Dans un nid de flammes, Richard Rognet, éditions L’herbe qui tremble, 2023
Note de lecture publiée in Diérèse N° 88 (automne 2023)
Richard Rognet est né dans les Vosges, comme Arthur Rimbaud est né dans les Ardennes. Est-ce cette complicité entre ces deux régions voisines, situées à l’extrême Est de notre territoire, frontalières de l’Allemagne et du Luxembourg, qui a scellé cette relation entre ces deux poètes (dont le premier passa les Vosges à pied), ou plutôt cette aimantation de l’un pour la vie et l’image de l’autre ?
En 2018 déjà, avec La jambe coupée d’Arthur Rimbaud, Richard Rognet s’interrogeait, ou plus exactement interrogeait le destin tragique du poète de Charleville, s’y employant à explorer la relation quasi fusionnelle qui le liait à lui de longue date. Dans ce recueil, Dans un nid de flammes, titre emprunté à Une saison en enfer, Richard Rognet confirme son ardent compagnonnage avec « l’homme aux semelles de vent », dans une relation plus forte encore puisque ce dialogue poétique met en scène « l’époux divin ».
Ce recueil comprend 6 sections, précédée chacune d’une citation extraite d’Une saison en enfer, des Illuminations et, pour l’une d’entre elles, d’une lettre d’Arthur à sa famille. Les 57 poèmes qu’il contient sont composés selon des règles prosodiques dont le schème initial laisse pourtant place à quelques variantes : ce sont tous des septains en quatrains pentasyllabiques, aux rimes croisées, suivies ou embrassées, plus rarement libres mais toujours riches, et respectant la plupart du temps l’alternance des rimes masculines et féminines. Autant dire que cette démarche poétique (prouesse presque, pourrait-on dire), dont la poésie contemporaine ne nous offre pas d’autre exemple, nous rapproche au plus près du mode de versification qu’employa quelquefois Rimbaud (couplets faussement « naïfs », comme spontanément écrits, au rythme proche de la chanson ou de la comptine) et dont l’audace impertinente ou la feinte désinvolture, associées au « mystère » du sens, ou à son tremblement, se sont, bien plus que d’autres, gravés dans nos mémoires.
Citons d’abord Rimbaud, le premier quatrain du poème extrait de Reliquaire : Entends comme brame / près des acacias / en avril la rame / viride du pois. Ou ceux-là, extraits d’Une saison en enfer : Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. // Mon âme éternelle, / Observe ton vœu / Malgré la nuit seule / Et le jour en feu. Et poursuivons avec les deux premiers quatrains par lesquels commencent le recueil de Richard Rognet : Quelle sentinelle / piétine mon cœur ? / sous quelle tonnelle / cacher ma stupeur ? // je plonge ma main / dans une rivière / où se vautre un nain / au rouge derrière.
Belle complicité de ton et de musique que ce dernier explicite ainsi : « Comme avec la sculpture du Transi de Ligier Richier à Bar-le-Duc qui m’a inspiré, j’ai éprouvé le besoin de revenir sur l’homme et le poète en tant qu’humain. Tel un compagnon de route ». Revenir sur l’homme et le poète, certes, Richard Rognet s’y applique, tout au long de ce recueil, avec autant de sensibilité que d’art poétique consommé, dans des textes tout personnels, mais c’est l’esprit même de la poésie de Rimbaud (celle qui dit la vie, la liberté, l’amour, qui se joue des règles prosodiques, se défait des carcans imposés), ce qui fait sa chair toujours vivante et sa présence palpitante, qu’il nous offre à saisir et à partager. Aussi a-t-il raison d’écrire, dans le texte de quatrième de couverture : « … je m’approche de Rimbaud, comme je pense qu’il le fait pour moi, me signalant où je puis le retrouver, le rejoindre, au sein d’embrassades drues, de frôlements émus, au point que ce qui est à l’un est aussi intemporellement à l’autre. » Ainsi s’approprie-t-il aussi bien la plus haute tour, l’auberge verte ou ce qu’on dit des fleurs, et Sabine Lesur peut-elle écrire que ce « Rimbaud que Rognet respire sans orgueil revient au fil des pages dans des extraits du poète ardennais soigneusement choisis qui s’insèrent parfaitement au déroulé et ponctuent ce chemin de lumière délicatement abreuvée d’une belle ivresse ».
En effet, plus qu’un hommage à Rimbaud, ce recueil est une déclaration d’amour (Toi, mon talisman) à « l’époux infernal » qui cultiva tant les mots qu’on chahute, // les strophes qui ruent, / les vers turbulents, / ces jongleurs des rues / chers aux quatre vents. Amour, pour un poète (venons-y / à ce nid de flammes), d’un autre qui, s’essayant à prolonger sa parole, à préparer son avènement, s’avance au seuil brûlant du poème et ne refuse pas de partager ce qui furent ses dernières souffrances : Ton corps mutilé, / mon Jésus exsangue / soit la grande clé / qui brûle ma langue ! // je me suis glissé / dans cette blessure, / j’entends le murmure / de ton sang glacé. Et c’est à celui-là encore qu’il confie, comme on s’adresserait au crucifié : Ta mort est vivante / elle est ma devise, ou être ta servante, / idéal seigneur. Et à qui il écrit encore : Je cours à tes trousses / car tu n’es pas mort, / glaïeuls, cresson, mousse / conjurent le sort.
