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Un exil sans royaume

Texte à paraître dans un ouvrage collectif consacré à Albert Camus.

Un exil sans royaume

« J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création. »

Albert Camus, Appel pour une trêve en Algérie, 22 juin 1956

         Il me faut d’abord dire que très amicalement sollicité pour participer à cet ouvrage, et même si je suis un admirateur de son œuvre, je ne suis pas un spécialiste de Camus, ne lui ai jamais consacré, n’en ayant pas les compétences suffisantes, aucun article ou essai, mémoire ou thèse. Je me contenterai ici d’évoquer quelles relations j’ai entretenues et entretiens encore avec son œuvre. Relations d’intérêt littéraire, bien évidemment, mais relations particulières en ce qu’elles s’inscrivent dans un parcours de vie et une histoire singulière. En cela, au-delà de l’œuvre camusienne, ces lignes éclaireront peut-être les sentiments, dont j’ignore s’ils me sont propres, mais qui ont partie liée avec mon enfance algérienne, la guerre, l’indépendance, mon exil vers la France.

         A la différence d’autres auteurs que j’ai lus avec le plus grand intérêt (n’évoquant ici que des philosophes ou assimilés tels, je citera aussi bien Nietzsche et Bachelard, qu’Alain, Bergson, Valéry, Benjamin, Beauvoir, Sartre, Bataille, Cioran, Arendt…), à la différence donc de tous ceux-là, la lecture de Camus, pour ce qui me concerne, n’a jamais été motivée par le souci délibéré d’approcher sa philosophie, de la comprendre et de l’analyser, d’y adhérer ou de la critiquer. Dans ma fréquentation de l’œuvre de cet auteur, il n’y eut rien d’abord, me semble-t-il, de cette démarche intellectuelle (plus ou moins contrainte) qui consiste à vouloir acquérir ces connaissances et ce savoir que l’intérêt pour la « culture », scolaire ou universitaire, considère comme essentielles, sinon incontournables. Car même si la chance m’a été donnée de pouvoir suivre des études littéraires et donc, sur ce parcours, de rencontrer souvent les textes de Camus, ma lecture, purement intuitive d’abord, de son œuvre, a surtout été pour moi, comme on tisse une relation d’amitié, le résultat d’un enchaînement presque « mécanique » de circonstances qui ont fait qu’il ne pouvait être, à mon sens, qu’une sorte de « compagnon de route ». Inévitablement plus présent que bien d’autres, et dont la pensée et les pages incandescentes que je connaissais dessinaient un chemin où il me semblait évident, qu’en toute confiance, je pouvais poser mes pas. Ce sentiment de familiarité (naïve suffisance !) avec un homme et une œuvre dont j’avais, depuis presque toujours, entendu parler, me dispensa donc pendant longtemps de faire l’effort d’entrer dans la complexité de sa pensée et d’en faire une lecture plus ambitieuse. Comme si Camus faisait partie de mon intime territoire où le sens de tout ce qu’il avait écrit me serait peu à peu distillé. Ce qui me plut d’abord chez lui et me retint, parce qu’aussi je connaissais certains de ces lieux (Alger, Tipasa, Djemila), c’est ce que je trouvais dans ses premiers livres, ces pages exaltant la nature sous le soleil et la mer, mais parallèlement chez Giono, au même moment, ce sentiment d’unité avec la nature, cette « force obscure » qui nous dépasse – éblouissement et extase chez l’un, parfois menace sourde, hostilité chez l’autre. Car cette « force obscure » est la pensée de Camus – avec toutes ses forces et ses limites, cette force qui est à la fois un refus de l’intelligence et une régression vers la nature dans laquelle l’homme fait partie d’un tout plus grand, une vague dans la mer… Le monde est beau, écrivait-il dans Noces, et hors de lui, point de salut, une beauté que je trouvais traduite par cette définition du bonheur: Qu’est-ce que le bonheur sinon l’accord vrai entre un homme et l’existence qu’il mène. Dans ces premiers livres, Camus me semblait avoir dit l’essentiel que le jeune homme que j’étais attendait d’une voix amie. Et quelle nourriture !

         Mais que l’on me permette, afin d’expliciter ce que je viens d’écrire, même si ce n’est pas sans effort sur moi-même et quelque réticence à me à confier, de faire référence à mon histoire familiale et à mon vécu personnel. Cela vaudra « mea culpa ». Difficile, au demeurant, de ne pas inscrire nos histoires individuelles dans le contexte de l’Histoire.

         Nous sommes originaires de Sidi-Bel-Abbès, département d’Oran. Les familles Diaz, du côté de mon père, et Aznar du côté de ma mère, ce furent d’abord des arrière-grands-parents, nés dans le sud extrême de l’Andalousie et qui, pour échapper un tant soit peu à la misère de leur condition, vinrent grossir les vagues de peuplement dont l’Algérie coloniale avait besoin pour exploiter les terres. Nous savons que pour trouver des terres à cultiver, les colons européens en ont chassé les Arabes et les Kabyles, de multiples façons, grâce à l’appui de l’administration et de l’armée françaises. Dans les territoires essentiellement peuplés d’autochtones appelés indigènes, dans l’arrière-pays, l’administration était militaire. La conquête de l’Algérie a donc pris cette forme spéciale de dépossession et d’expropriation forcée de la paysannerie : dans les années qui ont suivi la conquête, la confiscation des biens par l’État et de terres communales a mis des milliers d’hectares à la disposition de la colonisation. Nous savons aussi que par la suite, les mouvements de résistance à l’occupation française ont entraîné chaque fois, entre autres formes de répression la confiscation des terres des tribus révoltées. Ainsi, après la grande révolte du Constantinois de 1871, 568 000 hectares de terres ont été confisqués  et en 1920, par vagues successives et procédures diverses, plus d’un million d’hectares au total, dont les terres les plus riches, passèrent aux mains des colons européens, individus ou sociétés.

         Mais de quels « colons » s’agit-il quand on parle du peuple que l’on désignait comme les « Français d’Algérie », rangés sous l’appellation de « Pieds-Noirs » ? Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que lors de cette colonisation, s’étendant sur un siècle et demi, déjà des pauvres traversaient la Méditerranée en quête d’une vie meilleure. Mais, à l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui, c’était alors dans l’autre sens ! L’Algérie a ainsi accueilli, d’abord, bon nombre de Français de métropole (anciens militaires devenus colons en aménageant le territoire conquis, pionniers par la suite rejoints par des Corses, des Alsaciens-Lorrains, des colons sans ressource, des exilés politiques, des aventuriers…), puis des centaines de milliers de pauvres originaires d’Italie, d’Espagne, de Malte…

         Le père d’Albert Camus (Lucie, Auguste) est l’exemple même de ces « colons sans ressource » que j’évoquais ci-dessus, puisque né le 28 novembre 1885 à Ouled Fayet dans le département d’Alger, il descendait des premiers arrivants français (époque où arrivèrent d’Espagne mes propres grands-parents). Un arrière-grand-père de l’écrivain, Claude Camus, né en 1809, venait d’ailleurs du Bordelais, un autre arrière-grand-père, Mathieu Just Cormery, d’Ardèche et sa femme, Marguerite Léonard, de Thionville en Lorraine.

         Pour la plupart de ces gens, la fortune qu’on leur avait fait miroiter se révéla un mirage. Mais si on compare leurs conditions de vie à celles des populations arabes ou kabyles, les petits colons, en vérité de pauvres émigrants comme l’ont été mes ancêtres, faisaient figure de privilégiés. Pour souder tout le monde derrière les grands colons (bien peu nombreux en vérité), la puissance coloniale a su utiliser les différences au sein de la population. Quoique « privilégiés » par rapport aux populations autochtones, maltraitées, privées de droits civiques et de toute reconnaissance, constituées d’individus de « seconde zone », pas même citoyens français, mes arrière-grands-parents, employés comme simples ouvriers agricoles (ils l’étaient déjà en Espagne) étaient, sinon des pauvres, du moins des gens de condition on ne peut plus modeste, comme d’ailleurs le plus grand nombre des Pieds-Noirs.

         Ces immigrés venaient d’Europe. Ils arrivaient en Algérie, et l’Algérie n’était pas vide, il y avait les Indigènes, les Kabyles, les Arabes, et une conséquente communauté juive présente dans toute l’Afrique du Nord, depuis l’Antiquité. Il y avait donc l’Algérie des populations autochtones ou implantées là depuis des siècles, avec lesquelles il leur faudrait bien composer. Et il y avait l’espérance d’une vie meilleure !

         En fait, « L’Eldorado français », pour ces petites gens, c’était gagner péniblement sa croûte à la sueur de son front, au service des « grands » colons, se faire naturaliser Français et avoir l’honneur de partir à la guerre pour défendre la mère patrie où la majorité de ces « nouveaux citoyens » n’avaient jamais mis les pieds, ignoraient quasiment tout de son histoire et de sa géographie, ne parlaient presque pas le français, mais une espèce de sabir où se mêlaient les mots de l’italien, de l’espagnol et de l’arabe. C’est ainsi que mes deux grands-pères furent d’abord engagés, en 1911, dans la guerre du Maroc, avant d’être envoyés faire celle de 1914-18 où ils laissèrent dans la bataille de la Marne et « le chemin des dames », quelques-uns de leurs frères. Cette même guerre que Camus, dans son roman Le Premier homme, évoque à propos de ce père qu’il n’a pas connu, mort au tout début du conflit.

         Après des études quelque peu chaotiques et inachevées, mon père, jeune homme turbulent, un peu « tête brûlée », mais cependant bien peu « militariste », s’était engagé dans le corps des zouaves. Appelé à la guerre, en 1939, à l’âge de 22 ans, il vécut la « drôle de guerre » et la déroute de l’armée française avant d’être fait prisonnier en Champagne. Je passerai sur ses années a de captivité en stalag, sur ses quatre évasions rocambolesques (qui lui valurent des régimes de détention de plus en plus sévères), des évasions dont la dernière, dans la Marne, celle-là réussie, alors que ce que l’on désigne aujourd’hui par le nom de « train fantôme » l’emmenait vers le camp de Dachau. Revenu de la guerre, tuberculeux au dernier point, suivirent cinq années de sanatorium (en France puis en Algérie), après lesquelles il dut se résigner à ne vivre qu’avec un seul poumon et à abandonner toute activité physique, encore moins sportive. C’est à époque-là que, par haine de la guerre et que pour tout cela ne recommence plus il s’engagea auprès du Parti Communiste Algérien.

