Archives de l’auteur : Michel Diaz

Patienter sous les nuages – Richard Rognet

Patienter sous les nuages

Poèmes en prose

Richard Rognet

Editions Gallimard (2024)

         Ces poèmes en prose, écrits entre 2016 et 2019, sont composés, pour beaucoup d’entre eux, de longues phrases, voire d’une seule qui occupe tout l’espace du texte, semées d’anaphores et de formules qui donnent à ces textes l’allure d’une lente confidence crépusculaire où apparaissent çà et là des éléments autobiographiques, comme se délivre de l’ombre une voix dans laquelle l’auteur, toujours présent sous la forme du « je », nous accompagne, page après page, dans une langue simple, souple, quelquefois familière, si près de nous que nous pourrions sentir sa main posée sur notre épaule. La voix de Richard Rognet, grave et sombre souvent, aux accents volontiers élégiaques, est d’abord cette voix amie qui chuchote et murmure, sans jamais hausser le ton, s’enroule et se déroule comme va un ruisseau sous le couvert des arbres, charriant, blessé de pierres et de branches mais irrésigné, ces éclats de furtives lumières dont nous éblouit la soudaine émergence.

         Cheminement paisible mais tenace de ces mots, assombris cependant de questions sans réponse et de sourde inquiétude. Cheminement des mots, comme chemine la vie même et cheminent les souvenirs, les images d’un monde où l’on se demande toujours quelle y est notre exacte place : Les chemins, ô les chemins ! qui conduisent mes pas jusqu’aux murs étouffés sous les ronces brûlantes, jusqu’aux rêves rêvés sous des rêves infinis, jusqu’aux fleurs en allées, jusqu’aux enfants perdus dans les tumultes de la vie.

         Ces lignes, qui ouvrent le recueil, donnent déjà le ton de tout ce qui va suivre, laissant à la poésie, le meilleur des guides, le soin de creuser la mémoire et d’orienter le regard à travers la réalité, vers ce qui peut venir la trouer, ces riens – c’est cela le réel – qui se laissent rencontrer et souvent dans l’inattendu. Ces riens qui ouvrent des passages afin d’offrir à la réalité cette chance de vie. Mais encore faut-il, pour que puissent s’ouvrir ces passages, se confronter aussi à la réalité et ce qu’elle contient de moins séduisant  : Où donc résident les jardins voués aux fleurs, à leur plénitude, à leur fragilité […]. / Je perçois d’intenses cruautés, je vois de lointaines barrières, les portes de l’ombre s’ouvrent sur des forêts meurtries, des maisons éventrées, des jardins où ne s’ébroue plus la lumière, où ce qui se déclarait humain n’est plus que le mortel frisson d’un temps sacrifié, mutilé, sans oiseaux, sans arbre devant lequel se prosterner, sans rive où la mer s’ouvrirait comme des lèvres d’enfant dont le visage éclairerait tout ce qui vient à nous pour croître dans l’incessante fertilité de l’amour.

         Mais Richard Rognet est avant tout un poète de l’inquiétude et du questionnement existentiel. Il est de ces poètes à qui la lumière n’est pas spontanément donnée, mais qui doivent se battre pour la trouver, en jouir un fugace instant, avant qu’elle leur échappe à nouveau… Vivre est pour lui, ainsi qu’il nous le dit, dans la quatrième de couverture, « Toujours ce même combat au cœur des ténèbres. Pas de pitié, pas de gratitude, pas de consolation ». Toujours sur la crête de ces instants qui volent en éclats, l’aventure de vivre nous serait cette épreuve « où aucun de nos gestes n’a su prendre le temps de s’allier aux mouvements si purs des plantes, des herbes, des fleurs ». Fluide, feutrée, exempte de trop vives aspérités, sa poésie, creusant son lit entre abandon et veille, nourrie de réflexions sur nos précaires existences, le temps qui passe, la douleur, la mort, est celle d’un rêveur solitaire aux yeux écarquillés sur le temps qu’il traverse, d’un promeneur qui s’achemine, dans l’espace du monde et celui, intérieur, de lui-même, à travers les méandres insoucieux des saisons et des jours automnaux qui descendent vers les ténèbres, affrontant patiemment sous de sombres nuages cette énigme insoluble qu’est l’existence, mais portant à dos d’homme, sans désespoir pourtant, cette « obscurité maladive » dont souffrent nos paroles. Ainsi, peut-il écrire, je suis l’homme de passage, le fragile chemineau qui ne sut jamais où ses pas le menaient, le visiteur consterné devant des portes muettes qu’il n’osa pas ouvrir. Ou encore, plus loin : Je ne suis qu’une rencontre confuse, un sang desséché sur des pentes invisibles, qu’un tremblement sur des mains enfantines, je ne suis qu’une barque égarée sur des eaux lointaines, une espèce de forme qui n’est rien d’autre que ce qu’elle aurait voulu partager avec une autre force qui s’est dérobée ou éteinte.

