la voie aux grands travaux de Claudine Tiercelin, du Collège de France.

         Il a par ailleurs poursuivi une recherche en littérature sur la poésie, initié des festivals de musique et créé un ensemble musical (Le temps baroque). Critique musical au Courrier d’Aix, il a aussi mené une activité d’organiste durant 32 ans, en tant que titulaire des orgues historiques de St-Nicolas de Pertuis (Vaucluse), s’intéressant parallèlement à la facture et la restauration d’orgues, ou participant à la création de nouveaux instruments.

         Son entrée sur la scène poétique, avec ce recueil, Jardin des voix, porte indubitablement les traces de ses préoccupations de penseur et de musicien. Ce qui, d’emblée, s’impose dans ces poèmes, c’est l’acquiescement de l’auteur au monde et au pouvoir de la parole poétique. Dès les premiers vers, Pierre Thibaud parle du poète comme d’un être habité d’ombre comme autrefois les dieux / adossé contre la profondeur / jamais immédiat toujours oblique / comme les premiers rayons de l’aube. Et il ajoute, quelques vers plus loin, que celui-ci est balloté entre l’infini poudroiement / des galaxies / et son jardin dont il garde la clé / défaisant traces et chiffres. Vision orphique du poète dont l’auteur dit encore que comme le dieu de la nuit il aime prendre soin / de la lumière exilée dans l’obscur et que, comme le Dieu de la Bible il veut naître pour mourir / mais comme aube où le mot « joie » a sens / malgré la mort.

         Pour Pierre Thibaud, le verbe poétique, en ouvrant les yeux au regard, nous fait le monde plus lisible, rend possible l’approche de son réel, mais comme pressenti plutôt que représenté ou réalisé. Nous ne sommes pas loin, ici, de la réflexion d’Octavio Paz sur la poésie, qui suggérait de « donner des yeux aux mots » pour soustraire ceux-ci à l’usure de la parole de la communication ordinaire où ils ont perdu tout sens véritable. La parole poétique serait donc ce qui nous permettrait, par-delà les mots du langage, et au-delà des yeux, de saisir, dans son essence même, la réalité sensible du monde qui se dérobe habituellement à nous. Aussi, écrit Pierre Thibaud : Tu ne vois pas / ce qui est devant toi / mais tu captes l’invisible. Car ainsi qu’il nous en soumet la vision dans les autres poèmes du recueil (la mer et la barrière de corail, le ciel et ses lumières, la femme étincelante comme la vague et les gestes de l’amour, la musique et le grondement de l’orgue), la réalité est là, sous nos yeux, en sa présence inépuisable, et c’est en eux, nous dit Pierre Thibaud, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, chaque fois que cette réalité nous surprend, quand nous regardons le spectacle du monde, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit, pour « capter l’invisible », de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus et de nous en contenter. Pourtant cela ne se fait pas à volonté, car le poème est le médium de ce regard, et le monde n’a de réalité / que pareille aux fleurs / trouant la neige de mars. Mais n’est-ce pas qu’à l’instant où l’image paraît, dans ses si étranges lumières, nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. A l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend lieux et choses plus clairs en même temps qu’il nous éclaircit. C’est ainsi que, sous les mots du poète, se met en branle le travail du regard : entre l’arbre réel et l’épure / entre la présence première et la présence autre / proche de l’indicible et de l’insoupçonné / toi toujours au bord du monde / où jamais l’étoile n’abolira l’énigme.

         Et si c’étaient ces instant-là, fragments d’une fugitive réalité, ce passage fugace qui seuls importaient ? Cette quête des mots vers un regard plus pénétrant, pour rien que la brûlure d’un passage de l’éphémère où se consume notre vie. Mobilité pure camouflée sous nos yeux en immobilité. Musique sous le silence qui, levant buissons d’oiseaux / dans les erres de ses mots / (fait) alors jaillir / le chant en elle enfoui. On ne sort pas d’un monde pour entrer dans un autre, mais pour approcher un peu mieux le mystère de celui-ci, pour trouver le passage vers des soirs et matins apaisés. Comme on cherche un regard lavé, offert à la beauté simple des choses et aux secrets de leur présence, une disposition particulière du cœur et de l’esprit, un agencement de fond et de forme qui permet la manifestation de quelque chose de tout autre : Il y aurait un lieu où monter / dans la promesse des feuilles // […] où descendre / dans la rivière éteinte // […] où séjourner / dans le souffle suspendu // alors tout serait visible / les feuilles la rivière le souffle / chair plus profonde / avant le temps du pourrissement.

         Mais ce recueil, comme une logique prolongation de cette réflexion méditative dont la voix peu à peu s’assombrit, nous propose aussi, dans le même mouvement, une lente élévation vers l’esprit du divin et un chemin de spiritualité, sinon de transcendance : circonscris en tes mains / les lieux de ma métamorphose / et je rejoindrai alors mon vrai corps / dont le premier n’était que l’ébauche. Rien d’étonnant alors que la musique soit aussi souvent évoquée dans les dernières pages de ce recueil : Purcell, Monteverdi, Fauré et son Requiem, Bach et son Art de la fugue, Ulrich Studer, Alfred Deller… La musique, voie de l’élévation de l’âme, le chant, une voix qui se cherche / un second corps / allégeant le premier.

         C’est alors à pas et à mots légers que Pierre Thibaud semble consentir à porter le temps sur ses épaules et s’en va dénouer les ombres : il va falloir descendre / la rumeur la nuit le chemin / corps qui se laisse glisser au fil de l’eau / où mes mots font cercle // s’éteignent.

         Petite musique d’un sens qui se clôt sur cet horizon que même la poésie ne trouve aucun moyen ni de comprendre ni de formuler.

         Michel Diaz, 14/01/2023