         De retour de la guerre, et malade comme je l’ai dit, se croyant condamné, il consacra quelques mois de sa vie à rédiger, en les tapant à la machine, sur un vilain papier, ses mémoires de captivité et ses récits d’évasion. Il essaya de faire publier son manuscrit en l’envoyant d’abord à un éditeur de la métropole qui semblait décidé à lui proposer un contrat mais se tua, quelques mois plus tard, dans un accident de voiture. C’est en 1950 qu’il prit alors contact avec Edmond Charlot, éditeur et libraire à Alger qui avait publié, comme nous le verrons plus, loin, les premiers textes de Camus. Je ne doute pas que mon père eût aussi été très sensible à son dernier, le roman posthume Le Dernier homme où Camus raconte son enfance de Pied-Noir algérien, dans un milieu social affectueusement soudé, mais dans l’environnement social difficile qui était celui des « petites gens », comme il était le nôtre.

         Né en 1915, à Alger, Edmond Charlot était entré en 1934 en classe de philosophie, au lycée d’Alger où il avait, avec Camus, alors en classe de khâgne, le même professeur de philosophie, Jean Grenier, qui avait encouragé le deuxième à écrire, et le premier à embrasser le métier d’éditeur. Camus et Charlot feront plus ample connaissance en 1936. Ce très jeune éditeur, sous ses initiales « E. C. », publia en mai 1936 (à 500 exemplaires) Révolte dans les Asturies, pièce de théâtre collective écrite d’après un scénario de Camus, interdite par la municipalité d’Alger, puis sous le signe des Éditions de Maurétanie deux autres de ses ouvrages, L’Envers et l’endroit, en 1937, et Noces, en 1939.

         Entre 1936 et 1939, Edmond Charlot avait déjà, outre les textes de Camus, publié un premier livre de Claude de Fréminville, deux ouvrages de Gabriel Audisio, et en décembre 1938 et février 1939 les deux numéro de la revue Rivage qui se voulait « de culture méditerranéenne », dirigée par Camus qui en avait rédigé le manifeste. Le troisième numéro, consacré à Federico Garcia Lorca, qui contenait aussi des textes d’Audisio et Jean Cassou, fut saisi et détruit par les autorités de Vichy. Mobilisé en septembre 1939 à Blida, Edmond Charlot abandonna pour dix mois la gestion de sa librairie. Puis démobilisé en juillet 1940 il reprit ses activités auxquelles, en 1942, il associa Camus, alors installé au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), en tant que lecteur et conseiller littéraire.

         Implanté sur le sol algérien, territoire de la « France » non occupée, Charlot put conduire un remarquable travail d’éditeur, dynamique et résistant, ainsi que l’a qualifié Gertrude Stein. En 1941, il publiait Manosque des plateaux de Jean Giono et accueillait la collection Fontaine, dirigée par Max-Pol Fouchet, qui publiait aussi, la même année, Rainer Maria Rilke, Gertrude Stein, et dans les années suivantes Jean Giono encore, Pierre Jean Jouve, Pierre Emmanuel, Georges-Emmanuel Clancier, Philippe Soupault. En août il lançait la collection  Poésie et théâtre, dirigée par Camus, avec notamment le Romancero gitano de Lorca et des proses de Tristan Corbière. Les ouvrages de Charlot, déjà suspecté par le régime de Vichy, ne tardèrent pas à être étiquetés à Paris comme à ne pas communiquer par la Bibliothèque  nationale. Présumé gaulliste et sympathisant communiste par les Autorités, Charlot fut, en février 1942, et durant une vingtaine de jours, mis au secret à la prison Barberousse, puis placé près d’un mois en résidence surveillée dans le village de Charron, près d’Orléansville, et libéré sur une intervention de Marcel Sauvage auprès du Ministre de l’Intérieur Pucheu.

         Remobilisé dans l’aviation, après le débarquement des Américains le 8 novembre 1942 et l’arrivée à Alger de nombreux écrivains, artistes et hommes politiques, Charlot fut chargé de diriger le service des publications au Ministère de l’Information du gouvernement provisoire, participant comme « fabricant » auprès de l’amiral Pierre Barjot à la création des Éditions France qui, parmi une douzaine d’ouvrages, publièrent dans la collection qu’ils baptisèrent Les Livres de la France en guerre Jacques Rivière, Georges Duhamel, Charles Péguy, André Suarès. Edmond Charlot était devenu, de fait l’éditeur de la  France libre dont Alger était la capitale. C’est à cette époque qu’il projeta, avec Philippe Soupault, la création de la collection Les Cinq continents dont la trentaine de volumes, de Virginia Woolf, Aldous Huxley, Jane Austen, Edgar Allan Poe, Henry James, Arthur Koestler, David Herbert Lawrence, Alberto Moravia, ne paraîtront qu’à partir de 1945 à Paris. Mais il publia aussi, en 1943, Interviews imaginaires, un premier livre d’André Gide, L’Armée des ombres de Joseph Kessel, Ciel et terre de Jules Roy, titre d’une collection qui sera dirigée par le romancier à partir de 1946. La  même année, Charlot publia aussi le premier livre de Roger Frison-Roche et fit tirer à 25000 exemplaires Le Silence de la mer de Vercors (ajoutons pour l’anecdote que des députés du groupe communiste de l’Assemblée consultative provisoire demandèrent alors qu’il soit traduit devant la justice militaire pour avoir publié un livre fasciste !).

         Affecté, après la Libération, en décembre 1944, comme militaire au Ministère de l’information à Paris, Charlot n’en poursuivit pas moins intensément, durant son aventure parisienne, ses activités d’éditeur. Il publia notamment, pendant ces quelques années, des ouvrages de Henri Bosco, Jean et Taos Amrouche, Jules Roy, Emmanuel Roblès, Jean Lescure, Georges Bernanos, Yvon Belaval, Albert Cossery, Arthur Adamov… Mais malgré le succès de sa maison d’édition, en butte à la jalousie des vieilles maisons concurrentes et malgré le soutien de l’Association des éditeurs résistants ne pouvant trouver de capitaux ni obtenir de prêts, Charlot fut, à partir de 1948, condamné à s’endetter et contraint de quitter ses éditions parisiennes.

         De retour à Alger, en 1950, il ouvrit une nouvelle librairie-galerie et publia dans Méditerranée vivante (1949-1953) puis Rivages (1949-1961) une quinzaine de nouveaux titres, notamment Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun.

         C’est donc à cet éditeur de si grand talent, qui avait publié tant de livres majeurs d’auteurs si importants que mon père, sans en prendre vraiment la mesure, je crois (il n’avait cherché, en rédigeant ses mémoires de captivité, qu’à témoigner au plus au de son expérience de soldat et de prisonnier, sans aucunement essayer de jouer à l’écrivain qui vise à écrire un « grand livre »), c’est donc à lui que mon père alla candidement s’adresser, à Alger, en 1952 ou 53, en espérant qu’il publierait  son manuscrit. Mais ce récit fort et poignant que j’ai lu et relu (je l’ai toujours, il fait partie du patrimoine familial), qui rend compte de ses misères et de ses actes de courage, écrit par un jeune homme de vingt-sept ans, qui adorait la poésie, écrivait d’honnêtes poèmes, ne pouvait évidemment rivaliser en rien avec ces grandes figures de la littérature que sont Gide, Giono, Kessel ou Camus. En honnête éditeur, Charlot reçut le manuscrit de ce modeste pigiste qui écrivait de temps à autre des articles pour le journal Alger républicain. Il promit de le lire et ne donna, on le devine, aucune suite. Quoi qu’il en soit, Edmond Charlot et mon père se revirent une fois ou deux pendant ce bref séjour que mon père fit dans la capitale. Il connaissait les livres de Camus, et Charlot lui parla de l’homme qui avait fréquenté avec lui le même lycée, qui venait du même milieu social dont nous-mêmes étions issus, et qui avait su donner à la terre algérienne un si bel écrivain. Il en revint avec un exemplaire original de Noces, qu’il déposa comme un cadeau infiniment précieux (et que j’ai conservé) sur les rayons de sa petite bibliothèque, à côté du Capital de Marx et des écrits de Lénine. C’est d’abord par le souvenir de cette rencontre, que mon père évoquait parfois comme quelque chose qui avait compté, par cette porte étroite, que Camus entra dans ma vie. Ce Noces-là, que je lus, pour la première fois, vers l’âge de treize ou quatorze, sans en saisir toute la valeur littéraire ni le contenu de la pensée, fut malgré tout l’un de mes premiers éblouissements de lecture.

         1er novembre 1954. Nuit de la Toussaint. Début de la guerre d’Algérie. Secrètes activités de mon père que j’entendais, le soir, dans les deux ou trois ans qui suivirent, taper à la machine, porte de la chambre fermée, doubles rideaux tirés. Réunions discrètes à la maison, nuit déjà tombée, des gens que je ne connais pas, ai à peine le temps de voir. Ils arrivent l’un après l’autre et s’enferment dans une pièce, on chuchote, on discute pendant des heures en évitant tout bruit, on fait je ne sais quoi, on repart un par un dans la nuit, on se fond dans le silence. Mon père, de temps à autre, me confie quelques menues missions dans le quartier, souvent au crépuscule, avant l’heure de la soupe : déposer chez l’un une lettre ou une liasse de papiers, chez l’autre un exemplaire de l’Humanité, du Canard enchaîné (qui, interdits dans l’Algérie en guerre, ne circulaient que clandestinement), des journaux transportés dans mon sac de classe, dissimulés entre mes livres d’écolier. Je dois, parfois, après avoir sonné, donner juste une heure ou un jour, délivrer une formule sibylline. On m’apprend à me taire, éventuellement à devoir mentir pour déballer, si nécessaire, à qui me presserait de questions un peu trop indiscrètes des réponses  apprises par cœur. Je sais que nous sommes en guerre, les bulletins d’information quotidiens, les interminables convois militaires qui passent sur la route proche, les patrouilles armées dans les rues, les sentinelles et les sacs de sable devant les bâtiments administratifs, les Nord-Atlas qui passent dans le ciel, lourdement chargés, et les avions de chasse qui parfois nous survolent à basse altitude avec un bruit d’enfer nous le disent assez. Mais je ne comprends pas vraiment les enjeux de la situation, je sais juste (on m’en a dûment averti) que je dois garder le silence sur ce qui se passe chez nous et ce que je peux voir, éventuellement entendre, que le sort de mon père– ou peut-être sa vie – en dépend. Je devine que s’est produite une fracture entre le reste du peuple des Pieds-Noirs, dont nous faisons pourtant partie, et nous, au sein du cercle familial où pèse ce qui ne doit pas sortir des murs de la maison. Je ne doute pas que ce que pensent mes parents doit être juste et vrai, mais pressens que nous avons basculé dans le « mauvais camp », du côté des suspects et peut-être des traîtres, c’est-à-dire de ceux qui pensent que les conditions de vie et de travail, de misère et d’oppression dans lesquelles on maintient les Arabes sont injustes et mauvaises. Que nous glissons, jour après jour, et sûrement (mais je ne connais pas encore ce mot) du côté des « parias ».