         Si le récit est le lieu par excellence de la mémoire, si raconter c’est toujours vouloir d’une certaine manière conserver, maintenir intact, si on y bâtit des palais chimériques, en revanche les poèmes de Richard Rognet, où l’on décèle quelquefois une tentation narrative, s’avancent sur les ruines d’un impossible récit. Ruines d’une existence questionneuse dont il ne reste que des bribes, des braises sous la cendre. Et qui perdurent. Car les poèmes sont les fictions de l’oubli. Ils se déploient autour d’un trou, d’un centre qui manque. Ou n’apparaît que pour se dérober, ou pour nous y faire tomber en partie. Un oubli. C’est dans les creux de cet oubli, d’où fusent les réminiscences, que Richard Rognet s’efforce de « dire », en ces blocs rythmiques de phrases (semées d’alexandrins), dont il n’importe plus de savoir si ce sont là des vers, des versets ou des proses. Mais qui sont le théâtre de ces présences (comme celles des disparus) que la nuit lui révèle et fait rougeoyer, et c’est alors l’absence de ce qui est absent qui se lève et se montre : J’entends la nuit passer sur le chemin du vent. Qui suis-je pour saisir un semblable secret ? qui suis-je pour ainsi interroger ma mémoire et mes songes où s’empilent les vies de ceux qui m’ont quitté ? […] qui suis-je pour ainsi me confondre avec ce qui remonte des creux de mon passé, et qui ne saura point délivrer le présent où je piétine, comme une sève malheureuse qui ne parviendrait plus à grimper dans les arbres ?        Cette clarté sans repos est celle qui préside aux errances dans le labyrinthe, aux longs des lignes brisées de son tracé, de ses pièces et galeries. Là, dérive la mémoire, détachée de tout ancrage, de toute mémoire ordonnée, là où brûlent les pertes. Là où le sujet qui s’y aventure se perd dans les fils de la mémoire devenue épervier d’oubli. Non d’un oubli pur et simple, mais d’un oubli en acte, pensée qui se sait désarticulée, qui comprend qu’elle erre dans un labyrinthe, impuissante à rétablir les liens entre les pièces qui s’ouvrent, à raccorder les corridors entre eux. Dans les pages de cette clarté sans repos, Richard Rognet sait faire parler l’oubli sans avoir pourtant prise sur le secret. Perdu désormais : A force d’hésiter devant mon propre seuil, de vibrer contre les murs avec les ombres échappées de mon corps, à force d’être en même temps le dedans et le dehors, la plainte et le silence, et le silence sous une autre plainte, sous le silence un autre silence, sans que je puisse trouver le fil qui déroulerait la pelote embrouillée de mes traces, sans que, de la lucarne qui limite ma vue sur le monde, je puisse retenir, au plus profond de mon désir d’être moi sans moi, l’espoir d’un calme parfait…

         Mais dans ces poèmes, troués d’éclats de lumière, comme cette lumière infinie qui repose sur tout et sur rien, la lumière engagée dans l’épaisseur des mondes qui jaillissent en nous, se pose malgré tout quelque chose qui nous console, qui tient à la beauté du chant, à ce qu’il parvient à reconquérir de couleur de la vie et du temps, et de ces lointains sans arrêt espérés qui ne renient jamais la joie de patienter sous les nuages.

