A propos de Jean-Paul Bota

A PROPOS DE JEAN-PAUL BOTA

Note de lecture publiée in Diérèse N° 87

On ne peut lire qu’avec grand intérêt et profit la riche étude que Bernard Pignero a consacrée à Jean-Paul Bota dans le numéro 79 de Diérèse. Evidemment aussi les textes de ce dernier qui y sont publiés sous le titre de La nuit est tombée à midi – Itinérances (Chartres – Airaines) – Triptyque, textes qui ont mis en branle les impressions de lecture que je livre ici.

Ces réflexions, que je me décide à laisser musarder sur ma page, seront d’un bien moindre intérêt que celles de Pignero, et c’est sciemment que je les formule sous la forme de « brouillon mental » puisqu’elles n’ont d’autre vocation que celle d’une « prise de notes » de ces impressions de lecture, vagabondes, purement subjectives, libres de toute volonté d’analyse littéraire ou de « démonstration ».

Le mieux est que je prenne d’abord appui sur cette citation d’Henri Michaux : « Je ne sais pas faire de poèmes, ne me considère pas comme un poète, ne trouve pas particulièrement de la poésie dans les poèmes et ne suis pas le premier à le dire. La poésie, qu’elle soit transport, invention ou musique, est toujours un impondérable qui peut se trouver dans n’importe quel genre, soudain élargissement du monde. Sa densité peut être bien plus forte dans un tableau, une photographie, une cabane. Ce qui irrite et gêne dans les poèmes, c’est le narcissisme, le quiétisme (deux culs de sac) et l’attendrissement assommant sur ses propres sentiments. Je finis par le pire : le côté délibéré. Or, la poésie est un cadeau de la nature, une grâce, pas un travail. La seule ambition de faire un poème suffit à le tuer. »

A tort ou à raison, mais intuitivement, une bonne partie de ces phrases, me semble assez bien correspondre (sans que je cherche à établir la véracité de ces impressions) à la démarche d’écriture de J.-P. Bota et à l’esprit qui la conduit, ce que j’en crois saisir, ce que j’en éprouve en tout cas et qui peut-être ne relève que de ce que j’y projette.

J’ai soumis cette citation à quelques correspondants poètes, à l’occasion de  nos échanges, et cette citation de Michaux a été loin de recueillir leur unanimité, très loin de là ! Je dois pourtant avouer que moi non plus, à l’instar de Michaux, je ne trouve pas toujours de poésie dans les poèmes que je lis, que j’ai quelquefois du mal à les lire quand ils cultivent une sorte d’hermétisme que j’ai souvent du mal à déchiffrer, que je suis moins gêné par l’expression des sentiments (je n’ai rien contre le lyrisme !) que par ce côté délibéré de faire de la poésie, de faire poème de son écriture parce qu’on est poète et installé dans ce statut.

J’avouerai humblement encore que je ne sais toujours pas très bien ce qu’est la poésie, à quoi elle tient vraiment, ce qui la définit dans son essence. Certains auteurs écrivent là-dessus des choses remarquables et, au bout du compte, je ne m’en trouve pas vraiment plus avancé, car chacun d’eux nous donne toujours les outils pour appréhender quelque chose qui, finalement, relève de sa propre vision du monde, extérieur, intérieur, de son expérience de vie, de son rapport au langage et de sa sensibilité. Car, en vérité, tenter de dire ce qu’est la poésie échappe à tout discours, puisqu’elle est multiple, d’esprit insaisissable et irréductiblement volatile.