         Il me faudrait, un peu trop schématiquement, nuancer mes propos en précisant que les Pieds-Noirs qui vivaient dans les campagnes et les villages, en contact et promiscuité avec la population autochtone (dont ils apprenaient parfois la langue) et dont ils se sentaient assez proches, n’étaient pas tout à fait ceux qui vivaient dans les villes où les Arabes avaient leurs quartiers réservés (essentiellement la kasbah), où les « Européens » (qui vivaient dans la « ville blanche ») n’entraient presque jamais, où le mélange des communautés et leur réciproque fréquentation ne se produisaient pas, sinon dans les rues, avec les marchands arabes ambulants, ceux qui travaillaient sur les marchés, les chantiers… les éboueurs, les balayeurs de rues, les femmes de ménage ou les nombreux mendiants croisés sur les trottoirs…

         Mais je m’en voudrais de ne pas dire ici, ayant vécu jusqu’à l’âge de seize ans, dans une « grande ville », parmi ces diverses communautés, que les Pieds-Noirs, peuple composite de petits blancs, comme tous ceux, modestes ou pauvres, qui peuvent exploiter de plus modestes et plus pauvres qu’eux étaient, pour une trop grande partie d’entre eux, « naturellement» et « ordinairement » racistes et xénophobes. L’Arabe (le bougnoul), c’était celui dont ils s’estimaient, pour la plupart, naturellement supérieurs un sous-individu dont la vie, d’évidence, valait moins que la leur, mais dont il fallait cependant se méfier, quelquefois avoir peur, parce dans « l’autre » pouvait fomenter quelque secrète haine. J’avancerai, même si cela paraîtra excessif à certains, et inapproprié, que la situation sociale en Algérie présentait bien des points communs avec celle de l’Apartheid. Mais ajoutons (je crois y avoir fait allusion plus haut à propos de la colonisation), et pour couper court à toute polémique dans laquelle je ne voudrais pas m’engager, que le racisme était avant tout institutionnel. Donc principalement le fait de l’État français qui avait violemment colonisé ce territoire. Sans vouloir faire endosser à Meursault, le personnage de Camus dans L’Étranger, de semblables sentiments, la mort de l’Arabe, une fois dépouillée de tout l’appareil romanesque qui l’explique (le couteau, le soleil et l’éclat de la lame, la silhouette qui vient occulter son champ de vision et occuper l’espace privilégié de la communion de Meursault avec la mer et le soleil, …), et si on la ramène à la réalité sociale de l’époque, nous pouvons voir que l’Arabe a été tué non seulement parce qu’il semblait menaçant, mais aussi parce qu’il annonçait l’inévitabilité de la montée de l’autre arabe. C’était ainsi. L’Algérie coloniale c’était aussi cela, une cohabitation qui, malgré ce qu’on en a dit, n’allait pas du tout de soi mais contenait, depuis longtemps déjà, sinon depuis toujours, tous les éléments qui allaient conduire à une situation explosive. Dans les fermes isolées, avant même le début de la guerre, on trouvait quelquefois une famille de colons égorgés, de simples métayers (conflits au sujet des salaires, représailles d’ouvriers agricoles contre un contremaître qui les avait un peu trop maltraités.

         En janvier 1955, mon père se rendit de nouveau à Alger, au siège du journal Alger républicain afin d’y proposer une série d’articles et quelques poèmes inspirés par ses souvenirs de prisonnier en Prusse orientale. C’est à l’occasion de ce séjour qu’il rencontra Henri Alleg, présent dans les locaux, avec qui il noua aussitôt des liens d’amitié que l’on peut croire assez solides puisque les deux hommes échangèrent dans les mois qui suivirent, une bonne vingtaine de lettres. Directeur d’Alger républicain interdit à l’automne 1955 et membre du Parti Communiste Algérien également dissout, Henri Alleg fut arrêté le 12 juin 1957, par les hommes de la 10ème division parachutiste. Cette arrestation intervint le lendemain de celle de Maurice Audin qui mourra sous la torture le 21 juin de la même année. Alleg fut séquestré un mois à El-Biar où il fut torturé et subit lui aussi de multiples interrogatoires, dont un mené après une injection de Pentothal. Comme des milliers de personnes, il y subit le supplice de l’électricité et de la baignoire, puis il sera noyé, tabassé, son sexe brûlé et pendu sans que mort cependant s’ensuive. Transféré au camp de Lodi où il restera un mois avant d’être déplacé à la prison civile d’Alger, Barberousse. Il y trouvera quelques minutes par jour pour témoigner des traitements qu’il avait subis sur des feuilles de papier-toilette, sorties illégalement par un des membres du Collectif des avocats communistes. Son épouse dactylographiera ses textes et les enverra à l’éditeur Jérôme Lindon des éditions de Minuit, qui publiera son récit, en 1958, sous le titre de La question.

         Août 1957. Deux mois après l’arrestation d’Alleg. J’ai neuf ans. Descente de police. Le « panier à salade » garé devant la porte. Perquisition, armoires et tiroirs vidés, linge, objets, livres jetés à terre, répandus partout, maison sens dessus-dessous. Mon père est arrêté. Sympathisant du F.L.N. (Front de Libération Nationale), il écrivait des tracts et des articles en faveur de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, faisait circuler de l’argent : il était membre d’un réseau de militants communistes favorables à l’indépendance de l’Algérie… D’autres sont arrêtés aussi, dans le quartier ou dans un autre. Un camarade suspecté, un peu trop « bousculé » lors de son interrogation, a donné des noms.

         Pour ceux-là, ce sera d’abord la prison d’Oran. Puis un procès expéditif qui les condamnera à cinq années de détention (un peu moins, deux ou trois, s’ils font profil bas, se parjurent et renient leurs convictions). Ces cinq années de détention (en fait presque quatre et demi), mon père les passera dans le camp de concentration de Berrouaghia, du nom de cette ville de montagne de l’Atlas tellien située, à 939 mètres d’altitude, à environ 90km au sud-ouest d’Alger et à 18km au sud-est de Médéa.

         Nous savons que lors de la guerre d’Espagne, la France accueillit des centaines de milliers de réfugiés, avec humanité d’abord sous le Front populaire, en 1936 et 1938, mais qu’en 1939, les Républicains, défaits par les troupes franquistes, furent traités avec brutalité, comme des indésirables, et parqués dans des camps sévèrement gardés. On connaît ceux d’Argelès-sur-Mer, Saint-Cyprien, Le Barcarès, Bram, Agde, Sept fonds, Gurs, Le Vernet, Rieucros, ou Collioure. Ce qu’il faut pourtant rappeler, c’est que pendant la guerre d’Algérie, et nous sommes aujourd’hui bien documentés sur ce sujet, l’État français en a réactivé ou créé d’autres, de concentration ou « d’internement », sur le sol algérien. Et outre celui de Berrouaghia, on peut citer ceux de Paul Cazelles, Bossuet, Tefeschoun ou Lodi parmi une dizaine d’autres.

         Le camp de Berrouaghia n’était au début qu’un poste fortifié fondé en 1853 par l’Administration coloniale française. À partir de 1914, il fut transformé en « pénitencier agricole », dont les détenus algériens servaient de main-d’œuvre bon marché pour l’exploitation des fermes coloniales françaises qui s’étaient développées dans les environs. La prison se « spécialisa » ensuite dans les prisonniers politiques. Des révolutionnaires algériens y étaient incarcérés, certains subissant mauvais traitements et tortures. Puis des « soldats du refus », opposés à la guerre d’Algérie, et des opposants politiques y furent également emprisonnés. Les mauvais traitements, les conditions d’hygiène et d’alimentation et l’absence ou la mauvaise qualité des soins qui y régnaient, dénoncés plus tard par la presse, font aussi partie de ce que mon père voulut bien nous confier.

         Peut-être faut-il rappeler qu’en Algérie, l’internement fut d’abord pratiqué contre la loi. En avril 1955, en effet, l’état d’urgence avait autorisé l’assignation à résidence de toute personne « dangereuse » pour l’ordre public, mais les députés avaient voté un amendement précisant que cette assignation ne pourrait entraîner la création de camps. Elle ne devait être qu’une assignation à domicile. Des camps pourtant furent très vite ouverts, mais avec une réflexion sur la façon dont il fallait s’y prendre matériellement pour qu’on ne puisse pas les appeler « camps » (il ne fallait pas, par exemple, de clôture de barbelés). Puis après cette loi, abrogée en décembre d 1955, les pouvoirs spéciaux légalisèrent les camps au printemps 1956.

         Je peux pourtant témoigner (pour y être allé par deux fois voir mon père, avec ma mère et ma sœur, après un éprouvant voyage d’une journée), que le camp de Berrouaghia était bien ceint d’une double ou triple rangée de barbelés, flanquée de miradors où veillaient des soldats en arme. Que nous ne pûmes le voir, après avoir patienté pendant plusieurs heures devant la porte du camp, sous un soleil de plomb, et que l’on ait épluché dix fois notre autorisation de visite, qu’une dizaine de minutes derrière une double épaisseur de grillage. Le rapprochement entre les camps français en Algérie et les camps de concentration nazis (que mon père avait aussi connus), à part ceux d’extermination, a été évoqué, par exemple, dans l’éditorial non-signé du journal Le Monde qui accompagnait un rapport de police sur le camp Paul-Cazelles, et j’entendis parfois mon père, pourtant peu loquace sur le sujet, nous dire que, pour sa part, il n’y avait pas vu de grandes différences.

         Je passerai sur les épisodes suivants de mon histoire familiale. Je dirai seulement que libéré à la fin de l’année 1961, dans le chaos politico-militaire, administratif et social de la presque fin de la guerre, mon père fut presque aussitôt pris en chasse par les tueurs de l’O.A.S. (Organisation de l’Armée Secrète), membres fanatiques de l’extrême droite et partisans de l’Algérie française (dont faisaient partie Tixier-Vignancourt et J.-M. Le Pen). Acculés à l’inévitable issue de l’indépendance, les responsables et meneurs de ce mouvement clandestin (Jean-Jacques Susini, Pierre Lagaillarde, Raoul Salan…), destiné d’abord à semer la terreur dans la population arabe, puis à défendre la présence française en Algérie par tous les moyens, y compris le terrorisme à grande échelle, choisirent la stratégie de « la terre brûlée » en multipliant plasticages contre leurs opposants, incendies des bâtiments administratifs et des infrastructures industrielles, assassinats en pleine rue et représailles de toutes sortes. Malade d’un ulcère à l’estomac, mon père, pour leur échapper, dut alors se cacher et, à peine rentré, nous le vîmes disparaître pendant quelque temps. Ce qui nous évita le plasticage auquel ma mère, ma sœur et moi nous nous attendions anxieusement tous les soirs.