         Michel Diaz, 26/04/2024

Héritage du souffle – Jean-Louis Bernard

Héritage du souffle

Jean-Louis Bernard

Editions Alcyone (2023)

         Jean-Louis Bernard est l’un des rares poètes contemporains qui explore avec autant de constante acuité la question de notre relation au monde dont dépend en grande partie, sinon essentiellement, notre relation au langage, c’est-à-dire aussi à nous-mêmes. Question existentielle à laquelle il accorde un rôle essentiel.

[…]

La suite de l’article est consultable sur le site Terres de femmes, d’Angèle Paoli (sous réserve de publication).

        

Jean-Louis Bernard – L’écriture essentielle

Michel Diaz, l’écriture essentielle

Texte à paraître in Poésie sur Seine, introduction au dossier consacré à Michel Diaz

         Il y a une différence fondamentale entre imagination et imaginaire. La première est ce qui vient combler la nostalgie de ce qu’on n’a pas vu, pas connu. Elle est donnée à nombre d’entre nous, pourvu que nous soyons sensibles. Le second est ce qui, à demeure dans notre intime, pose les fondations d’une vision poétique du monde. Il est, non pas l’irréel, mais ce qui n’est pas encore advenu. Il est l’apanage de quelques rares auteurs, poètes géologiques à l’écoute des fréquences, des échos de signaux oubliés, dont Michel Diaz est un représentant essentiel.

         Dans « imaginaire », il y a « image ». Vues par Michel Diaz, elles renouvellent l’appréhension du mot aussi bien que l’approche de l’objet. Et l’auteur cultive à merveille leur non-dit, caché sous une forme aussi précise que luxuriante. Elles sont ainsi soumises à une exceptionnelle valeur d’usage : chacune est une maison pour le regard, un lieu où vivre est possible.

         L’imaginaire est aussi une terre d’accueil pour le songe. Chez Michel Diaz, le songe est une recherche qui commence par un abandon et finit par coloniser les lieux pour ne plus s’en différencier. Mettant ses pas dans ceux de Saint John Perse (« les grands lés tissés du songe et du réel »), le poète nous rappelle que l’homme est avant tout un être de désir (pas le « désir de », mais le « désir demeuré désir » de Char), ce désir voyageur sans étoile, incessant mendiant entre seuil et passage, ce désir qui bâtit une à une les pierres du chemin et demeure désir à mesure qu’on avance. Entre la douceur d’être et la douleur de penser, en vigilance fragile, aigüe et nonchalante, le songe chez Michel Diaz accorde à la réalité l’inattention qu’elle mérite. Pour le réel, c’est autre chose : les faits ne sont ici que ce dont on se souvient, ce qui sédimente une archéologie du souvenir. Le poète ne prélève ainsi qu’une infime partie de réel pour mieux le disperser, le moment venu, à la surface de nos imaginaires, juste assez pour que le lecteur puisse capter la désynchronisation entre le présent et les autres temps, condition nécessaire à cet échange primordial et archaïque qu’est toute poésie digne de ce nom. Ainsi Michel Diaz arpente-t-il inlassablement les chemins d’encre, ne voulant rien laisser hors de l’écriture, langue dénudant les occurrences pour mieux en affuter les ouvertures et les au-delà.

         Un tel itinéraire (inti-errance ?) fait de lui un poète des confins, des lisières ; des laisses, cet espace où il est le plus aisé de côtoyer les contraires, espaces aux frontières naturellement poreuses dont il ferait sa zone de fouilles et avancerait ainsi de manière empirique vers ce qui ferait aujourd’hui langage. Et ces frontières deviennent moins limites que promesses d’ouverture, moins lieux de rupture que territoires inconnus que le poète traverse en un tressage de présence et d’absence, lieux sans appartenance, propices au compagnonnage avec l’invisible.