Ce que je voulais dire, et toujours sans souci de construire un raisonnement (nous sommes, je me répète, dans « la prise de notes » de pures impressions) : J.-P. Bota est l’un des rares écrivains contemporains qui me mette en face de ce surgissement énigmatique, de cet « impondérable » qu’est la poésie. Son écriture est, certes, élaborée et très travaillée, mais elle ne me donne jamais l’impression qu’elle veut faire délibérément poésie. Elle est d’abord et avant tout écriture, travail d’écriture (comme on parle du travail de l’argile, du bois, du métal); et de ces lieux qu’il évoque, villes, places, rues, boutiques, de ces personnages ou tableaux dont il parle, la poésie exsude à travers les mots, comme malgré elle, comme malgré eux, comme exsude le sang d’une plaie et la transpiration des pores, comme le suintement pathologique d’un liquide organique, et il se produit sous nos yeux, à l’instant où on les lit, une sorte de précicipité chimique, émulsion d’images, d’impressions, d’émotions, une effervescence, une cristallisation qui fait qu’on la sent et la reconnaît, qu’elle est là, mystérieusement là, sans qu’on sache précisément pourquoi ni comment mais se révélant à nos yeux. La référence qui s’invite à moi, pour m’aider à mettre des mots sur ces impressions que je ne veux pas davantage rationnaliser : de cette écriture, filtre un « esprit » de poésie, comme la source sourd de la roche, comme de la musique de Thelonius Monk et de la foi en son travail émane une force qui le guide, qu’il exsude chaque fois qu’il se met au piano. Mais j’aurais pu aussi bien faire faire référence à Keith Jarret. Poésie qui semble naître d’« improvisations » de l’auteur, en tel lieu, tel moment, telle circonstance, des hasards du regard, des souvenirs, des rêveries, mais que la maîtrise de l’écriture sait guider sûrement le long de ses lignes de force. Je serais tenté aussi de mettre ces mots sur ces impressions : poésie-croquis, poésie-graffitis, poésie-tags, poésie-musique qui exploite/explore ses thèmes, les développe, les délaisse, les mêle, et échappe au cadre imposé par la partition, poésie-blues dont le tempo et le rythme étirent les mots comme un chant ou une litanie d’images visuelles, juxtaposées, superposées, s’associant et se contrariant, qui ne pourrait jamais finir…

         Les livres de J.-P. Bota délivrent une poésie dans laquelle l’écriture est expérience où la parole, en dépit de ses descriptions et de ses évocations d’éléments du réel (lieux, dates, événements, personnes), se risque vers ce qu’elle ignore de ce qui se tient devant, qui la tire toujours plus avant et ailleurs, de manière impromptue, comme une note de musique glisse vers la suivante que l’on n’attendait pas. C’est là, me semble-t-il, et malgré les repères précis qui balisent ces « itinérances », une mise en rapport avec l’inconnu, avec ce qui disparaît dans son apparaître, avec l’instant quand il est ce qui coupe du présent immédiat pour nous introduire par surprise dans les arrière-pays du temps ou les coulisses de notre mémoire. Instant qui est également ce qui, comme l’aube, dévoile une déchirure qui renouvelle, déprise et reprise. Entaille dans ce que l’on attendait d’une continuité, qui fait la part belle à ces déchirements qui instaurent, qui créent de la continuité dans la discontinuité comme ces eaux qui après avoir surgi s’empierrent et disparaissent avant de ressurgir plus loin, plus bas, toujours plus vives. Entaille, instauratrice de distance, aveugle, dans la mesure où c’est ce que l’on ne voit pas dans ce que l’on voit, qui nous est montré, qui finalement importe le plus. Mouvance que la presque totale absence de ponctuation rend plus fluide encore.

Ce mélange, dans cette écriture, d’éléments très concrets du réel, de réminiscences, de fragments de rêverie, de références culturelles, qui ne cède jamais, comme l’écrit Pignero « aux complaisances d’une poésie autocentrée », me renvoie (référence qui s’impose aussi à moi au-delà de tout raisonnement) à un usage de la poésie qui a passé les siècles, sinon les millénaires, qui l’apparente à celle d’Homère, de Lucrèce, à ces voix chez qui la poésie était non finalité mais moyen de nous raconter l’Histoire et les hommes, de nous expliquer ou nous montrer le monde, d’essayer d’en cerner les contours, d’en pénétrer la matière et de nous confronter à son insaisissable. La voix de J.-P. Bota est moderne dans ses accents et son usage, mais semble se moquer du temps, comme ces signes énigmatiques tracés sur les parois des grottes ou gravés dans la pierre, dont on ne sait plus trop ce qu’ils veulent nous dire, mais continuent obstinément de nous parler, de nous interroger, de nous concerner.

         Cette écriture relève de cette prose que poursuit obstinément J.-P. Bota où le rythme qui soulève ses phrases vise à l’emporter loin du corset des genres. Pour cela, ses livres valent et par eux-mêmes et pour ce qu’ils nous apprennent des hantises qui traversent la poésie de J.-P. Bota, notamment celle de notre passage dans l’espace et le temps et des traces que nous y laissons. A quoi je rajouterai volontiers que ses ouvrages ont cette qualité de présence qu’ont les écrits qui s’arrachent tout palpitants de la vie et dont chaque mot dit ce qu’il dit, et plus encore, et autre chose aussi que nous avons tout loisir de comprendre et d’interpréter.

Michel Diaz, 08/01/2021

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