         5 juillet 1962. L’aboutissement prévisible du conflit algérien ne pouvait être que la reconnaissance de l’indépendance du territoire. Le plus gros de l’exode (ou « rapatriement ») des Pieds-Noirs poussés par un vent de panique vers la France métropolitaine, avait déjà eu lieu, entre avril et juillet 1962. Un million de personnes avaient abandonné leur maison, laissé derrière eux tous leurs biens, pour ne partir qu’avec quelques valises, une grande détresse, beaucoup de nostalgie et, pour la plupart d’entre eux, un profond ressentiment contre les Arabes qui ne s’est jamais apaisé.

         J’avais alors quatorze ans, étais en classe de 3ème. Après ma classe de 4ème pendant laquelle nous n’allions à l’école que deux ou trois jours par semaine, à cause de l’état de guerre civile qui régnait dans tout le pays (fiévreuses manifestations, violences, assassinats), les cours avaient repris, tant bien que mal, à un rythme plus régulier, assurés selon les accords entre les deux pays) par d’anciens enseignants français appelés à la rescousse, et de petits soldats du contingent, incompétents mais heureux d’en avoir fini avec une guerre dont ils craignaient de ne pas revenir. Convaincus qu’ils avaient mérité, après tant d’années éprouvantes, de rester en pays et ville natals, mes parents essayèrent de se reconstruire une vie familiale « normale ». Pourvu des quelques connaissances de l’expert-comptable qu’il avait été au début des années cinquante, mon père fut engagé comme intendant au lycée Laperrine où il avait fait ses études et où je poursuivais les miennes. Ma mère avait trouvé un emploi de surveillante au lycée Jeanne d’Arc où étudiait ma sœur, alors en classe de première. Ce travail lui permettait d’enfin abandonner celui de la femme de ménage qu’elle avait été pendant des années, au service d’employeurs qui, profitant de sa situation d’épouse d’un prisonnier politique communiste et de mère de famille dans le besoin, ne s’étaient pas privés de l’exploiter en la payant au plus bas prix et de lui infliger quotidiennement quelque menue humiliation.

         Mes parents se virent pourtant contraints, en 1964, sous la pression, sans doute, de la jalousie (assortie de menaces de mort) de quelques Algériens qui ne voyaient pas d’un bon œil ces deux petits Pieds-Noirs restés sur place occuper des postes qu’ils estimaient peut-être leur revenir), de faire leurs bagages et partir eux aussi. D’ailleurs, dans cette Algérie toute neuve, les communistes, favorables pourtant à l’indépendance, semblaient aux nouveaux dirigeants bien suspects. Homme de bonne volonté, brave et juste, je crois, mais incompris de sa communauté et suspecté par ceux pour qui il avait donné quelques années de sa vie, menacé à la fois par les siens et menacé par les Arabes, voilà comment mon père a dû se voir. Cette situation, qui a tout d’un déchirement tragique aurait peut-être pu inspirer à Camus une nouvelle de L’Exil et le royaume.

         Je me suis, bien sûr, souvent interrogé, sachant ce qu’en pensait mon père, sur la position de Camus à propos de la guerre d’indépendance. Le rapport sur le culte de la personnalité de Staline, et ses conséquences, les purges, les procès et les crimes de masse, présenté le 24 février 1956, au XXe congrès du Parti Communiste d’Union soviétique, dit « Le rapport Khroutchev », fut pour mon père, comme pour la plupart des communistes, à la fois un choc, un orage, une bombe, un tremblement de terre, un séisme. Apprendre aussi brutalement ce qui s’était passé en Union soviétique, lire les articles qui en parlaient, c’était comme détruire tout ce pour quoi il avait vécu, des révélations capables de mettre le passé en pièces et de vous fendre l’âme. Tout allait-il s’écrouler pour ne jamais se reconstituer ? En 1955, à l’âge de sept ans, j’avais pleuré toutes les larmes de mon corps en apprenant la mort du « Petit père des peuples », comme si j’avais perdu mon grand-père. Mais du haut de mes huit ans, je fus témoin de ce bouleversement et de ce désarroi qui allait peut-être virer, chez mon père à l’incurable désenchantement.

         Mais pour l’honnête et brave communiste qu’il était, tâchant de se convaincre que ce n’était là qu’un terrible accident de l’Histoire qui ne devait pas remettre en question les valeurs profondes du Communisme, et il ne renia jamais ses convictions, la lutte devait se poursuivre, il n’était pas question de transiger avec les injustices et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Son idéal, c’était que l’Algérie se sépare de la France, rompe radicalement avec son passé colonial, qu’émerge une nation nouvelle où Arabes, Kabyles, Juifs et Pieds-Noirs, tous citoyens libres, égaux en droits et en devoirs, pourraient cohabiter en fraternité et en harmonie sur la même terre où ils étaient nés, sans discrimination de langues, de religion ou de couleur de peau. Quelque chose de grand, humainement et intellectuellement pouvait sortir de tout cela. Rêve candide et généreux mais utopique d’un Communisme de l’Éden, d’avant la faute originelle, tout entier fondé sur la confiance en l’Homme et sa capacité à vivre en paix sur cette terre. Parole presque « christique » : mon père, pourtant farouchement athée, montrait beaucoup d’admiration pour la figure de Jésus qu’il voyait, non comme « le premier homme », pour reprendre le titre du roman de Camus, mais comme « le Premier communiste ». Mais peut-être croyait-il, à l’instar de ce que Camus écrivait dans Noces, que même les périodes les plus difficiles à vivre peuvent être transcendées et pensait comme lui, qu’une certaine continuité  dans le désespoir peut engendrer la joie, ce qui amenait celui-ci à conclure que l’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c’est ne pas se résigner.

         En tout cas, de son engagement au Parti Communiste Algérien et de sa lecture de Marx (qui, je suppose ne fut que très partielle et s’avéra sans doute rebutante), mon père se bâtit une conception humaniste de la politique et du monde, assez simpliste, il faut le dire, mais très largement partagée par les « camarades » qu’il fréquentait au sein du Parti, « communistes de base » qui étaient tous bien loin d’être des « intellectuels » capables d’étudier Le Capital dans toute sa complexité. Le point de départ du marxisme, partagé par tous sans réserve, c’est l’homme en tant que bien suprême et la lutte pour renverser les conditions sociales qui l’abaissent. Et la critique de la religion, chez Marx, aboutit à cette doctrine que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême. Elle aboutit à l’impératif catégorique de renverser les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable. D’où, chez mon père, cet humanisme de « cœur simple » qu’il instilla dans l’esprit de ma sœur et le mien, (en se gardant pourtant de jamais rien prêcher) depuis notre plus jeune âge : l’horreur de la guerre, l’effort incessant à mener pour établir la grande paix universelle, le droit souverain des peuples à disposer d’eux-mêmes, le combat contre l’exploitation de l’homme par l’homme et toute forme d’injustice, l’instauration de l’égalité et du sentiment de fraternité entre tous sur la terre et le refus de toute de discrimination, le développement culturel, intellectuel, moral de l’être humain, dans le respect des autres, l’acquisition des savoirs et des arts pour toutes les femmes et tous les hommes sans distinction…

         Quoi qu’il en soit, sur la question de l’Algérie, les deux hommes ne se seraient jamais entendus : Camus, davantage théoricien, mais pas plus réaliste, fut toujours assez partagé, fluctuant et évoluant selon les situations, vis-à-vis du devenir de l’Algérie (dont il ne cessa jamais cependant de dénoncer farouchement la situation coloniale), mais cette ambiguïté l’a beaucoup affecté comme elle l’a aussi beaucoup desservi. En attestent les controverses qui ont longtemps suivi et qui se poursuivent encore. Pour aller vite je dirai, schématisant ses positions, que selon lui le nationalisme algérien ne pouvait pas s’exprimer formellement aux dépens de la France : l’indépendance de l’Algérie était hors de question. Bien que se faisant l’avocat de la paix et du compromis, se montrant d’abord enthousiaste quant à l’abolition du code des indigènes et à l’adoption de la loi Blum-Viollette qui aurait accordé la citoyenneté française à une très petite minorité d’hommes arabes (quelques milliers), souhaitant aussi que davantage d’Algériens aient accès à l’éducation et que tous les diplômés de l’école primaire obtiennent la citoyenneté française, il ne demandait pas, dans un premier temps, le droit de vote pour tous. Il ne fallait en rien brusquer le cours délicat de l’Histoire et les choses devaient suivre leur cours avec le concours éclairé des hommes justes et de bonne volonté. Camus se faisait alors l’avocat de la paix et du compromis, avec un objectif en tête : que l’Algérie reste française, et il écrivait dans la presse que le maintien de l’Algérie dans le giron de la France exigeait une seconde conquête, c’est-à-dire qu’il fallait gagner le cœur et l’esprit des Algériens. En fait, lucide sur ce qui adviendrait, ce qu’il souhaitait surtout éviter c’était l’indépendance et l’arrivée au pouvoir de ceux qui se préparaient à gouverner le pays avec, comme idéologie, une dominante religieuse (et des options de gouvernance très proches de celles de l’URSS), redoutant l’éviction des non-musulmans et, en premier lieu, des Pieds-Noirs. C’est ainsi en tout cas qu’il pensait, au début du conflit algérien, et dans les années qui suivirent soutenant sans réserve tous ceux des Algériens engagés pour leurs droits, entrés en guerre pour les acquérir. On comprend alors aisément, que partagé entre des positions antagonistes, et qu’il était seul à défendre, quelles furent la douleur et le profond déchirement qu’il éprouva. Mais le durcissement du conflit, sa longueur et l’inéluctable processus qui devait mener à l’indépendance ne pouvaient que le conduire, pendant un temps au moins, à ne plus s’exprimer là-dessus, comme s’il ne pouvait plus rien en dire qui ne soit mal compris ou lui soit reproché.

         Juin 1964. Partis en France pour passer les vacances d’été, revoir les membres de leurs familles respectives (déjà éparpillés entre Aude, Gironde, Mayenne, France Comté, Normandie, région parisienne…), mais aussi pour « tâter le terrain », chercher un lieu où ils pourraient recommencer leur vie, mes parents décidèrent, après quelques jours d’intense discussion, de ne pas retourner en Algérie (sinon pour y récupérer au plus vite ce qu’ils pourraient de leurs affaires, liquider leur maison), de s’installer en France. C’est pourquoi nous nous retrouvâmes, en septembre 1964, à Rouen, dans un «centre d’hébergement » situé à Mont-Saint-Aignan, sur les hauteurs de la ville, dans une pièce où tenaient à grand peine trois lits, quelques chaises et une petite table sur laquelle je faisais mes devoirs en rentrant du lycée, le samedi après-midi, puisque la meilleure solution était que j’y sois pensionnaire. J’étais alors en classe de seconde, au lycée Corneille de Rouen, un établissement fréquenté surtout par les fils de la grande bourgeoisie rouennaise, où la qualité de l’enseignement était d’une haute exigence et où, à cause de deux années scolaires quasiment perdues dans le désordre de la fin de la guerre, des lacunes accumulées j’avais beaucoup de mal à suivre. Mon année de seconde fut on ne peut plus médiocre et je dus redoubler.

