A propos des images de Pierre Fuentes – Métamorphoses

Métamorphoses

Pierre Fuentes

         Ces images que nous propose Pierre Fuentes s’inscrivent dans la même démarche que le photographe conduit depuis déjà longtemps. Démarche de réflexion, de l’artiste d’abord par rapport aux objets du réel, de réflexion aussi sur cet incessant travail du regard auquel est confronté celui à qui les images sont données à voir.

         La présentation de l’ouvrage de Bernard Noël, Journal du regard (éditions P.O.L., 1988), disait en résumé : « Entre la réalité et nos yeux, toujours du vocabulaire s’interpose : nous croyons voir mais ne faisons que lire. D’ailleurs, le regard en lui-même n’est pas cet instrument d’information et de constat qu’il nous semble : il n’est pas qu’un aller et retour, c’est un espace, un espace sensible qui s’emplit du sentiment du toucher visuel ». Dans les pages du même ouvrage, B. Noël écrivait : Les choses sont-elles sous les mots ? Qu’y feraient-elles ? Inutile de les chercher sous leur image : elles n’y sont pas non plus. Mais alors où est la réalité ? / Et qu’est-ce qu’un lieu ? / Qu’est-ce qu’un regard ?

         Si nous cherchons, dans l’essentiel des images de Pierre Fuentes, le fil conducteur qui donne sens à sa démarche, nous y voyons la volonté d’interroger toujours l’objet de la réalité, y devinons ce sentiment que l’artiste nous offre à partager : les choses ne sont pas sous leur image, pas plus que sous les mots, mais dans cet espace psychique où il nous faut traquer les traces de ce cheminement qui toujours introduit l’artiste, en premier lieu, le regardeur d’une œuvre, en second lieu, à une expérience intérieure.

         Regardant les œuvres de Pierre Fuentes, nous sommes constamment interrogés, plus encore dans les dernières, par cette question toujours relancée : que voit-on quand on voit ? Qu’est-ce que le regard ? Qu’est-ce que le visible ? Et, en effet, qu’est-il en vérité ? Il serait tentant de répondre, sans craindre de trop se tromper, que la réalité n’a jamais été envisagée comme un rideau : elle est devenue ce voile depuis que l’on situe sa nature véritable du côté des cellules et des atomes. Conséquence, alors que l’ancienne réalité crevait les yeux, la nouvelle leur échappe. Du coup, l’invisible est partout, tantôt comme une menace, tantôt comme une promesse. La réalité serait donc alors ce que les yeux regardent mais ne peuvent que lire, balbutiant à la déchiffrer, soumis toujours à cette hésitation et au tremblement de son sens au verso de la vue.

         Cette réflexion qui s’attache à la question du regard concerne ainsi au premier chef celle de l’image, de la vision, de la peinture, de la photo, de l’écriture, du geste et de la pensée, par conséquent de la réalité de ce que les yeux voient. Elle s’interroge et, dans le même mouvement, nous interroge sur les rapports qu’entretient notre regard avec le monde, évoquant celui-ci comme cet espace médian entre nous et ce monde, comme on pourrait le dire de la peau.

         Par sa manière qu’a Pierre Fuentes de déplacer les objets du réel au-delà de notre lecture immédiate, de les situer tout autant dans le champ des incertitudes, d’en interdire la saisie définitive en leur donnant statut de présences évanescentes, de nous montrer ce qui est là mais se situe dans un instable ailleurs, de troubler notre perception de la réalité des choses, qui introduit par là un doute sur notre perception du monde et même sur sa matérialité, nous les donnant à voir comme les images d’un songe, fluides, fuyantes, défiant la pression et la pesanteur, y introduisant mouvement et circularité, jeux de formes mobiles que nie leur immobilité, par sa manière aussi de montrer que la fonction de la nature, et partant celle de l’artiste, est de combler ce vide ouvert sur l’abîme du néant, à cause de tout cela on serait tenté de penser qu’il y a là quelque chose de l’héritage, non seulement de l’esthétique mais de l’esprit baroque. On pourrait légitimement le penser, et on ne s’y tromperait pas absolument. N’était que la démarche de l’artiste y adopte une voie singulière et plus personnelle, y explorant continument l’esprit de la métamorphose.

