Archives de l’auteur : Michel Diaz

L’âpre beauté du paysage – Jeanne Bastide

L’âpre beauté du paysage

Jeanne Bastide

Editions L’Ail des ours (2023)

Dessins de Roselyne Sibille

Note de lecture à paraître in Diérèse N° 90

         A travers les herbes sèches de l’été, tu apparais : dans ce poème écrit à la seconde personne du singulier, accompagné de beaux dessins à l’encre de Roselyne Sibille, c’est à elle-même que l’auteure s’adresse, et au-delà d’elle au lecteur invité à partager sa lente déambulation méditative. Sans désir impatient ni hâte, il s’agit pourtant d’avancer, escorté par sa solitude, en présence complice, et de traverser un espace de temps, de silence et d’ombre que ne peut d’abord pas déranger la lumière vive du jour. Car il s’agit d’attendre, d’aller là où les mots nous conduisent, émergeant lentement du souffle qui les porte, sans jamais essayer de les devancer, puisqu’il faut avant tout tenter de traverser l’obscur, le trouer, l’éventrer, le creuser jusqu’à trouver le désir.

         Il est des temps de désarroi et de chagrin, d’incertitude et de tentation d’abandon, temps sans attache, où le vivant n’a plus d’apparence, quand le sourire est vide, que la brume a tout envahi, que le froid se met à grignoter les os, que l’on a perdu tout repère, visages et odeurs, que même un mur humain ne peut plus proposer son appui. De ces temps où tout se mélange et où tout se disloque. Mais, pour Jeanne Bastide, il ne s’agit pas de céder à l’appel du renoncement, aux sirènes de la douleur, mais au contraire d’acquiescer au monde. « Car l’adieu, c’est la nuit », pour reprendre le titre du recueil sous lequel ont été publiés les poèmes d’Emily Dickinson (Gallimard, 2021). Il s’agit donc d’aller, se fiant à ses pas et aux mots qu’ils soulèvent, à travers l’âpre beauté du paysage, à travers sa géographie intérieure, et de se délier des ombres pour se renouer avec ce que promettent encore les élans du désir, dans la vie qui demeure et persiste.

         On sait depuis longtemps combien la marche est favorable à l’émergence de la rêverie poétique méditative et à son expansion (le « Demain, dès l’aube, […] je partirai » de Hugo en est l’une des illustrations), combien elle est propice à l’écoute du monde et à la réconciliation avec soi-même. Aussi, même s’il ne te reste que la couleur de ce sentier et la pénombre du fossé, […] ici, aujourd’hui, tout est possible, comme il est possible, pour tenir, de s’appuyer contre le vent, d’accueillir aussi ce désir de porter les yeux vers l’ailleurs. Des dommages et des braises de l’affliction, peut renaître toujours cette part d’inconnu contenue dans le rien, comme ces riens ou presque riens qui reviennent peupler cette attente où, certains jours, on peut de nouveau surprendre l’univers dans le brin d’herbe, dans le nuage ou dans quelque démarche d’un passant ordinaire. Puisqu’on ne cesse de renaître, nous dit l’auteure, et que la peau n’est plus frontière entre soi-même et le territoire d’une quiétude habitée de mille petits bruits, les insectes, le balbutiement des feuilles et les sons au loin.

         Réentendre les bruits du monde, réentendre respirer l’arbre, saluer l’herbe rare, les pierres du chemin, l’horizon, c’est pouvoir revenir, rentrer, après avoir trouvé l’accordance et la paix, pouvoir rouvrir les yeux, ceux de la vue et ceux du cœur, comme on remonte les épaules dans ce ressaisissement dont témoigne Jeanne Bastide à travers ses poèmes. Comme on peut témoigner d’une leçon de vie.