         Adolescent un peu perdu dans un pays que je ne connaissais pas et où presque tout me semblait une raison d’étonnement je me fis certes des copains, mais on me fit bien sentir, pendant quelques années (et cela alla quelquefois jusqu’au « coup de poing » avec mes camarades de chambrée), que je faisais figure d’étranger. Je fus alors, pendant un certain temps, en quête des repères qui me permettraient de me retrouver pour renouer le fil rompu de mon histoire.

         Aussi, d’abord, et comme par désespérance, je me lançai dans la lecture de la poésie de Lorca l’Andalou, que je m’efforçais de lire dans le texte, cette langue espagnole que mes grands-parents, mes parents et nous-mêmes, ma sœur et moi, n’avions jamais abandonnée et qui était, sentimentalement, en dépit de notre maîtrise du français, notre « première langue », la langue de nos origines. D’ailleurs, cet espagnol que j’entendais dans notre milieu familial, comme dans les autres d’ailleurs, était truffé de mots et d’expressions du parler populaire andalou. Mais au même moment, je me lançai aussi dans la lecture des essais et romans de Camus, essayant d’y trouver, y trouvant en effet, de quoi combler la perte de mon pays natal et, alimentant ainsi mes racines, d’assurer un peu mieux le sentiment de mon identité bâtarde. On comprendra que ma lecture de Camus, à cette époque, ainsi que je l’écrivais au début, fut moins motivée par son aspect philosophique que par la quête d’un repère sur lequel m’appuyer.

         « La perte de mon pays natal » ai-je écrit… Pendant les quatre ou cinq années qui suivirent, jusqu’à mon entrée à l’université, et après les « événements de 1968 », ma situation de « rapatrié d’Algérie» (mais « exilé » serait le juste mot) balança entre nostalgie et mélancolie, en tout cas un état de vague tristesse et de manque, et je ne sais exactement quel terme il me faut employer pour le désigner plus exactement. Cette « perte » dont je parle, ce n’est pas seulement ce qui a disparu, c’est aussi, pour beaucoup, et j’en faisais partie, ce qui n’a pu advenir du fait des événements quand il nous faut pourtant accepter l’inflexion de sa vie, les potentialités perdues d’une existence traversée par le traumatisme. Car la « nostalgie » du pays natal (si je dois retenir ce terme) n’est pas seulement nostalgie d’un lieu : elle est aussi nostalgie d’un temps, celui de l’enfance et du passé, ce passé irréversible, même s’il fut douloureux, que l’on ne peut revivre, sinon par le souvenir.

         Il ne m’échappait pourtant pas, même confusément, s’il fallait en passer par là, que je ne devais pas entretenir ce sentiment ou m’y complaire, mais accepter de le laisser faire son œuvre et le laisser s’éteindre de lui-même. Il me semblait encore, et tout aussi confusément que l’évitement de la nostalgie risquait bien, à l’inverse, de m’être dangereuse par ce qu’elle aurait ramené avec elle de pertes et de deuils impossibles. Car pour se déployer, la nostalgie requiert le deuil de l’objet et l’inscription psychique de la perte, même si, dans la nostalgie, l’objet n’est pas perdu : il se contente de persister, loin dans le temps et l’espace. Difficile travail que ce « travail d’exil », car arrivé dans le nouveau pays, tout est, pour l’exilé, comme cela l’était pour moi, encore irréel, comme dans un rêve. Ainsi, même s’ils sont physiquement « ici », hors de leur pays, psychologiquement les exilés sont toujours au pays d’où on les a chassés ou dont ils ont dû fuir : ils éprouvent t « ici » les sentiments qui correspondent aux éléments qui arrivent « là-bas », leur réalité est ailleurs, et ils vivent des expériences dans le pays d’accueil dans un état psychologique d’absence, comme s’il n’y étaient pas réellement. L’exilé se meut alors dans une certaine incertitude, une sorte de déréalisation qui qui va du « qui suis-je ? », inquiétant, perplexe, à ce « où suis-je ? » de l’enfant dans le noir. Et l’identité du sujet est alors mise à l’épreuve. C’est donc ainsi que pendant quelques années, post-adolescent et bientôt jeune adulte, jusqu’à mon mariage et ma paternité, en 1969, j’ai vécu mon départ d’Algérie et ma nouvelle vie en France. Quand j’y suis retourné, en 1972, pendant les vacances d’été, avec ma femme et mon tout jeune enfant (il avait un peu plus de trois ans), je n’éprouvai déjà aucun désir de revoir ma ville natale, sûr que j’y raviverais des blessures que j’avais travaillé à cicatriser, que je n’y trouverais que les fantômes de mon passé, des traces qui allaient se ficher dans ma mémoire comme des tessons de verre. Aussi, dans notre deux-chevaux, fonçâmes-nous aussitôt vers le désert, avec l’espoir, en sautant d’oasis en oasis, de trouver (sans aucuns documents ni cartes !) les peintures rupestres du Tassili – où nous n’arrivâmes jamais.

         On aura compris, au vu de ce que j’ai précédemment raconté, que dans le contexte de la guerre et dans les conditions où nous l’avions vécue au sein de ma famille, mis en marge et comme exclus de notre communauté à cause de l’engagement politique de mon père, je n’avais plus à l’égard de mes compatriotes Pieds-Noirs, la plupart d’entre eux favorables à l’Algérie française et quelques-uns fanatisés, à la fin du conflit, par la propagande incendiaire de l’O.A.S., je n’avais plus, à leur égard aucune attirance ni sympathie mais surtout beaucoup de rancœur, et ne souhaitais que les éviter. Après tout, pensais-je, ils avaient tout fait, dans leur suivisme aveugle de quelques néfastes meneurs, dans leur entêtement à vouloir conserver telle quelle l’Algérie française (je me souviens des répétitifs et rageurs « concerts de casseroles »), en se faisant participants, par désespoir et peur, de l’hystérie collective qui s’était emparée du pays, et en devenant, pour certains d’entre eux, les mains armées et assassines de l’O.A.S., ils n’avaient fait, en fin de compte, que précipiter la fin du conflit dans cette impasse d’où on ne pouvait s’échapper que par la fuite désastreuse qui ne les guérirait jamais du ressentiment, voire de la haine envers les Arabes. Et c’était là, pour ce qui me concerne, une autre source de déchirement et de difficile conflit intérieur : car comment regretter son pays en éprouvant aussi un tel ressentiment pour ceux qui l’avaient habité et avec qui j’avais vécu ? Mais peut-être est-ce là quelque chose de ce même ressentiment dont j’ai parlé plus haut à propos de Camus…

         En tout cas, ce que je constatai, quand j’en côtoyais quelques-uns (condisciples, voisins, relations des autres membres de ma famille…), c’était ce que j’en étais arrivé à ne plus supporter : le culte du souvenir d’une Algérie heureuse où il faisait si bon vivre sous le soleil, dans une « harmonie » idéalisée qui occultait à très bon compte la réalité du racisme ambiant et des injustices qui y régnaient.

         Pour ces Pieds-noirs-là, comme pour la grande majorité d’entre eux, la « position nostalgique » se caractérisait (et cela perdure chez les plus anciens) par une nostalgie infinie, voire indéfinie, sorte de relation fétichisée avec l’Algérie qu’ils avaient connue. Position qui avait pour but de ramener constamment l’objet de leur perte à la vie par un investissement forcé et continuel (banquets de Pieds-Noirs, pèlerinages, associations, gazettes communautaires, éditions de livres de souvenirs, entretien du parler populaire pied-noir, qui occupaient une bonne partie des forces psychiques des individus. On peut parfaitement comprendre et légitimer cette attitude (les communautés d’exilés se doivent d’entretenir et perpétuer leur mémoire), mais cela me paraissait assez trouble sinon malsain parce que, quelque part entre deuil et dépression, la position nostalgique ne fait qu’organiser la perte sur un mode perceptif et conscient pour maintenir une certaine capacité de plaisir et une dose de mobilité psychique qui la rend difficile à abandonner. Car contrairement à la position dépressive, où l’ombre de l’objet écrase le Moi, la position nostalgique, entretenue à plaisir, procure au sujet qui s’y adonne une satisfaction substitutive, à condition qu’il reste fidèle à son objet, cet objet nostalgique qui emprisonne le Moi dans une relation d’emprise absolue. Et l’on constate alors que cette forme de nostalgie, qui tente de faire avec la réalité de l’absence, élève l’absence elle-même au rang de présence éternelle, en évitant ainsi le deuil et la confrontation avec la perte.

         Ce qui importait, me semble-il, pour ces Pieds-Noirs, nostalgiques de l’Algérie française et du pays perdu (dont la chanson d’Enrico Macias, son premier tube, qui leur parlait directement au cœur, J’ai quitté mon pays, leur a servi de porte-voix et d’hymne pendant des décennies), ce n’était pas seulement l’idée d’un possible retour, mais aussi, et peut-être davantage, les conditions du départ. Celui qui a été expulsé de son pays natal, qui a dû quitter son pays à la suite de violences extrêmes et qui se retrouve en terre étrangère, privé de langue et de « patrie » va souvent vivre une nostalgie sans fin, tout entière orientée vers ce qu’il a définitivement perdu. Mais un passé qui ne s’historicise pas ne peut faire place à la nostalgie constructive, seulement à un ressassement douloureux ou, au mieux, à un refoulement de nature quasi forclusive, qui maintient dans le préconscient des images frappées d’interdit.

         Pour ce qui me concerne, c’en est fini, depuis des décennies, de toute tentation nostalgique. J’ignore, évidemment, ce qui serait advenu de ma vie si nous étions restés en Algérie, où mes parents me destinaient à de courtes études au terme desquelles ils auraient bien voulu me voir devenir menuisier ou facteur, ou encore, comme mon grand-père maternel, employé aux Chemins de Fer Algériens. Mais cela ne me soucie plus. J’ai conduit ma vie autrement, et ailleurs.

         Le traumatisme de l’exil, que je crois avoir surmonté après quelques années d’incertitude, mais finalement peu nombreuses, aura cependant laissé quelque trace sensible, il me faut bien le reconnaître. Je ne suis plus, aujourd’hui, qu’un lointain spectateur des violents soubresauts que l’Algérie a pu connaître depuis l’indépendance et pendant sa récente guerre civile. Et d’ailleurs, de quelle Algérie s’agit-il ? Celle que j’ai connue n’existe plus depuis longtemps, elle a disparu de la carte du monde et sombré comme l’Atlantide dans la mer de mes souvenirs que ne visitent plus que des fantômes de paysages et de gens qui me rappellent, comme font les cartes postales, que « cela a bien existé » et fait partie de mon histoire.