         Si l’on se réfère à la définition de ce terme dans le domaine de l’art, on y lit que le processus de la métamorphose est cette « modification, dans le regard subjectif, du caractère d’un objet perçu par la vue, qui permet de le faire passer d’un statut à un autre, lui faisant perdre les caractéristiques de sa nature originelle, l’introduisant par là dans le champ de l’imaginaire : l’une des fonctions de l’activité artistique est de transformer en objet onirique un objet du réel ».

         C’est ainsi que Pierre Fuentes se détache de l’objet du réel pour nous en proposer une lecture qui n’entre en rien dans le répertoire des signes et des éléments de l’identifiable, mais dans un univers de formes en perpétuelle transformation. Que confronté à ses images, notre regard est invité à ne pas se décourager, mais à interroger leur surface, les taches, les éclats blancs, les différences de degrés des noirs, des blancs, des gris, à prendre du recul pour revoir ce qu’il a vu d’abord et repasser les raisons qui l’incitent à l’attente. Le regard, paroi de l’extérieur et de l’intérieur, et l’image qu’il voit comme signe et corps à la fois ; l’image qui, pour se comprendre, appelle un voir et un savoir, et le regard qui voit l’évidence et qui lit ce qu’il voit. Je citerai encore Bernard Noël qui écrivait plus loin, dans l’ouvrage cité plus haut : « Chacun pense qu’il voit la même chose que son voisin. Le doute vient quand on exprime sa vision en mettant des mots dessus et que ledit voisin emploie des mots différents ». Et il ajoute, un peu plus loin : « Chacun sait que le monde commence quand on le regarde mais qui assiste alors à une naissance ? »

         Ainsi, regarder en regardant mieux serait donc assister inlassablement à la scène de ses origines ? Pour répondre à cette question, il nous suffit de constater, regardant ces images, comme beaucoup de celles des séries qui les ont précédées, que la démarche artistique de Pierre Fuentes revisite constamment cette scène qui est celle de la naissance d’un langage de nature enraciné dans le corps, et que cette persévérante attention à la question de la « voyance » s’occupe chez lui de l’espace où elle s’origine, c’est-à-dire le corps et l’œil. Ses photos semblent nous dire, à nous qui les interrogeons : « Quand les yeux ne savent pas ce qu’ils voient, ils commencent à regarder. Dès lors, leur attention s’excite ou, brusquement, se décourage. La vision est ainsi liée à une obstination : c’est elle qui donne conscience de l’ampleur du visible et qu’il tremble, là-bas, comme un horizon incertain ».

         Ces images, il faut nous y résoudre, ne s’offrent à aucune saisie de leur sens (sinon celui de l’immédiateté d’une lecture balbutiante qui cherche des repères), mais échappant toujours à ce que nous propose ordinairement notre vocabulaire visuel, elles ne peuvent que déranger le confort notre perception usuelle du monde et ce qu’en réclame toujours notre appétit de rationalité. Comme il faut nous résoudre encore à admettre que puisque le regard découvre que sa position, toujours devant, crée constamment de la façade, celle-ci, forcément, cache un arrière.

         Les images de Pierre Fuentes nous mettent face à cette seule question qui vaille pour ce qui les concerne : faut-il qu’une chose ait une identité bien définie ou que, tout au contraire, elle défie les identités sous lesquelles on voudrait la réduire à n’être que ce qu’elle semble être ?

         En vérité, le plaisir esthétique qu’elles nous procurent ou non devrait déjà suffire à nous éviter de nous la poser de manière trop insistante pour ne pas en fausser ce que leur réception ajoute à ce qui contribue à nous grandir un peu plus au-dessus de nous-mêmes, à nous procurer ce « supplément d’âme » que nous attendons de tout art. Car il émane d’elles un tel équilibre que nous voilà, les regardant, réconciliés. Mais avec qui, sinon avec nous-mêmes, et avec l’incompréhensible du monde. Et tant pis si nous ne voyons que ce que nous voyons, et si notre tête est jalouse de notre plaisir indépendant.

Michel Diaz, 01/07/2020


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