         Et comme chez Michel Diaz, le sens du lieu est aussi sens du temps, le temps compte en ces lignes. Temps vertical, constitué de couches superposées, où en conséquence le rythme et le souffle seront primordiaux. Le poète est ainsi à la fois du côté de la foudre et du temps passé. Et sa poésie transmue le langage en un chant essentiel que métaphores et symboles rendent proches de l’indicible, un chant dont la résonance plane sur le double royaume de la vie et de la mort, effaçant la frontière entre vague et intime, obscur et clarté. Résonance qui donne à l’éternité des couleurs, non d’immuabilité, mais de pérennité du devenir.

         La poésie de Michel Diaz est, en fin de compte, un fondu enchaîné baudelairien (non par sa forme, évidemment), voyage immobile où les phrases, se faisant liturgie, le transforme en commémoration. De quoi ? De l’écoulement infini des choses, vers lequel le poète fait signe comme personne ? De la mémoire, considérée par lui comme le passage par un oubli nécessaire ? Peu importe ; l’essentiel est que Michel Diaz appartient à une espèce rare : les témoins de la proximité d’un secret. C’est muni de ce secret que le poète fait de chaque mot un pas supplémentaire dans la réconciliation entre l’énigme et l’évidence.

         Comment les appelle-t-on, ces voyageurs entre exil et errance ? Des veilleurs.

         Le veilleur, de par sa fonction même, accueille. Il accueille l’intime, le fugace, l’évanescent, le précaire. Même l’absence au monde. Même le rien. Et donc la beauté, c’est-à-dire ce qui prend feu aux mille recoins de l’imaginaire, ce qui fait entendre plus que des mots ou des sons, plus même que le silence, ce qui aide à retrouver en soi ce qui n’existe plus.

         Le veilleur est en attente. Du surgissement, et donc de son jumeau le vide. Il se prépare à leur survenue. Il ne la désire pas, sinon il ne serait plus veilleur, mais appelant : l’insu aurait fait place au manque.

         Sous la dictée de l’attente, il écrit. Cela lui permet de rester vivant dans le désœuvrement du temps. Ses écrits reposent sans cesse la question de la trace, disent sans cesse les territoires du désastre, la béance des ombres, et la luciole dépasse le néon en intensité par la seule force de son rêve. Et ses mots, qui dénomment, effacent simultanément ce qu’ils tentent de définir. Michel Diaz construit en quelque sorte des châteaux de sable tout en négociant en permanence leur pérennité avec la mer.

         Victoire du signe sur la réalité, de la sensation sur la psychologie, de la distance sur le vécu, l’itinéraire onirique et mémoriel de Michel Diaz est une superbe recréation émotionnelle, un nouveau monde offert au lecteur. Il ne reste plus à ce dernier qu’à s’incorporer pour un temps à la parole offerte. A se laisser assiéger par cette voix autre qui façonnera, pendant un temps, sa bande-son intérieure. A prendre en somme une part du risque pris par le poète. Cela en vaut, ici, la peine.

         Jean-Louis BERNARD

Pays perpétuel – Gilles Lades

Pays perpétuel

Gilles Lades

Editions Alcyone (2023)

Note de lecture à paraître in Diérèse N° 91

         Voilà un recueil de poèmes on ne peut mieux charpenté, puisque Gilles Lades nous y propose, en douze sections qui vont de décembre à novembre (chacune contenant de quatre à cinq poèmes), une lente et longue errance à travers ce pays de Quercy, qu’il connaît si bien, ce territoire familier, vaste et circonscrit, que le regard parcourt, scrute, interroge, jour à jour, semaine après semaine, mois par mois. Pays qu’il n’est possible d’approcher et de saisir, lit-on, dans ce même texte de quatrième de couverture, que grâce aux ressources de l’imaginaire, aux profondeurs de la mémoire, aux liens intimes avec cet horizon. Pays-paysage, pays-monde, que les pas du poète-marcheur semblent redécouvrir à chaque page, où il retrouve des repères familiers qui le laissent pourtant démuni puisque lumières et couleurs du ciel, de la terre, des arbres, mouvements des activités des bêtes et des hommes, obéissent aux lois impérieuses de l’impermanence.