Délaissant les « côtés sombres » de Rimbaud, les aspects de son caractère maussade et violent, ses douteuses aventures africaines, ce que la légende ou le déjà « mythe » (alors qu’il n’était pas encore mort) n’a pas épargné au personnage du poète en s’emparant aussi de l’homme, Richard Rognet ne manque pourtant pas d’évoquer, ou de faire apparaître les propensions à « l’encanaillement » de l’adolescent, anarchiste et révolté, qui se refuse à travailler, et ricane quand on lui dit qu’il « se doit à la société », ni de négliger l’image du jeune ardennais que l’on nous décrit, à l’allure la plus débraillée, pipe au bec, cheveux dans le cou, gouailleur, insolent, défiant règles et conventions : ta race, est-ce bête, / ne s’installe pas / dans l’air d’une fête / où chacun s’ébat, // qu’à cela ne tienne ! / proie ou casse-cou, / que notre temps vienne ! / nous suivons les loups.
C’est, en effet, « l’homme et le poète » qui l’intéressent au premier chef, car en réalité, c’est par et à travers la poésie que « l’enfant » (comme Rimbaud se désigne lui-même dans Honte), va appeler et retrouver la puissance de l’amour : ce nouvel amour, cet amour universel que chanteront les Illuminations et qui doit unir tous les hommes dans un avenir régénéré. Aussi Richard Rognet écrit-il : à nous le langage / pas encore né / et tournons la page / de l’homme étonné // qui ne comprend pas / quel autre au-delà / ainsi peut nous plaire / et nous laisser faire // les douces folies, / les pas de travers, / qui livrent nos vies / au monde à l’envers.
Car pour Richard Rognet, Rimbaud le rebelle n’est pas l’homme du refus, mais au contraire celui de l’acquiescement. Si, comme pour certains, enseveli dans la confusion de la vie, abîmé dans le refus, on souhaite s’éloigner, s’exiler, se sauver du désastre, pour d’autres, de la race des Rimbaud, dont l’éclat de rire tonne / sur tout l’univers, il faut s’accepter, épave dans la flottille, fane de la jonchée. Alors ce « non » que nous murmurions se défait dans notre bouche, et nous acquiesçons au futur sans oreille, à la terre qui se dérobe sous nos pieds, alors on va, on détourne / les vœux de bonheur / que le monde enfourne / sous un ciel trompeur.
Et l’effet de ce « oui » est double : d’une part, il rompt avec un non désordonné qui n’est jamais que l’expression d’un refus de soi. Mauvaise fuite, colère vaine qui ne traduit qu’un désespoir où s’exaspère le refus non seulement de soi mais du monde. D’autre part, il fonde un Non, assuré de lui-même, un Non comme condition de possibilité d’un Oui authentique. Un Non qui s’ouvre sur une âme insurgée toujours, qui éructe de vie chaleureuse, qui craque, fuse, étincelle, une âme qui s’ouvre au vent qui vient, qui permet d’écouter frémir / feuilles et branchages / puis, contents, partir / pour un lieu sans âge // puisque les aurores / frôlent nos forêts… En portant le flambeau des loups réfractaires.
Si « l’acquiescement éclaire le visage, écrivait René Char, cet autre amoureux de Rimbaud, le refus lui donne la beauté ». Et l’un ne saurait aller sans l’autre, sans leur embrassement/embrasement. Aussi Richard Rognet peut-il écrire : frères d’infortune, / certes, vagabonds, / décrocher la lune / brûle nos poumons, ajoutant dans la strophe suivante, et nous pouvons dire / que sous notre peau, rien pour interdire / les puissantes eaux.
Tel nous apparaît Rimbaud, sous les mots du poète des Vosges, moins auteur que produit cette rupture avec l’esprit d’un monde usé, que fils solaire de cet événement-là : tu voyais de l’or / où personne encor / n’enfiévrait le monde / d’humeur vagabonde. Car Rimbaud fit le choix non d’un avenir mais d’un devenir pleinement assumé, secoués par le doute, sur la route hasardeuse de son destin, suspendus à l’espoir. A la nuit-sans-appui.
Richard Rognet, dans ce recueil, nous propose une haute conception de la poésie, pétrie d’exigence esthétique et traversée de ses propres tourments comme de ses plus intimes joies. Il s’agit là, pouvons-nous avancer, d’un engagement total d’un auteur dans la chair même de son sujet et, pour reprendre les mots de Paul Celan, d’un « exercice de survie » doublé d’un magnifique cheminement vers l’autre. Cet « autre » qu’il fait presque sien.
Michel Diaz