REQUIEM – POÈME SANS HÉROS et autres poèmes
– Anna Akhmatova
Poésie/Gallimard (2014, 2ème édition)
Note de lecture publiée sur le site Terres de femmes, oct. 2017.
Jean-Louis Backès, traducteur d’Anna Akhmatova, écrit dans la présentation de cet ouvrage, Requiem – Poème sans héros et autres poèmes, qui réunit presque la moitié de l’œuvre de la poétesse russe: « Il y avait un saule à Tsarkoïé-Siélo, près de la maison où habitait Akhmatova enfant. Il est mort avant elle. Paradoxalement, le poème qui consacre sa mémoire fait partie de ceux qu’une revue de Léningrad a publiés en 1940: depuis longtemps condamnée au silence, la poétesse sortait enfin de l’ombre, ressuscitait pour dire adieu à son arbre. »
Il nous faut, nous aussi, autant que nous le pouvons, contribuer à sortir les poètes de l’ombre où le sort, pour un temps, les a relégués. Anna Akhmatova (1889-1966) est l’une des figures les plus remarquables de la poésie moderne russe. Nul mieux qu’elle n’a su évoquer les sentiments les plus difficilement traduisibles, rendre les variations et mouvements de l’âme:
« Il est, chaque jour,
Une heure trouble et lourde.
Je parle, sans ouvrir mes yeux ensommeillés,
A voix haute avec mon angoisse.
Elle a un battement comme le sang.
Elle est tiède comme une haleine.
Comme un amour heureux
Elle est raisonnable et méchante. »
Cette poésie attentive à ce qui constitue l’intimité de l’être et la complexité qui en fait tout le prix, ses espérances et ses peines, ses fragiles bonheurs, ses misères et ses tourments, est aussi poésie qui a faim du monde, tout autant attentive aux autres qu’aux cycles des saisons, à la couleur du ciel (qui peut avoir « l’air d’une voûte de pierre ») ou à celle de l’eau, à l’éclosion soudaine des pavots au printemps, à l’émouvant bourgeonnement du saule et à ce qui s’annonce dans les brouillards d’automne. Et il n’y a pas que ce saule ! Dans les poèmes d’Anna Akhmatova, il y a aussi un érable dans la maison sur la Fontanka, des peupliers à Tachkent et à Voronèje, des sapins, des trembles, des cyprès. Comme il y a partout, nous dit J.-L. Backlès, « des herbes folles, de l’ortie, de la bardane, de l’arroche. Il y a des pissenlits et du plantain, dans les prés, dans les jardins, le long des sentiers… Le monde existe, feuille à feuille. Il faut l’évoquer, image après image, instant après instant. »
Fréquentant assez tôt, dès les années 1910, le milieu littéraire et artistique de sa province, elle sera, quelques années plus tard, dans la jeune Russie soviétique, suspecte « d’intellectualisme », de celui qui ne rentre pas tout à fait dans les nouveaux canons de « la culture révolutionnaire », c’est-à-dire suspecte (comme avec beaucoup d’autres) de vouloir conserver sa liberté d’écrire, accusée d’avoir tort de ne pas convenir à ceux qui servent le tyran:
« C’était le temps où le seul à sourire
Etait le mort, heureux d’être en repos. »
Interdite de publier, condamnée au silence, elle poursuivra malgré tout son œuvre dont nombre de poèmes ne seront qu’écrits dans sa mémoire et récités dans la seule présence des proches. « L’engagement lyrique » d’Anna Akhmatova fut tel qu’elle ne se sépara jamais, malgré les épreuves, les calomnies, les persécutions qui rythmèrent sa vie ni de la poésie, ni de son peuple. Son écriture poétique, au lyrisme toujours limpide, précis et retenu, profonde et généreuse, l’autorisait à évoquer cette attente fébrile qui précède la venue de l’amant aussi bien que la pluie des obus sur la ville de Léningrad.
Dans Requiem, relève le poète Alain Freixe, « elle pose et affronte la question importante entre toutes: celle de l’irreprésentable de la douleur, de l’infigurable d’une situation, de l’impossible compte-rendu d’une réalité. » Et, en effet, à la question qui ouvre Requiem, celle de « la femme aux lèvres bleues » qui, comme elle, attend devant la prison de Léningrad durant les terribles 17 mois du pouvoir de Iéjov en 1937-1938: « et ça vous pouvez le décrire ? », Anna Akhmatova ose l’impossible réponse: « Oui, je peux » pour la chance « d’un sourire sur ce qui autrefois avait été son visage. »
Ce qui d’abord nous touche dans cette poésie si proche et lointaine, lieu de profondes résonances, c’est sa capacité à convoquer le monde, à s’en faire l’écho, en nous le rendant plus visible et plus compréhensible. Dans la voix du poète, comme dans celle du musicien, le monde nous devient plus ample. Il n’en existe pas moins d’une manière plus réelle. Dans celle que nous laisse Anna Akhmatova, on souffre et aime, on pleure et espère, on y écoute les oiseaux, on y invite la lumière à la table des jours. « On sait, on veut avec passion » écrit encore J.-L. Backès. On n’y refuse rien de ce qui peut nous permettre de vivre et de nous y inscrire avec intensité, « en faveur du grand amour terrestre ».
Michel Diaz, 14/04/17