         Entamer ce parcours par le mois de décembre n’est en rien anodin, car en cette saison de sèves au repos où le jour bas continue dans la vaste immobilité du monde, où les arbres sont au plus haut d’eux-mêmes, où l’à peine soleil traverse les genévriers et où la paix se donne à l’infini, où toute vie semble abolie par les froids de l’hiver, il n’est d’autre attente possible que celle de la sourde remontée vers la lumière, la chaleur, le reverdissement des herbes et des arbres, vers ces jours où les prés frémissent comme des pelages et où le gris s’efface / invisible victoire / de la sève sur le sec. Avant qu’inévitablement tout redescende vers le sombre, ces autres jours où la force est en exil, où la journée se satisfait / des sèves affaiblies et des pierres candides.

         C’est en marcheur-rêveur que Gilles Lades s’attache à nous faire voir ces lieux, mais c’est, dans ce recueil, surtout en peintre qu’il nous invite à nous les faire (re)découvrir, procédant par petites touches, rapides et précises, quand ses yeux, un moment, s’attardent sur une pâle muraille / ravinée de noir / (qui) retient les captifs rayons, ou sur la déambulation concertée des vaches, mais s’appliquent aussi à saisir, dans le seul éclair d’un regard, quelque immense champ / (qui) s’ouvre sous la herse / et reçoit le soleil en prémices des pluies, ce regard où frémit le champ plus vert que l’enfance, ou celui qui capture le saut d’une cigale (s’engouffrant) dans l’attente. Ce sont là ces instants de bonheur minuscules dont il faut conserver intacte la trace de l’imprévu surgissement, et que seule la poésie autorise.

         Rien ne semble plus ordinaire ni plus banal, dans l’intention de ce recueil, à première vue, que la célébration du cycle immuable de la nature, mais rien pourtant de moins évident si l’on cherche à laisser à ses mots, comme le fait ici l’auteur, l’initiative à la beauté du monde et au réel de ce qui le compose, si nous voulons, en êtres pleinement conscients d’être vivants, fouler le sol et le ciel de la terre, sur la crête de l’instant. C’est en cela que ce recueil de Gilles Lades poursuit sa quête de poète, prolonge avec autant de force que de cohérence ses œuvres antérieures, comme cette Ouvrière durée (2021), par exemple, où il revisitait déjà ces mêmes paysages et à propos de laquelle nous écrivions : ce sont là les « éléments d’une géographie qui ont nourri la rêverie de ses errances, balisé ses chemins de vie, tout ce qui a entretenu autant son rapport au monde et aux choses que contribué à créer son espace intérieur : arbres nus et lointains horizons, murets de vieilles pierres qui servent à parquer les bêtes, bois, clairières, villages, hautes herbes sèches, créneaux de roche et de feuillage… Tous ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance […] qui reviennent, dans ces textes, témoigner de cette traversée nocturne des années qu’est la si lente quête de soi-même, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre ».

         A ces mots, écrits il y a quelques années, nous ne changerons rien. Car il y a dans la voix d’écriture de Gilles Lades, l’empreinte grave de ces lieux qui ont agrandi sa vie en lui apportant cette « pauvreté » essentielle, celle qui tient à nous de partout et nous fait ce que nous sommes. Ces lieux dont le manque même est le ressort caché de ce qui en nous ne renonce pas à l’essentiel, à savoir cet homme que nous ne serons jamais suffisamment, cette exigence comme telle « imprononçable » qui le voit porter des valeurs de vie, de fidélité et d’amour qui le tiennent. Et nous tiennent. C’est ce sens de ce qui nous dépasse que nous donne à entendre la voix de ce poète, cet homme qui se hâte / devant l’obscur des lampes, et qui levant les yeux au ciel voit le soleil / en quintessence et comme bénissant / tout ce qui demeure et va.