         Michel Diaz, 12/10/2023

Palermo – Eric Chassefière

Palermo

Eric Chassefière

Editions Rafaël de Surtis (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (automne 2023)

         Cet ouvrage évoque un séjour de l’auteur à Palerme, ses déambulations le long de la mer, à travers les places, les rues, ses haltes dans les édifices religieux. Des déambulations qui tiennent aussi de l’errance, comme on aime à se perdre dans un labyrinthe et ses méandres où l’on est déjà passé, en un parcours où se superposent les traces de nos passages précédents. Or, il n’y a de déambulation dans l’oubli de soi-même et d’errance dans le seul imprévu des rencontres qui ne soient autant favorables au jaillissement et à l’expansion de la rêverie poétique : il cherche un chemin / la douceur d’un ciel / le silence d’un oiseau, l’étincellement d’un lac // il se sent léger / l’oiseau est en lui / le soir touche ses mains / le voyage s’ouvre.

         Comme dans la plupart de ses livres, les objets attachés à l’espace qui permet cette rêverie ne sont finalement présents qu’en nombre limité, délivrés par fragments, pièces dispersées d’un puzzle, comme autant de repères à peine ébauchés : la mer, le ciel et ses mouettes, les toits de la ville, ses rues, ses jardins, les murs et leur pierres, blanches ou dorées de soleil, les retables et les peintures çà et là contemplés (qui font, eux seuls, l’objet d’une description minutieuse), les heures du matin, du soir, et leurs jeux de lumière, quelques passants, silhouettes, visages à peine entrevus, des accords de musique, des voix, des mots confus, paroles non audibles. La poésie, nous le savons, n’a pas pour fonction de décrire le monde mais de s’occuper de le dire et de « donner des yeux aux mots », comme l’a écrit Octavio Paz. Ecrire pour regarder vivre le monde, nous dit d’une autre manière Eric Chassefière. C’est en tout cas de cette économie des éléments du réel, réservoir déjà foisonnant d’émotions qui ouvrent leurs fenêtres sur l’imaginaire, que cet auteur tire la luxuriance de sa langue et les si nombreuses variations autour des choses vues qui font toute la richesse de son regard et de sa géographie intérieure : peindre avec les yeux / dessiner de voir / aimer avec les mots / avec le silence des mots.

         Il annonce d’ailleurs, dès l’ouverture du recueil : écrire Palerme le bleu de l’espace l’or du temps / chercher la douleur secrète qui habitera les mots. En effet, si l’on se fie à cette voix annonciatrice du poème, quelque chose arrive dans ses accents et la perception du monde alentour, quelque chose qui se donne à voir et à comprendre, comme par effraction, quelque chose qui pourrait bien correspondre à ce que les psychanalystes appellent « l’objet du désir », soit la fascination d’un ineffable, c’est-à-dire le merveilleux des choses en leur surgissement sous une autre lumière. Ou la rencontre, toujours imprévisible, du Réel et de l’imaginaire sous la forme de l’absolument fortuit et comme tel, sinon apparemment dénué de sens, dénué du moins d’intention préalable, qui surprend, arrête, déchire et troue le train ordinaire du monde : comme un feuillage qui bruisse / le cours d’une pensée à rejoindre / comme la source patiente / la fleur qu’on ne cueille qu’une fois.