         Mais cette « trace » dont je parle, c’est aussi quelque chose de plus profond, exempt cependant de douleur : le sentiment, plus que l’idée, que dès sa naissance, instant où il est expulsé du sein maternel, l’homme est un exilé. Que s’il est des exils réels qui imposent au sujet des épreuves particulières, ce premier traumatisme de la naissance peut-être considéré comme le paradigme de ceux qui suivront.

         Mais y a-t-il une singularité de « l’exil pied-noir » ? Je ne peux légitimement que me poser cette question et en revenir à Camus pour tenter d’éclairer ce que je viens d’écrire.

            Cette position de l’individu pied-noir (partagé entre deux terres et deux cultures), paradoxale et fondatrice – coexistence non disjonctive de l’envers et l’endroit pour reprendre un titre qui nous apparaît comme la matrice de son œuvre– résonne d’autant plus chez le jeune Camus qu’elle est comme un miroir exact de la position historique et existentielle qu’il expérimente en Algérie. Cette position, celle des Pieds-Noirs, que l’on appeler « position algérienne », était une position de proximité et de distance, de familiarité amoureuse et d’étrangeté avec la terre algérienne. Une sorte d’exil chez soi, au plus proche. Le sentiment de n’être ni d’ici, ni de là, ou d’ici et de là à la fois. Un impossible séjour, pourtant bien réel. Et ce séjour (passionnément enraciné dans « cette nouvelle terre sauvage » où il faut vivre avec la puissance de son soleil, sa générosité exigeante, la force de ses vents, la dureté de son climat, la densité de sa lumière, le coupant de ses pierres) peut se lire sous le signe d’un triple exil, historique, géographique, linguistique.

         Historique, parce que l’Algérie était une colonie de peuplement où un peuple nouveau devait naître, naître de rien, surgir du néant (telle était la volonté de la France), et qu’une nouvelle naissance, une toute première naissance voulue, artificielle comme celle-ci, c’est toujours une rupture généalogique, l’entrée dans une nouvelle temporalité historique : l’irruption dans une temporalité sans passé historique (quels Pieds-Noirs connaissaient le passé de l’Algérie avant la colonisation ?). Ou un passé «mythique » et fantasmé, recomposé de toute pièce dans la mémoire des communautés et par la connaissance parcellaire de la « mère patrie ».

         Géographique, parce que l’Algérie c’est l’Afrique et les nouveaux arrivants venaient de l’autre rive. Hors de leur pays dans un pays qui n’était pas le leur et qui les submergeait (thèmes que l’on retrouvera dans les textes géographiques de Camus et qui rythmeront une grande partie de son œuvre).

            Linguistique enfin puisque les Pieds Noirs ne parlaient pas l’arabe, ils s’immergeaient dans une langue qu’ils ignoraient et que, pour la plupart, ils n’apprendront jamais.

         D’autre part, contrairement à un cliché persistant, l’école française en Algérie, ne croyait pas que « nos ancêtres étaient les Gaulois ». Mais elle ne mentait pas : elle proposait un passé qu’il fallait s’attribuer, proposait une généalogie volontaire. Une nouvelle naissance. Le statut du passé se trouvait ainsi renversé : le passé ne régnait plus, le présent choisissait ses racines, qui choisissait de s’inscrire dans la lignée qu’il voulait s’inventer.

         Ce sentiment de n’être ni d’ici, ni de là, ou d’ici et de là, ne m’a, pour a part, jamais abandonné. Et aurait-il pu d’ailleurs abandonner Camus ? Puisque ce qui semblait s’imposer à lui, c’était « l’ailleurs », en l’occurrence la France vers laquelle il partira.

         Sentiment, profondément enraciné en moi aussi, d’un perpétuel exil – une fois encore vécu sans douleur – qui fait que, bien qu’adorant la France, ayant fait mienne sa langue et son histoire, admirateur de sa culture, amoureux de ses paysages, je ne me sens en vérité de « nulle part », ni d’aucun lieu, d’aucune région, d’aucune ville, d’aucun village, d’aucun clocher, et ne suis attaché à rien, ni maison ni biens matériels. Vivre ici ou là m’est a priori égal (il me suffit de m’y sentir bien). Car en fin de compte, devenu écrivain et poète, ma patrie n’est pas la langue, ni la française ni l’espagnole, ma patrie c’est le langage, c’est-à-dire un espace de communication sociale et d’invention linguistique dans lequel je chemine, traçant mon chemin d’homme, aussi honnêtement que je le puis.

         Ni d’ici, ni de là, ou d’ici et de là… Camus, comme ombre projetée de mon propre sentiment d’exil ? Je voudrais alors ajouter que s’il écrivit Le Premier homme, sans doute était-ce pour résister pathétiquement à ce vide de l’origine, à cet immense oubli qui était la peine définitive des hommes de sa race, le lieu d’aboutissement d’une vie commencée sans racines. Pour affronter cette position qui était la sienne, cet exil sans recours, à nul autre pareil, un exil absolu qui ne pouvait revendiquer aucune terre de référence si ce n’est celle qui s’écrira dans son dernier roman qui ne pouvait être qu’inachevé.

         Parfois pourtant je me demande ce que Camus aurait choisi de faire s’il avait vécu plus longtemps et avait assisté à l’indépendance de l’Algérie, qu’il aimait tant, à propos de laquelle il avait écrit j’ai le même sentiment en revenant en Algérie que celui que l’on éprouve en regardant le visage d’un enfant, avant d’ajouter Et malgré cela, je sais que tout n’est pas pur. Aurait- il rompu ses liens avec elle ou demandé à travailler pour établir des liens culturels entre les deux pays, et vivant en France, se sentant tout autant Français qu’Algérien, aurait-il choisi d’opter pour la double nationalité…? Et en quoi cela l’aurait-il satisfait et aurait apaisé ses tourments ?…

         Je ne puis avancer aucune hypothèse. Je m’interroge quelquefois, et l’interroge encore.

Michel DIAZ, Valensole (Alpes de Haute-Provence), mars 2023

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences – Raymond Farina

Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences, Raymond Farina, Editions N&B 2022)
Article publié in ce blog (avril 2003) et in Diérèse (N° 87, juin 2023)

            Ce dernier recueil de Raymond Farina, Un printemps sans fenêtre, suivi de Réminiscences, prolonge pour notre plus grand bonheur la longue réflexion, si patiemment conduite dans ses précédents ouvrages, au fil de l’œuvre du poète, sur son rapport au monde et à la nature, aux arbres et aux oiseaux, à la mémoire et à l’enfance, au temps qui nous soumet et à l’inéluctable fin.

            Il n’est jamais gratuit, je crois, de mettre en parallèle les premiers mots d’un ouvrage et ceux par lesquels il s’achève. Ainsi commence celui-ci : Au seuil de mes quatre-vingts ans, / au fond de mon confinement… La tonalité du recueil nous est d’emblée donnée par ces vers qui ouvrent sa première partie, et l’esprit qui l’anime d’un bout à l’autre nous semble contenu dans les derniers vers de la deuxième qui appellent à renouveler ta surprise, / ton étonnement d’être en vie. A la lumière de ces vers, se révèle la cohérence thématique et architecturale d’un livre qui, évoquant sans s’y attarder, ce que pèse le poids de l’âge au seuil de la vieillesse, s’empresse de s’interroger sur ce qui convie le poète à appréhender le monde de manière plus apaisée, à faire alliance désormais / avec tous ceux dont les passions / s’aquarellent en vert et bleu, avec tous ceux qui n’ont jamais appris / que l’évangile des mésanges. Autrement dit à travailler toujours, encore, à tenir à distance l’angoisse de la mort en acceptant sa propre insignifiance de passant éphémère, et à chercher dans sa mémoire quelques pollens d’une sagesse / que sagement j’ai recueillis. Humble condition d’observateur de la beauté des choses de ce monde qui le situe « entre deux infinis », car observant l’arbre et l’oiseau, / en rêvant leur vie invisible / loin sous la terre, haut dans le ciel, il s’avère que tous les deux ont un empire / ou, mieux, peut-être, un Infini.

            Sentiment (quasi pascalien) d’un Infini d’autant plus nécessaire et fertile à l’imaginaire poétique que le confinement, cette vacance insolite, cette époque étrange où le monde semble s’arrêter, théâtre de la première partie du recueil, impose que la porte reste fermée et la fenêtre aveugle, car dehors devient invivable. S’ouvrir au monde par les mots du poème : et c’est alors, suivant le vol filant d’une hirondelle, que le poète peut s’offrir une buissonnière. C’est aussi, pour au moins un temps se soustraire à l’atmosphère léthifère de ces jours pesants, de cette terre, / de ses tourments, de ses tourbières, que le poète s’en remet, dans la première série de poèmes, réunis sous le titre de Et le vert en mémoire, au souvenir de ces quelques arbres dont les images l’accompagnent depuis sa lointaine enfance marocaine. Et ce sera ce magnifique éloge au vieux figuier à bout de souffle, au grenadier, rouge incarné dans une fleur, à l’amandier, dévoré par des insectes d’Apocalypse, aux palmiers qu’on dirait des épouvantails, à l’olivier bardé de tant de cicatrices anciennes, mais encore aux cyprès, arbres visant l’azur, et au sapin à la trop grave géométrie.

            Mais Raymond Farina rend aussi bien hommage aux forces vitales de la nature, à ce qui ressurgit au premier souffle du printemps, renaît, abonde et se transforme entre les mains de la vie toujours jaillissante, contenue même dans les pierres : N’impose pas un nom aux pierres / ni quelque parenté stellaire. / Ne cherche pas un sens en elle, / une langue d’avant Sumer. Car dans les pierres même, dit-il, se lovent les secrets du temps, s’y cachent maints murmures et lueurs possibles, / fines rafales cristallines, / éclairs dans leurs lointains intimes. Dans cette célébration des forces de la nature, si riche en mystérieuses fantaisies et autres facéties, le méchant virus même, sous la plume du poète, bénéficie de circonstances atténuantes puisque, ne cherchant qu’à se dupliquer, ce virus ne veut pas ma mort, chez lui, pas d’homicide volontaire. / Aucune intention de nuire. Et comme le souligne Sabine Dewulf, le poète invite même ce fameux « virus » à épargner les innocents pour s’occuper plutôt des tristes sires qui sont les marionnettes de la Terreur.

Cette conception panthéiste du monde, tournant résolument le dos à la philosophie cartésienne qui souhaitait que l’homme devienne le maître et possesseur de la nature, nourrie de philosophie préchrétienne et de poésie gréco-latine n’est pas sans rappeler non plus, comme héritage méditerranéen, nombre des pages de Virgile, de Giono ou du Camus de Noces et de LEté.

            La musique des mots du poète, leurs vibrations passent au vert, et ci et là au gris doux de la nostalgie (Est-ce sur toi que tu pleures ?), ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance, ces gestes et situations qui reviennent dans les poèmes, parfois avec beaucoup d’humour, témoigner de cette traversée nocturne dans les mots, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre.

