Note de lecture de Jean-Louis Bernard, publiée in Concerto pour marées et silence, revue, N° 16-2023
Etre poète, c’est marcher dans le vide laissé par le désastre, c’est-à-dire consentir au tragique du monde. Pas seulement, bien sûr. C’est aussi, en même temps, se trouver témoin de la proximité d’un secret (à la fois passeur et passage) et savoir faire signe vers l’écoulement infini des choses.
Michel Diaz fait offrande de ses mots, de ses silences, des cailloux dont il parsème sa route. De son titre aussi, hommage à son éditrice Silvaine Arabo à laquelle il emprunte un vers. Si l’on ne refusait de se prendre pour Dieu, on pourrait aller jusqu’à parler d’oblation, par humilité qui sourd de ces lignes, par cet appel à la joie en vue d’une cohabitation aussi sereine que possible avec la perte (le poète réussissant à tisser avec le perdu une relation faite à la fois de retrait et de plongée, d’écart et de passage). Il s’agit de faire pièce à la débâcle en saisissant la vie à la saignée de l’instant, de mettre un peu de couleurs et de ciels immenses dans les gris du temps perdu.
La poésie de Michel Diaz est à la fois Un et Multiple, Tout et Fragment, Osiris à la fois démembré et reconstitué. Le présent qui coule dans ses pages est saturé d’absence (cet instant du matin… lambeau de clair-obscur déposé sur la pierre seuil, tu n’en saisis aucun chuchotement). Nous sommes faits de l’empreinte en nous de ce qui a disparu, nous dit-il (on n’écrit rien avec le rien… mais on écrit avec l’absence). Corollaire : interrogation incessante de la mémoire, seul moyen de questionner la frontière entre présence, absence et disparition. Et nous voici comme en retrait du temps, découvrant que la mémoire n’est rien d’autre que le passage par un oubli nécessaire, plus ou moins volontaire : elle fixe les souvenirs et ouvre les devenirs. N’être plus au présent que son propre passé : quand la contemplation de ce qui est advenu s’efface devant l’empreinte indélébile de ce qui a été. Le passé selon Michel Diaz est-il ce qui dissimule le monde du perdu ? En tout cas, il est avant tout interrogation, domaine des mystères dans lequel travaille l’imaginaire.
La beauté passe entre ces lignes comme au ralenti, sans urgence et sans pesanteur. Les textes de Michel Diaz font route devant une fenêtre ouverte, comme on dit d’une fenêtre de temps. Et c’est bien le temps qui compte ici, comme le rythme, le souffle, l’intonation. Comme le sous-dit. Et dans ce « pas tout » qui est dit, il y a un silence qui s’immisce, et dans ce silence peut venir se glisser le lecteur ; comme si c’était lui qui tenait dialogue avec le vide (dans l’attente de l’inéluctable surgissement, son jumeau).
C’est là, à la tombée des mots, que s’affute le regard, ce regard qui deviendrait alors la seule mesure du temps (cercle bouclé). Les voix interpellées (voix jetées sur des jardins fantômes) deviennent alors, par l’acuité du regard, territoire (d’accueil pour nos blessures ?). Et le livre a ainsi cette capacité à ouvrir un lieu propice à l’habitation poétique du monde dont parle Hölderlin. Là où les mots du poème, s’unissant en ce lieu-territoire, se déplient dans un espace qui devient corps habitable.
Ce corps habitable est, chez Michel Diaz, fait de lisières, espace aux frontières naturellement poreuses entre le vague et l’intime, entre l’obscur et l’éclat, dont le poète ferait sa zone de fouilles, et avancerait ainsi de manière empirique vers ce qui ferait aujourd’hui langage et, au-delà, parole poétique. Ce sont ceux-là qui ont peut-être quelque chose à nous apprendre sur les limbes (seuil et éternel entre-deux, temple de l’à-jamais inachevé). Nous restons là, quelque part dans l’inaccompli : en ces pages se célèbrent, a voix nue, le peu, le précaire, le fugace, poussières éparses portées par les vents (les très grands vents dont parlait Saint-John Perse), heures inconsolables… Et se déploie la parole du poète, entre ardeur et incertitude, parole atteignant son acmé par les silences qui la bordent. Peut-être en sommes-nous réduits finalement à remonter une trace, une trace à la fois recouverte par le temps et donnant un nom à l’illisible du monde. Rôdent de conserve le désir et le chagrin, beauté et mort ont en commun finitude : que reste-t-il, sinon demeurer aux aguets, attentifs à l’instant qui vibre, au lever d’un matin, poreux au monde ?
Les mots ont-ils alors importance ? Oui, dit le poète, bien que (parce que ?) décousus, indécis d’eux-mêmes. Pour cette tension entre eux, capable de les élever au-dessus de notre condition. Pour la métamorphose que chacun d’eux porte. Pour cet appel qui ne dépend pas que de nous et qu’on appelle résonance. Et chaque mot est un pas supplémentaire sur un chemin d’évidences et d’énigmes à réconcilier, leur ensemble formant une palette d’un gris perle irisé où tout se reflète comme en une goutte d’eau, ce gris perle qui préserve le secret.
C’est muni de ce secret préservé que le poète peut interroger le réel (l’indescriptible réel), tout en étant conscient de l’écart entre lui et le langage. Et en demeurant, en son écriture, fidèle à cet écart. Or, ce réel, immanence plus que transcendance, renferme une part d’invisible qui est le fondement de la présence-absence, ici évoquée en permanence (même si non explicite). Quel prix doit-on alors payer pour accéder au réel ? Sans doute, au-delà du désapprentissage du mensonge, le courage de tuer les illusions, d’accepter les abandons, de comprendre que la quête ultime n’est peut-être que le renoncement à toute quête. Le réel, langage de l’intérieur de la détresse, peut alors devenir cette intériorité par laquelle se dessine le pacte décisif qui lie l’individu à la fois à la nature et au temps.
Tel est ce livre : traversée de l’obscur par les eaux lustrales où l’on se plonge et désaltère, pérennité de l’instant respiré. Pas de but, on l’aura compris. Pas non plus de retour aux origines, puisque les portes se referment à mesure qu’on avance. Seulement regarder le plus proche pour surprendre le lointain. Ne demeure alors que la genèse d’un chant primordial, où joie et chagrin mêlés fondent l’harmonie du monde. Ne demeure qu’un regard à la fois consumation du présent, dévoration du possible et acceptation du mélancolique. Ne demeure que la poésie nue, celle qui nous aide à voler ce qui nous appartient depuis toujours.
Jean-Louis Bernard