         Tout ce qui apparaît dans le monde se porte aux signes. Et tout signe apparaît comme trace dans le monde de l’existence, de la réalité que scelle la finitude. Aussi faut-il cueillir ce quelque chose qui surgit d’entre les mots, sous les yeux et/ou dans la pensée, qui ne se laisse pas réduire aux formes qu’il a pu prendre dans la réalité puisqu’elle se transforme ou s’évanouit dans le même temps. Quelque chose comme une force, comme une vibration – lumière et son – requiert celui qui de ses yeux l’entend, quelque chose comme un ton, cette qualité singulière du signe. Appelons cette mise dans le ton, intonation. C’est elle qui signe la sortie hors de nous-mêmes. S’y livrer, c’est « muser » (dans le sens où Chrétien de Troyes parlait de la rêverie de Perceval), soit accéder à ce penser où la pensée n’est plus en nous tant nous sommes alors, hors savoir, dans notre pensée : entendre comme la rose fait calice de sa couleur / la pierre caressée de soleil prend profondeur de ciel / entendre parce que peut-être c’est la fontaine qui voit / qu’écoutant l’eau bruisser on dessine le cœur de la fleur. À être ainsi dans le ton, notre regard ne se forme plus dans nos yeux, mais bien dans ce qu’il regarde, dans le ton, soit cette qualité de présence qui compose à l’ombre de notre être, sous la lumière levée de sa chair, un savoir insu : comme si le temps naissait de la lumière / de la tension entre le révélant et le révélé /ce qui touche et ce qui exhumé.

         Voit-on suffisamment cela ? Tout est, en effet, affaire de regard. Et le poète a ce regard. Mais du réel qui s’écrit dans le monde, rien n’est voilé que nous ne voilions (pour mieux le dévoiler par l’usage des mots du poème). Nous sommes les gardiens des voiles, tant il est vrai que nous l’habillons de notre cécité, de nos doutes et de nos peurs, ces fruits de notre exil, selon ce qu’en disait Joë Bousquet, le veilleur immobile de Carcassonne.

         Mais l’émotion, telle qu’elle saisit Eric Chassefière tout au long de ses déambulations dans Palerme et des pages qu’il y écrit, au fil de ses découvertes et de ses émerveillements, est détachement d’une réalité du monde qui n’est que la réalité de notre moi illusoire transporté dans les choses. Le « musement », lui, tient la note. Il nous porte au large de notre regard usuel, nous maintenant dans cette distance par et dans laquelle on s’extirpe du discontinu, on s’évade de la prison du temps et de l’espace : se tenir là dans le regard déployé du monde / pouvoir toucher la nuit / faire pierre de l’oiseau caresser le temps / prendre paupière éblouissement de voir.

         Ainsi, le poète nous invite-t-il dans ces pages à retrouver nos yeux d’avant le savoir, c’est-à-dire à voir. Avec ces « yeux du jour » dont « le regard est une lumière pour le cœur », selon les mots encore de Joë Bousquet, ces yeux qui ne s’ouvrent que sous l’autre regard, celui du ton, dans ces moments de la rêverie poétique, celui où l’on « muse », où librement détaché de soi-même et des conditions de l’existence, on se sent entièrement purifié. Aussi Eric Chassefière peut-il écrire : on est ici dans la transparence du monde / l’or léger de la lumière y est celui des soirs. Mots que prolongent ces derniers qui closent le Final de son recueil ; sentir comme l’éclat de l’oiseau ouvre la mer / fermer les yeux tandis que sonne le carillon / retrouver les mots simples de son silence.

         Michel Diaz, 02/10/ 2023

Retour sur écoute : – Pierre Dhainaut

Retour sur écoute :

Pierre Dhainaut

Editions Le Bateau Fantôme (2023)

Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (automne 2023)

         Ce court livre de Pierre Dhainaut (31 pages) se présente comme un triptyque, au sens pictural du terme, c’est-à-dire un ensemble de trois panneaux dont les deux extérieurs se replient sur celui du milieu. Charpenté comme un tout cohérent dans l’agencement de ses trois sections, il nous propose, à l’instar de l’objet liturgique du même nom, un mode de lecture sans aucune connotation religieuse mais dont le parcours en plusieurs étapes et la destination sont pourtant ceux d’une « instruction » et d’une « élévation » de la pensée, l’invitation à un effort de démarche « spirituelle » nourrie de sensibilité et d’une profonde attention aux êtres et au monde.

