Sous l’étoile du jour – Eric Chassefière

Note de lecture d’Eric Chassefière, publiée in Diérèse N° 88 (oct. 2023)


Michel Diaz, Sous l’étoile du jour, Rosa canina éditions, 2023, 78
pages, 20 €


Sous l’étoile du jour est le territoire d’une errance, le livre maintes fois
ouvert et refermé d’une terre d’exil sur laquelle le poète avance, contre vents
et marées, à l’écoute du monde et de lui-même, dans un voyage initiatique
aux portes de la mort : « l’incertitude est son pays, l’errance son bâton, et la
mort son unique frontière et son unique bien ». « Marche incertaine », menée
dans le dénuement le plus total, fort de sa seule humanité et de la seule
lumière de la nuit d’avant-jour, car la lumière ici est intérieure, l’aube quête
d’un salut dans un monde « bruyant et laid, violent et injuste », « s’abreuvant
à la nuit d’infinies solitudes et à la détresse des hommes », suscitant le secret
espoir de la rencontre et du partage : « il n’a d’autre désir que celui des
errants, entre appel et écho, celui des festins d’amitié et des noces du pain et
de l’eau, d’autre lanterne sous le ciel que la nuit qui s’incline et le jour qui
s’approche ».

Mais les paysages traversés sont ceux de la solitude de
l’homme, terres désolées où l’on ne rencontre que soi-même, l’autre en soimême, qui ne parle que par signes et disparaît sans un mot. De l’exilé à la
marche obstinée, qui va, « d’un bord à l’autre de lui-même, entre allégresse et
désarroi, cherchant des interstices de lumière où il pourrait poser son pas »,
car c’est l’étoile du jour qui guide le poète, celui-ci nous dit : « s’il s’arrête,
c’est pour écouter le caillou, le ciel, la nuit qu’éclaire un arbre, la respiration
lente d’un corps dans le sommeil, le frémissement de son sang sous la peau et
ce battement sur son cou, ce qui s’efface comme une musique et revient, ne
laissant d’autre trace que ce qui glisse au fond de son silence dans
l’imperceptible ondoiement de son souffle ». Marcher peut-être comme on
parle, s’arrêter pour faire silence, écouter, percevoir le battement de sa vie qui
est silence, qui est nuit. Et encore : « le voici qui s’en vient et passe, guidé par
une étoile orientée vers l’aire de sa cendre, une source d’eau introuvable, plus
froide que la voix d‘une flûte de pierre, un silence plus silencieux que la nuit
dans les veines, poussé devant tiré derrière, basculé entre une minute de braise
et une autre de neige inclémente, balancé à la corde des heures, les cils lourds
de poussière, le cœur plus assoiffé que l’herbe », étoile peut-être brillant d’audelà de la mort, nous guidant vers quelque difficile espoir de félicité. Une
inextinguible soif habite le marcheur, « à jamais condamné à soulever les
pierres et à creuser le sable de ses ongles pour y puiser l’eau fraiche du
sursis ». Il y a dans ces poèmes l’idée d’une répétition sans fin, de l’espoir,
toujours renaissant, d’un temps meilleur, d’une culpabilité dont il nous faut
nous défaire : « rien ne serait jamais de son passage dans la trame du temps,
qu’un douloureux accomplissement, un brouillon déchiré, rien qu’une phrase
écrite, toujours recommencée, biffée, récrite à l’infini, les mêmes mots
réitérés, clamant son innocence à la face d’un ciel dont il ne sut jamais que le
bleu sans fond du silence ».