            Et c’est cet air « plus libre » que le poète que le poète retrouve dans Réminiscences, la seconde partie du recueil où, de page en page, il convoque plus résolument l’enfance, ses paysages et ses personnages. L’enfance, malgré ses blessures et ses questions liées au père inconnu, comme lieu de l’intime, sanctuaire de la mémoire, « refuge immaculé qui préserve des saccages du monde », ainsi que l’écrit encore si justement S. Dewulf, commentant ces mots du poète : Contemporain de ce saccage, / témoin lointain et impuissant, / tu voudrais faire comme avant : faire la nuit comme un enfant // ou simplement fermer les yeux, / compter sur la magie du temps / qui sait assagir les colères, / écœurer du sang des barbares. Et Raymond Farina le justifie ainsi lui-même dans un entretien avec Régis Louchaert : « … parler de l’enfance est une façon de rejoindre le cœur de notre petit cosmos, ses présences essentielles qui surent apaiser pour nous le fracas du « monde-dehors », une façon aussi de renouer avec d’anciennes fascinations, quelques mythes familiers et ces timides hypothèses avec lesquelles on a tenté naïvement de démêler le mystère » (in Revue « Lieux d’être », n° 33, 2001-02).

            Dans ces pages, les poèmes de Raymond Farina s’inscrivent pleinement dans la logique du vieillissement, le poète semblant tourner, l’une après l’autre, les feuillets de ses souvenirs, se pencher avec recul et apaisement vers son passé, s’attachant à figurer le rapport qui nous lie aux choses et qui nous en sépare, pour mieux nous inscrire dans leurs contingences et nous guérir de la confiance / en un monde faussement clair, / dont les contours sont trop précis / et l’harmonie trop rassurante.

            C’est là affaire de poésie, affaire de rythme (ici, celui surtout de beaux octosyllabes) qui seul régénère et vivifie la langue : saisir en plein vol ce qui disparaît dans son apparaître, prendre la réelle mesure des choses. Alors la parole se génère et se déploie sur ses failles. Ce que l’on entend alors dans la poésie de Raymond Farina, écriture toute de concentration et d’abandon à la rêverie méditative, c’est la petite musique d’un sens qui file vers un horizon où vivre de plain-pied avec les choses et sa conscience d’être vivant, pleinement présent à soi-même, est la seule chose qui vaille, celle aussi de savoir, en tant qu’homme, comment se tenir debout. Le sens ici n’est pas explicatif et il ne nous sert à rien, c’est une des leçons de l’œuvre du poète, de vouloir faire main basse sur les choses et le monde, quand il s’agit plutôt de lancer des questions, / avec l’assentiment de l’arbre, / mes racines, mes radicelles, / à d’inconcevables distances, / au plus profond de son mystère.

            Est-il nécessaire d’ajouter qu’il n’y a nulle complaisance dans la poésie de Raymond Farina ni aucun atermoiement sur lui-même, pourtant chargé de (ses) quatre-vingts ans et funambulant au fil du temps  ? Ici jamais la parole ne s’attarde auprès d’elle-même, même dans ces moments où l’avenir / se dissout dans ta nostalgie, qu’il présume que tes) deux tempes savent / ce qu’il me reste encore de temps / pour faire des adieux discrets. Cette poésie, tout entière tournée vers la vie est tout entière offerte au monde, consciente de ce qu’y joue de drames, ce qui s’y trame de souffrances, mais désireuse seulement de nous offrir l’innocence de la beauté et cet instant où l’aube / vient soudain effacer / ton dernier cauchemar.

Aux yeux de Raymond Farina, il convient de mélanger l’univers et l’homme, et si nous sommes dans la nature, c’est sur la terre que nous existons, là où la langue labourée, remuée, aérée par le travail du poète se retourne contre ceux qui croient la posséder pour nous mieux asservir, quand il s’approche au plus près de ce qui lui échappe, conscient qu’il ne vient rien résoudre ni répondre à aucune question, mais juste célébrer le règne du vivant.

Michel Diaz, 21/03/2023

Jardin des voix – Pierre Thibaud

Jardin des voix

Pierre Thibaud

Editions Parole et Silence (2022)

Article publié in Diérèse N° 87 (printemps 2023)

         Ancien professeur de logique mathématique, discipline rattachée au département de philosophie, Pierre Thibaud s’est tout particulièrement intéressé au problème de la recherche d’un fondement mathématique. Ses travaux universitaires seront consacrés pour l’essentiel au philosophe nord-américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) et plus particulièrement à ses écrits logiques et philosophiques. A ce titre, Pierre Thibaut (qui a participé à six colloques internationaux consacrés à cet auteur) est sans doute l’un des pionniers de la redécouverte en France des œuvres de Peirce, ouvrant ainsi la voie aux grands travaux de Claudine Tiercelin, du Collège de France.

         Il a par ailleurs poursuivi une recherche en littérature sur la poésie, initié des festivals de musique et créé un ensemble musical (Le temps baroque). Critique musical au Courrier d’Aix, il a aussi mené une activité d’organiste durant 32 ans, en tant que titulaire des orgues historiques de St-Nicolas de Pertuis (Vaucluse), s’intéressant parallèlement à la facture et la restauration d’orgues, ou participant à la création de nouveaux instruments.

         Son entrée sur la scène poétique, avec ce recueil, Jardin des voix, porte indubitablement les traces de ses préoccupations de penseur et de musicien. Ce qui, d’emblée, s’impose dans ces poèmes, c’est l’acquiescement de l’auteur au monde et au pouvoir de la parole poétique. Dès les premiers vers, Pierre Thibaud parle du poète comme d’un être habité d’ombre comme autrefois les dieux / adossé contre la profondeur / jamais immédiat toujours oblique / comme les premiers rayons de l’aube. Et il ajoute, quelques vers plus loin, que celui-ci est balloté entre l’infini poudroiement / des galaxies / et son jardin dont il garde la clé / défaisant traces et chiffres. Vision orphique du poète dont l’auteur dit encore que comme le dieu de la nuit il aime prendre soin / de la lumière exilée dans l’obscur et que, comme le Dieu de la Bible il veut naître pour mourir / mais comme aube où le mot « joie » a sens / malgré la mort.

         Pour Pierre Thibaud, le verbe poétique, en ouvrant les yeux au regard, nous fait le monde plus lisible, rend possible l’approche de son réel, mais comme pressenti plutôt que représenté ou réalisé. Nous ne sommes pas loin, ici, de la réflexion d’Octavio Paz sur la poésie, qui suggérait de « donner des yeux aux mots » pour soustraire ceux-ci à l’usure de la parole de la communication ordinaire où ils ont perdu tout sens véritable. La parole poétique serait donc ce qui nous permettrait, par-delà les mots du langage, et au-delà des yeux, de saisir, dans son essence même, la réalité sensible du monde qui se dérobe habituellement à nous. Aussi, écrit Pierre Thibaud : Tu ne vois pas / ce qui est devant toi / mais tu captes l’invisible. Car ainsi qu’il nous en soumet la vision dans les autres poèmes du recueil (la mer et la barrière de corail, le ciel et ses lumières, la femme étincelante comme la vague et les gestes de l’amour, la musique et le grondement de l’orgue), la réalité est là, sous nos yeux, en sa présence inépuisable, et c’est en eux, nous dit Pierre Thibaud, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, chaque fois que cette réalité nous surprend, quand nous regardons le spectacle du monde, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit, pour « capter l’invisible », de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus et de nous en contenter. Pourtant cela ne se fait pas à volonté, car le poème est le médium de ce regard, et le monde n’a de réalité / que pareille aux fleurs / trouant la neige de mars. Mais n’est-ce pas qu’à l’instant où l’image paraît, dans ses si étranges lumières, nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. A l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend lieux et choses plus clairs en même temps qu’il nous éclaircit. C’est ainsi que, sous les mots du poète, se met en branle le travail du regard : entre l’arbre réel et l’épure / entre la présence première et la présence autre / proche de l’indicible et de l’insoupçonné / toi toujours au bord du monde / où jamais l’étoile n’abolira l’énigme.

         Et si c’étaient ces instant-là, fragments d’une fugitive réalité, ce passage fugace qui seuls importaient ? Cette quête des mots vers un regard plus pénétrant, pour rien que la brûlure d’un passage de l’éphémère où se consume notre vie. Mobilité pure camouflée sous nos yeux en immobilité. Musique sous le silence qui, levant buissons d’oiseaux / dans les erres de ses mots / (fait) alors jaillir / le chant en elle enfoui. On ne sort pas d’un monde pour entrer dans un autre, mais pour approcher un peu mieux le mystère de celui-ci, pour trouver le passage vers des soirs et matins apaisés. Comme on cherche un regard lavé, offert à la beauté simple des choses et aux secrets de leur présence, une disposition particulière du cœur et de l’esprit, un agencement de fond et de forme qui permet la manifestation de quelque chose de tout autre : Il y aurait un lieu où monter / dans la promesse des feuilles // […] où descendre / dans la rivière éteinte // […] où séjourner / dans le souffle suspendu // alors tout serait visible / les feuilles la rivière le souffle / chair plus profonde / avant le temps du pourrissement.

         Mais ce recueil, comme une logique prolongation de cette réflexion méditative dont la voix peu à peu s’assombrit, nous propose aussi, dans le même mouvement, une lente élévation vers l’esprit du divin et un chemin de spiritualité, sinon de transcendance : circonscris en tes mains / les lieux de ma métamorphose / et je rejoindrai alors mon vrai corps / dont le premier n’était que l’ébauche. Rien d’étonnant alors que la musique soit aussi souvent évoquée dans les dernières pages de ce recueil : Purcell, Monteverdi, Fauré et son Requiem, Bach et son Art de la fugue, Ulrich Studer, Alfred Deller… La musique, voie de l’élévation de l’âme, le chant, une voix qui se cherche / un second corps / allégeant le premier.

         C’est alors à pas et à mots légers que Pierre Thibaud semble consentir à porter le temps sur ses épaules et s’en va dénouer les ombres : il va falloir descendre / la rumeur la nuit le chemin / corps qui se laisse glisser au fil de l’eau / où mes mots font cercle // s’éteignent.

         Petite musique d’un sens qui se clôt sur cet horizon que même la poésie ne trouve aucun moyen ni de comprendre ni de formuler.

         Michel Diaz, 14/01/2023

Clartés du soir – Jacques Robinet

Clartés du soir, Jacques Robinet, Editions Unicité (2022),

Article publié in ce blog (janvier 2022) et in Diérèse N°………

         Le recueil, Clarté du soir, se compose de quatre sections, L’ouvert, La traversée, Nocturne, L’estuaire. Les titres de ces quatre parties laissent entendre, si on y est un peu attentif, que cet ouvrage s’organise comme une traversée de solitude, de silence et de nuit, depuis une ouverture vers une autre, plus vaste, offerte au large qui nous permet d’envisager que ce chemin de poésie débouche sur un horizon où l’espéré se mêle à l’inconnu – de même que les eaux du fleuve s’élargissent avant la mer pour s’y jeter et s’y confondre.