         Dans la première partie de l’ouvrage, Double pontage, etc, constituée de notations et brefs textes en prose qui évoquent le corps souffrant du poète, sa douleur, le monde froid et oppressant de l’hôpital, Pierre Dhainaut revient sur les fréquents séjours qu’il y a faits, cet espace peuplé de tintements, froissements, cris, râles, plaintes, murmures… d’appels aussi, de bruits de pas, de claquement de portes. Espace où nous parvenons mal à les relier, à les interpréter, où la conscience flotte entre deux eaux, dans une indécision initiale dont les soignants cherchent à retirer le malade au plus vite pour le rendre à cet univers où tout a une place, un nom, un âge et une identité, la « normalité ».

         Effondrement de l’être, sentiment d’être au pied du mur, salle de réanimation ou de soins intensifs, doppler, I.R.M. (ce tunnel où la résonance n’est plus de ce monde), douleur lancinante, insomnies, morphine, dispersion du temps et des forces, convalescence, rééducation… oserons-nous parler d’un chemin de « Passion », marqué de chutes et de remise en marche d’un corps « martyrisé » ? Cette épreuve physique autant que morale est pourtant l’occasion, pour l’auteur, de mener par fragments successifs une méditation sur la précarité existentielle et notre éphémère passage dans le temps de ce monde. Cependant, la question majeure qui occupe ces pages, est celle du rôle que la poésie peut jouer en de telles circonstances, dont l’influence mise à rude épreuve ne peut pas s’exercer continuellement. Aussi Pierre Dhainaut interroge-t-il anxieusement le pouvoir qu’a le poème de le réaccorder à ce souffle vital sans lequel les mots ne sont rien, la vie insignifiante : Les poèmes se lèvent et, quoi qu’ils disent, ils délivrent un message de vie. Mais aussi essentielle est la nécessité d’avoir des projets, comme on dit, à long terme, notre mode de vie nous l’impose, mais les poèmes relèvent en grande partie de l’imprévisible. Ecrire alors, écrire, cet espoir de salut, même s’il a fallu longtemps pour que je puisse me remettre à écrire, que l’acte lui-même, tenir un crayon, poser la main sur une feuille, soit possible, que j’y reprenne goût.

         Tous les jours, le jour, est la partie « centrale » de l’ensemble (dans son sens de « pivot », autour duquel le reste s’articule), suite de neuf poèmes en vers dans laquelle la poésie, en tant qu’acte de création, est célébrée comme fervent moyen de réappropriation du sentiment de vivre parmi les choses animées ou non qui nous entourent, dont les plus ordinaires et les plus humbles (une image ou un mot, un coquelicot, une rose trémière ou un arbre, un galet ou le bruit de la pluie) comptent, pour le poète parmi les signes du réel qui doivent mériter notre intérêt, nous être même présentés « en gloire ». Attentif au présent dans son immédiate proximité, il se veut aussi à l’écoute des bruits, parfois audibles seulement dans l’intimité de l’écoute, des voix qui nous parviennent, comme celle, intérieure, qui nous habite, car ce sont elles qui nous permettent le dialogue qu’il ne faut cesser d’entretenir entre soi et le monde : L’écoute, chaque fois la première, une vie / pour l’apprendre, a la durée requise, / la longueur n’y fait rien.

         Une beauté calme, comme apaisée, circule entre les vers de ces poèmes à la maîtrise reconquise, mais comme au ralenti, sans urgence ni pesanteur, avec la grâce des feuilles qui s’agitent : Ne demandons pas quelle est notre route, / nous choisirons la bonne, la pluie / est drue, l’été, sur la peau, sur le sable, / elle est traduite en toute langue, / les mots loyalement s’écoulent, / les épaules se courbent. Les épaulent se courbent certes sous le poids de l’âge, mais en même temps se redressent, car ces textes font route devant une fenêtre ouverte, comme on dit d’une fenêtre de temps, et tout autant ouverte sur le dehors que sur l’espace intérieur du poète. Un temps qui semble concentré dans la seule durée d’un insaisissable présent où seuls paraissent importer le rythme, le souffle, l’intonation, ce qui donne vie et chaleur à la matière du poème, un poème comme assez frêle, / pour se porter de la vue à l’écoute, / pour être, lui aussi, oriflamme. Aussi, ces textes, par la profonde réflexion qu’ils nous proposent sur notre présence au monde et dans leur attention aux mots de la langue, oriflammes justement, ou passe-rose, aulne, saule, alliance, âme, alouette, désoppression, ressoufflement, ont cette capacité d’ouvrir un lieu propice à l’habitation poétique du monde dont parlait Hölderlin.