Ce marcheur obstiné, le poète nous suggère que son pas est celui des
mots, que les mots nous précèdent, que marchant, parlant, c’est à la brûlure
(peut-être « cet arrachement d’où l’on vient, son rivage d’exil initial, sa
blessure muette, cicatrice mal recousue ») que nous prêtons parole : « mettre
ses pas dans la trace vivante des mots qui nous devancent, les poser sur les
lèvres de la brûlure, sur le souffle qui sculpte les sables du désert et sur la
salive fertile des morts ». Mots qui ont poids et lenteur de pas, pas à
l’approche de la mort qui sont à la fois le baume et la semence. Chez Michel
Diaz, la phrase elle-même se fait marche, la page terre de silence, on avance à
mots lents dans cet accomplissement du souffle qu’est le poème, on respire
avec les mots. Ces mots qui devancent le poète, on comprend que ce sont
ceux de tous les exilés de la terre, qu’il parle « pour ceux qui vivent sous la
cendre et ne voient pas le jour, ceux qui meurent sous le silence et ont navigué
avec les ténèbres, ignorant leur chute sans fond, sans qu’aucun vent jamais se
lève dans leur nuit ». On pense bien sûr au passage mortel de la Méditerranée,
pour ces milliers de migrants qui jamais plus ne verront le jour se lever. Cette
voix du poète, de ce « condamné qui s’obstine à graver sur l’argile de son
silence, et dans le râle des paroles, ce qui survit toujours de rêves et d’oiseaux
dans les feuillages de la mort », peut-être fait-elle scintiller un mince espoir
d’aube future. L’essentiel n’est d’ailleurs pas tant de savoir que d’écrire : « ce
qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien, mais qu’il lui faut l’écrire, pour personne, le
vent ou les pierres, en tracer une à une chacune des syllabes, et qu’il lui
faudrait sans doute être mort pour cela, ou se couper la langue, ou se trancher
les mains, on enfouir son visage et ses yeux dans le sable du temps ». Peutêtre n’atteint-on la sagesse d’écrire le rien que dans la mort et l’effacement de
soi, peut-être le chemin n’est-il qu’incessant questionnement de l’horizon, que
la seule chose qui compte est d’avancer, envers et contre tout, repousser les
limites, mais laissons parler le poète :


Il n’a choisi de suivre qu’un chemin, celui-là, où la vie s’accouple à
la mort, où les mots tapis sous la langue sont pierres du poème, et où ce qui
se tait dans les branches des arbres, s’habille de leurs feuilles, est la seule
question qui vaille
la même à l’infini, reprise, répudiée, relancée, qui s’épuise à fouiller
le gouffre d’un ciel sourd derrière la fenêtre nue, et la même qui va, dans le
creusement incessant de sa voix et l’affût de ses mots, cherchant à
repousser plus loin, toujours, les limites de l’ombre, interrogeant, toujours,
et allant de l’avant
la même qu’on écoute, et celle qu’on écrit avec l’écume de sa lèvre,
ce qui fait trace au bout des doigts, sur la page d’un jour qui se lève dans
son blanc immaculé, et plante dans les yeux de qui s’y aventure une
écharde de nuit arrachée au fourreau des incertitudes, fichée dans la
blessure d’un imprévisible surcroît de clarté


Il y a chez Michel Diaz l’expression de la souffrance, une souffrance
essentielle qui est celle de l’homme aux prises avec son devoir d’humanité,
même la joie chez lui souffre (« la joie souffrante dans les choses »), il y a
cette étoile lointaine dont la lueur, posée sur son front, « lui traverse le crâne
comme un chant têtu d’espérance où se lisent, au revers de ses mots, toute la
défaite du monde et toute la douleur des chagrins à venir », souffrance et joie
indissociablement mêlées, il est l’exilé à la « patrie inachevée », arraché à
l’horizon perdu de l’enfance, ce nomade qui n’a « rien d’autre à faire que
pétrir et cuire, au seuil de chaque jour, son pain d’espoir et de colère ». Le but
semble inaccessible, l’espoir seul de l’atteindre est ligne de vie, ainsi que
l’exprime le dernier poème du recueil, qui se termine ainsi : « un chien aboie
vers le lointain / … / pour un soleil nouveau qui n’aura pas brûlé, pour la page
d’un livre qu’on n’aura pas tournée, la phrase inachevée sur le blanc du
papier, abandonnée aux traces de ses cendres, un morceau de pain dur oublié
sur la table avec un verre d’eau que l’on n’aura pas bu, reliefs d’une joie
humble mais immense, indéfiniment poursuivie / et indéfiniment remise /
opiniâtrement espérée ». C’est ici de son inachèvement même que la vie
semble tirer sens et substance, de l’obstination du poète à tracer son chemin
vers l’« impossible salut » (ainsi que le nomme Alain Freixe dans sa préface)
qu’un avenir peut-être se dessine, un espoir, aussi fragile soit-il, renaît des
cendres de la mort. Sous l’étoile du jour est d’abord un chant d’espoir, de cet
espoir dont nous avons tant besoin dans ces temps de terreur et d’injustice.

Éric Chassefière

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