         Chemin de poésie qui ne se ferme pas en boucle sur lui-même, mais se forme en spirale, de même que cette figure dessine sa voie d’infini. Les premiers mots de ce recueil sont accueil au matin qui s’ouvre, à la lumière du début du monde : Une goutte d’eau / scintille // Le jour se lève / repousse la nuit // Tout s’éclaire / – commence. Les derniers mots du livre, comme en écho, semblent d’abord plus sombres, La lumière décline / Tu te crois près du port // La vie s’en va ainsi / comme un vallon creusé dans / la mer… Et Jacques Robinet ajoute : Que cherches-tu encore / qui ne soit un adieu ? // Souvenirs et désirs / se querellent / Poignées d’herbes folles / Ce qu’il reste de toi. La vie ne serait-elle que ce peu de choses après tant de lumière au ciel que résume le cri d’un oiseau ? Mélancolie qui tombe sur la dernière scène des jours ? Quelle est cette blancheur ? // L’aube se traîne / La marée te repousse vers le large. Mais les derniers poèmes du recueil ouvrent pourtant grand (vers l’inconnu de l’infini avons-nous dit) ce qu’on croyait d’abord se clore sur lui-même ; Apprendre des eaux courantes / à ne rien retenir // Tout s’écoule vers un autre soleil.

         D’ici, vers un ailleurs, plus large et plus profond, ce cheminement poétique est en vérité un chemin empreint d’une spiritualité profonde qui nous conduit, depuis les premiers vers, où le poète dit son émerveillement devant ce que le monde recèle de beauté, jusque aux confins de sa méditation, comme on fait le bilan de sa vie, apaisement, sagesse, où l’on accepte enfin de ne plus rien attendre ni demander, où l’on est seulement soucieux d’atteindre cet état de l’âme où Voir dans le noir / requiert le silence.

         Ce livre commence donc, dans la section L’ouvert, par une fervente célébration de ce matin nouveau qui repousse la nuit, cette injonction à se lever pour prendre racine de l’aube, à s’effacer comme la rosée / en son passage ébloui. L’expérience sensorielle du monde, toujours renouvelé, c’est ce qui emplit le champ de l’incertitude et du doute, y plante ses repères, y sème ses possibles, en nourrira sa nostalgie. C’est, en premier lieu, bien sûr, le regard et ce qui s’y est déposé : L’aurore ronge l’herbe noire / L’eau de la nuit brille encore. Et quel plus pur désir alors que celui de vouloir renaître dans le jour redonné, toujours neuf ? Ce qui s’invite à cette faim du monde, ce sont aussi ses bruits et ses silences, le jardin noir encore et silencieux, la pluie qui chuchote ses secrets, le discret chahut des pigeons parmi les feuilles mortes, le son d’une cloche / ouatée de silence // un rire lointain d’enfant. Partition des menues choses du monde avec lesquelles le poète aimerait se confondre pour entrer au cœur même de l’instant, délesté de toute mémoire et de toute douleur humaine comme cet arbre qui s’étire au soleil / de plaisir et de gratitude, et devenir comme lui, un arbre de silence / Un silence sans entrave /où le ciel se dépose, acquiesçant alors à ce qui advient, même à la mort qui rôde et consume nos heures. Mais même si ces pages sont traversées par l’idée de la mort et la conscience du temps qui passe, qu’un angélus lointain / annonce la fin du jour, ce rapport douloureux du poète avec le monde puise pourtant consolation dans le spectacle qu’il lui offre et où il trouve force d’exister quand sa foi s’indécise et vacille : Je n’ai d’autres raisons / nul autre savoir / que celui des plantes / attirées par le soleil. Et il écrit encore, comme on murmure une prière, Bénie sois-tu terre / perdue parmi les nombres / qui me permet de nommer chaque fleur.

         La poésie alors, et les mots du langage seraient-ils pour l’auteur autre voie de salut ?… Mais Jacques Robinet entretient avec la poésie et le langage un rapport de défiance, car l’écriture est toujours un obstacle entre le réel, la vision qu’on en a, parasitée par les mots même du langage, par ce qu’ils véhiculent malgré nous, et la représentation que l’on voudrait en faire. Ainsi écrit-il dans son ouvrage Les notes de l’heure offerte, « Les mots sont des serpents qui sifflent et grincent à chaque ligne. C’est le lieu de tous les dangers, de toutes les déconvenues ».

         Aussi la deuxième section du recueil, La traversée, se présente-t-elle, dans les vingt-trois poèmes qui la composent, comme une réflexion sur l’écriture, ses difficultés, les doutes et incertitudes qui font le fardeau du poète qui avance à l’aveugle sur la neige des pages : Tu dis la traversée du silence / pour rejoindre la voix qui s’efface. Quiconque, en effet, se livre au travail de l’écriture en éprouve un jour ou l’autre la dérision : Trop de mots s’épuisent /, écrit-il, à soutenir l’invisible // Ecrasés ils gémissent // C’était prévisible / trop beau trop haut pour nous. Et plus loin : Un mot de trop / frappe le poème / qui sombre // Au loin brille / la poussière d’un port / qui n’existe pas. Mais le paradoxe réside dans le fait que c’est en écrivant qu’on s’éprouve le plus vivant. Comme si la réalité, tout compte fait, n’avait d’existence véritable que dans et par l’acte du langage qui lui donne forme. Il n’y a donc pas les livres d’un côté et la vie de l’autre – ou le monde des choses et le monde des mots. Et c’est, nous semble-t-il, dans la quête de cette (im)possible conciliation que s’inscrit la démarche poétique et existentielle de Jacques Robinet. Et s’il écrit, Je cours   m’obstine / sans savoir / le lieu ni le chemin //[…] J’obéis à l’appel / des soleils en fuite, il écrivait aussi, quelques pages avant : Photos livres tableaux / deux arbres à la fenêtre / prêts à m’accueillir // Un cri d’oiseau / fait vibrer le silence.

         Qu’en est-il, s’interroge l’auteur, des rapports de l’écriture et du réel ? Et ses poèmes tentent de répondre à cette interrogation insistante qui, depuis bien longtemps (depuis le Don Quichotte de Cervantès) est celle de toute véritable entreprise littéraire. Interrogation qui se prolonge et se développe dans Nocturne, la troisième section du recueil : Goutte de pluie / glisse et se perd // Mot perdu / que le langage / traque en vain // Poursuite d’une braise / tous feux mal éteints. Certes, le poète ne « court » pas après le réel comme s’il s’agissait d’un animal en fuite. Il y est immergé, comme tout le monde, mais sans le savoir tant la « réalité », cette description apprise, nous accapare et nous limite. Peut-être est-ce contre cela que l’écriture le réclame, pour échapper à cette aliénation. Parce qu’on éprouve un beau jour que seul le langage permet d’échapper au langage. Ecrire alors, écrire, poser, jour après jour, les mots qui feront le poème, nourriront le questionnement : Les mots tombent / goutte à goutte / comme la pluie / dans un seau. Et même si L’eau à tout instant / se ride mais jamais ne / déborde l’éternel vivier, faut-il écrire encore ? Faut-il poursuivre ? // Faire crisser à nouveau cette neige // effeuiller le langage / sans le jeter aux flammes ? « On dit que nous sommes poètes, disait Breton, parce que nous nous attaquons au langage qui est la pire des conventions. » Il nous faut ajouter que « parler contre les paroles », comme le disait aussi Ponge, c’est perdre ses repères, sortir de ce cadre rassurant ou les mots disent ce qu’ils veulent dire. Alors, on ne sait plus où l’on est. On est là et on n’y est plus. Les choses n’ont pas changé et, en même temps, elles sont prises dans une étrange lumière. Cette lumière étrange qui est le signe du réel. Alors Ecris – écris encore, nous dit Jacques Robinet, Rature déchire renonce / le temps d’une romance / ou celui d’un silence. Et même si la douleur ferme l’espace, que le monde se fait petit, écrit encore le poète dans ces si belles pages dédiées à sa mère en allée, et que nous accueillons comme des Leçons de ténèbres, Nous portons des rêves d’oiseaux / qui volent d’île en île.

         La dernière section, L’estuaire, se colore d’autres modulations dans la voix du poète. Les mêmes thématiques s’y retrouvent, la conscience du temps qui passe, l’approche de la mort, les enjeux du chant poétique, mais en mode mineur, comme adoucies et apaisées, et certaines pensées passent au premier plan pour y occuper une place essentielle.

         Certes, écrit le poète, A trop vouloir atteindre / la plus haute note / on brise la voix / amoureuse du silence, mais, ajoute-t-il aussitôt, C’est au plus sombre / parfois au plus bas / que le chant retrouve / sa fraîcheur de source. A force de se cogner aux murs, dit-il encore, il découvre soudain / que rien ne (le) sépare de ce qu(’il) cherchait. C’est-à-dire, comme il le déclare dans un entretien avec Nathalie de Courson, « s’ouvrir le plus possible au silence et à la beauté de ce monde qui ne cesse de jaillir sous notre regard », parce « que tout m’est appel en ce monde si riche de beautés et de douleurs ». Et il ajoute, un peu plus loin : « Plus j’avance en âge et plus une certaine paix, je n’ose parler de joie, et pourtant ! m’habitent. Cela peut étonner que le grand âge puisse sembler être parfois le plus bel âge de la vie, mais tel est bien mon cas ». Consentir, privilège de l’âge, consentir à l’inconnu, à l’imprévisible, à la violence ou à la douceur de l’inéluctable, tel est le sens de cette métaphore de l’estuaire qui nous dit Que nul regret n’entrave / qui efface ses traces / riche d’un frêle amour / au moment de tout quitter.

         Et c’est bien la thématique de l’amour qui envahit les pages de cette dernière section. A l’amour, dévasté par l’absence, qui le liait à sa mère, succède celui que porte la foi et la quête spirituelle, certes sans cesse tiraillée par le doute, mais porteuse d’une inépuisable espérance : A chercher le divin / on rencontre des pierres / Plus hautes les églises / plus violent le désir. Aussi, peut-il écrire : La moisson est rangée // La paille brille / après l’orage et la pluie. Vient alors, comme naturellement, se rattacher la pratique de l’écriture au mouvement de l’âme portée vers – et par – la méditation, au goût pour la contemplation à la figure de Dieu. Rencontre qui n’a rien d’évident, et Jacques Robinet ne cesse de nous le dire, mais qui élève ce recueil vers les hauteurs du cœur en même temps que vers celles de l’art poétique.

Michel Diaz, 10/01/2023