         La troisième partie, La soif secourable, au titre on ne plus explicite, déroule une série de réflexions (exercice fréquent chez Pierre Dhainaut) sur le travail poétique, ses attentes, ses exigences, et la nécessité vitale que la poésie représente pour le poète. Ce sont des réflexions semées et ici et là, sur la surface de la page, à la volée, comme au gré de l’inspiration, rédigées à la deuxième personne du singulier et souvent sur le mode injonctif, adressées à lui-même mais peut-être aussi adressées, ainsi que le fit Rilke, à un (jeune) poète : N’attends pas d’être fin prêt pour commencer à écrire, le poème, en cours de route te rendra, de force, disponible. – Oublie ce que tu voulais dire. Tu te fieras aux seules vertus des mots dans le poème : d’une sonorité à l’autre, par le rythme, l’instrument te conduira, il exprimera ce que tu devais dire. – Ne touche plus à ce poème, il te le demande : si tu ne l’entends pas, tu n’en es que l’auteur, il ne t’a pas transformé, il est sans portée.

         S’y pose donc d’emblée la question du poème, de ce qui se passe dans le for intérieur du poète, de la nécessité de ce qui cherche à advenir, avant même que son chant ne prenne forme, dans ce blanc vierge de l’attente, et ce blanc néant du silence qui toujours inquiète la voix qui a su trouver les mots pour l’écrire. Ainsi, pour Pierre Dhainaut, le poème est d’abord « pressenti », annoncé par une émotion qui ne demande qu’à s’exprimer, sans intention préalable ni contrainte: Ne pas contraindre le poème à dire ce qu’il n’a pas envie de dire, l’écrire sans autre intention, qu’il naisse, qu’il s’amplifie. Il s’agit alors d’accueillir (cueillir) et de s’abandonner à cette « nouveauté » d’une parole qui s’invite dans un instant vierge de mots, car chez Pierre Dhainaut, comme chez tout authentique poète, il n’est de chemin de vie que celui du mot, germé comme une graine au cœur même du silence. Un germe étrange qui nous sauve, donnant chair à ce qui se dérobe encore à la pleine conscience et qui se risque dans la voix : Que le chantier reste ouvert, que les souffles interviennent à l’improviste, notre règle exclusive, ne pas nous dérober.

         Nous lisons, en quatrième de couverture de ce livre : Un texte est juste en son rythme, et donc fidèle à ce qu’il devrait dire si, auteurs ou lecteurs, arrivant au bout, nous n’avons pas le choix, le seul signe de ponctuation qui convienne, ce sont les deux points :

         Une fois la lecture de l’ouvrage achevée, nous ne pouvons qu’en constater l’impossible inachèvement, revenir sur ces pages, en désassembler les « panneaux » pour y construire notre propre cheminement et l’achever, quel qu’il puisse être, par la même ouverture vers cet imprévisible de la vie et la parole que sont les inévitables deux points.

         Michel Diaz, 30/09/2023

Au risque de la lumière – Jean-Louis Bernard

Note de lecture de Jean-Louis Bernard à paraître in Concerto pour marées et silence, revue

Michel DIAZ et Léon BRALDA

AU RISQUE DE LA LUMIERE

Editions Alcyone, 72 pages, 18 Euros

         C’est l’histoire d’un homme qui marche. Pas celui de Giacometti dont la silhouette grêle semble avaler l’espace devant lui et les lieux à venir. Celui-ci se tient « derrière son visage », « derrière ses pas », donc à l’affût permanent des signes. Marcher, c’est « vivre une trame de surprises et d’acquiescements », disait l’anthropologue David Le Breton. Ici prend place une communication hypersensorielle avec les forces élémentaires, une porosité au monde faite à la fois d’abandon et conscience aiguë de notre incomplétude.

         Peut-être (sans doute ?) ce voyageur sans étoile est-il éclaireur de la quête duelle de Michel Diaz et Léon Bralda. Quoi qu’il en soit, les deux poètes suivent sans trêve les chemins d’ombre, « au risque de la lumière » (rêver l’obscur, c’est défaire son opposition avec la lumière), ne voulant rien laisser hors de l’écriture. Et leur dialogue ne forme pas écho (qui s’évanouit à la longue), mais résonance, cet appel qui demeure et ne dépend que de nous. Résonance qui donne à l’éternité des couleurs, non d’immuabilité, mais de pérennité du devenir.

         L’homme marche donc. Il sait que tout songe est un parcours, et que le chemin pris, esquisse piétinée, ignore les frontières. L’être humain se mue alors en véritable errant. Et puisqu’il n’est pas question de se tenir à égale distance des opposés, peut-être est-il plus essentiel d’écarter ces opposés et de cheminer dans l’espace libre ainsi dégagé, dans ce qu’on pourrait appeler le vide central. Ce vide qui n’a rien à voir avec le néant, car le dialogue avec lui nous fait comprendre que toute existence ne repose sur aucune essence. Il sera donc question de jouer avec les vertiges, d’être le scribe des rencontres entre temps et solitude.

         Muni de son seul dénuement en guise de calame, l’homme arpente inlassablement cette tension entre soi et le lointain qu’on appelle territoire. Les deux voix qui lui donnent chair, naturellement cousues l’une l’autre, brodent un canevas où la célébration s’entre croise avec la méditation. Et de ces voix jaillit à la fois une inquiétude et un émerveillement devant cette inquiétude. Le monde s’ouvre ainsi dans les harmoniques d’une langue précise et pure, se nourrissant de leur forme en divergence. Tout ce qui aurait pu opposer les deux poètes les réunit : rythme et présence, souffle et absence. Ce qui pourrait n’être qu’un banal dialogue se transmue ainsi peu à peu en une comète à combustion lente, dont la poétique lumineuse, mélange de fantaisie (au sens musical) onirique et d’attention infinie à l’instant, ne manque pas d’opérer chez qui s’y abandonne une légère altération de la perception. A mesure que les phrases, nettes ou ondoyantes, tombent dans notre espace mental comme des stèles, on se retrouve accroché à la résonance de cette présence-absence sans cesse réactivée, éblouissante liturgie intime. Résonance que devient le poème seulement s’il enseigne que la plénitude des êtres et des choses tient à leur précarité, aux « marques du fragile, du faillible et du fou », à « ce qui va si tôt se ternir ou se taire ».

         Que cherche finalement notre voyageur en sa marche ? Peut-être tenter, sinon d’abolir, du moins de réduire la distance entre l’exil et la présence. Se mettre en état de jachère pour que nomadiser soit, à travers les égarements, une fête réconciliatrice avec soi-même. Creuser en soi tout en se déployant dans l’espace (ce que Nietzsche appelait « l’inventivité créatrice »). Peut-être, tout simplement, faire résonner le silence en sa nécessité intérieure (respirer, en somme). Roberto Juarroz parlait d’ « ouvrir quelque chose entre la parole et le silence ». Les silences, ici, déconnectent les effets de leur cause pour en restituer la saveur nue. Quant aux mots, s’ils inondent tout, tel un langage des origines, par leur pouvoir d’accueil, c’est qu’ils sont offrandes. Et ces mots qui captent une vibration du disparu, nommons-les, au hasard, traces… Hommage leur est rendu à chaque page, à ces mots non terrestres, frères du souffle, de ce qui navigue entre rien et quelques chose :

         « Ces mots qui ont survécu, insurgés, aux embâcles de la mémoire ».

         « Ces mots friables que rongent nos questions ».

         Et l’alliage de ces mots rend chaque page à la fois d’une beauté sans urgence ni lenteur et d’un rythme hypnotique aux frontières des rituels anciens, la totale différence stylistique donnant jour à un livre qui condense l’archive et le surgissement ; la trace et le vif, l’amour des commencements et la poésie des confins. Langage transmué en un chant essentiel que métaphores et symboles rendent proches de l’indicible. Ecriture passage entre deux labyrinthes, pensée comme désir, comme recherche incessante de la stupeur originelle. On est juste sur le seuil, là où notre monde et le monde songé se filtrent réciproquement. Ce seuil n’est bien sûr ni point de fixation ni même étape, mais (à l’instar du livre lui-même) inachèvement qui se consume sous le ciel d’une errance perpétuelle, celle dont on sait qu’on peut revenir vivant (définition, peut-être, de la pensée).

Jean-Louis BERNARD

Au risque de la lumière – Jean-Pierre Boulic

Michel DIAZ et Léon BRALDA – Au risque de la lumière
Éditions Alcyone 2023 (72 p ; 18 €)

Lecture de Jean-Pierre Boulic, note à paraître in Poésie sur Seine

Il y a peu, Michel Diaz venait nous partager un cri du cœur avec le beau recueil « Quelque part la lumière pleut » chez ce même éditeur. Nous le retrouvons en compagnie de Léon Bralda afin de nous inviter à assumer « Le risque de la lumière » qui se défait de « l’ordre pesant du langage » dans un dialogue fécond et bienfaisant, incitant le lecteur à un véritable discernement.

Tout s’établit dans l’obscur d’un monde tordu qui se morfond sous « les gravats des jours », dont l’absurde somme chacun de n’avoir pas de temps, de manière à imposer alors à consommer, s’abreuver de jouissance ou…de violence, pour conduire de fait « à la nuit d’infinies solitudes ». Il est certes de bon ton aujourd’hui de deviser sur les blessures de ce monde, mais doit-on s’en satisfaire ? Ne s’agit-il pas a contrario de l’écouter et lui parler ? Lui suggérer une voie de confiance ? « Faut-il donc sans cesse tout réinventer ? »

Si l’on peut rappeler que la poésie se veut service inutile et pourtant indispensable, la lecture « risquée » de cette nouvelle rencontre-en-poésie donne à quiconque la faculté de défricher quelque peu « la lumière exacte de son humaine destinée…».

Oui, l’homme toujours marchant – car la route s’accomplit par sa marche – et marqué par le mystère de la vie, est appelé à sa propre aventure. Quel bleu voir surgir au-dessus « des vergers et des vignes » parmi « l’air rugueux » ? Le sujet de la poésie n’est pas d’inventer. Mais tout conduit à dépasser les apparences et à porter un autre regard sur les contingences. Quelle force de détachement se pourra exulter avec le poème vers « un avenir d’étoiles » ? Pour cela, faut-il « aller toujours plus haut, toujours plus loin » ?

N’y a-t-il pas seulement à chercher « ce qui a raciné aux estives des mots » dans l’urgence de la terre-poésie, « terre d’éveil » à « l’immensité des vies… » ? Nécessairement, se feront jour l’insaisissable, l’imprévu, l’inconnu, l’impensable, l’invisible, mais la « persévérance de l’herbe » penchera du côté de la jubilation où la quête de l’humain reconnaîtra finalement le temps gratuit de la joie, la douceur du passage, la fluidité du jour pour conquérir « un espace infini ». L’espoir qui a été semé dans l’obscur va germer.

                                                        Jean-Pierre Boulic