         Michel Diaz, 17/04/2024

        

Eloge des eaux murmurantes – Jean-Louis Bernard

Michel DIAZ

Gravures de Lionel BALARD

ELOGE DES EAUX MURMURANTES

Editions La Simarre (2024)

Lecture par Jean-Louis Bernard publiée in Terres de femmes (avril 2024)

         Où est le chemin ? Chercher peut-être du côté du miroitement, mais aussi de l’engloutissement qui menace sous la surface frémissante. A la fois charmé et angoissé, émerveillé en inquiétude en quelque sorte, le poète se tient de l’autre côté du miroir, Alice au pays des mots et des silences. Et de côté-ci ? Eh bien c’est seulement un sourire qui flotte, celui du chat de Cheshire, seul compagnon de nos quêtes vaines, à mi-chemin de la présence et de l’absence, de la mémoire et de l’oubli, de l’obscur et de la clarté.

         Adossé aux impressionnantes gravures de Lionel Balard (série de luminosités fluctuantes traversant l’obscur à la recherche fervente de la lumière, faisant disparaître les frontières entre formes et lignes, et trouvant l’espace sans perdre la surface au gré des diverses eaux), et mû par une vision orphique du poème (ressusciter la résonance du verbe originel), Michel Diaz avance, torche dans une main (pour l’obscur), ciboire dans l’autre (pour la soif). Son eau n’a ni la majesté de l’océan, ni la vivacité du torrent, ni même la stagnation de la mare. Elle chuchote, erre, attend. Dialogue avec l’opaque, jeu avec les vertiges (qui ne peut se pratiquer qu’en solitude). Passage étroit entre l’irréel dans les apparences et l’invisible dans le réel. Disparitions et résurgences en succession, mystère d’une respiration induisant une mesure inédite du temps. L’eau s’égare : cet égarement est son chemin et il égare du même coup ceux qui cherchent une réponse. Et simultanément cette errance alchimique se transforme en expérience quasi mystique, à la fois blessure de la lucidité et plénitude de la présence au sensible.

         Michel Diaz nous invite à entrer en poésie au point de nous y fondre, comme dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar, le peinte chinois s’évapore dans son tableau. Sous sa plume, la poésie joue son rôle premier : médiatrice entre deux mondes distincts, celui de l’appel des origines et celui du côtoiement de l’inconnaissable. Témoins ces mots aux préfixes faussement appelés « privatifs » (inconstance, incertain, inaudible…) alors qu’ils sont les messagers du primordial, une fois évacuées les scories du vocabulaire courant. Le murmure devient alors exténuation (« seulement témoignage d’une respiration »). La poésie de Michel Diaz ne se contente pas d’être un mystère, elle est une absence : poétique du vide et du plein, sens de l’ellipse qui, accusant cette absence, intensifie du même coup la présence (« cheminement sans hâte au lieu de sa disparition »).

         Les « syllabes sans lèvres de l’eau », quant à elles, nous ramènent aux temps d’avant les aèdes, quand à la source des diverses écritures fut l’assonance. Ensuite, on tenta de donner un nom à toute chose, et bien sûr, lorsqu’il se fut agi de nommer ce qui nous appartient en propre, on échoua : ne resta que le poème pour, peut-être, frôler suffisamment l’indicible pour qu’il puisse nous délivrer. « Eclats d’indicible murmure, offerts aux lèvres du secret ». Oui, c’est bien cela, une des conditions pour être poète : se trouver témoin de la proximité d’un secret, à la fois passeur et passage. Etre alors autorisé à toucher du doigt (sans y entrer) l’impermanent, le précaire, l’indéchiffrable. Et peut-être, in fine, pouvoir se confronter à l’artificieuse évanescence du souvenir.

         Le lecteur vit ainsi une expérience des confins, des limites entre prose et poésie, entre récit et chant, entre fiction et mémoire. Quelle aide plus précieuse alors que celle des mots ? Et c’est ainsi que l’écriture scandée (sans aller, ou peu, jusqu’à l’anaphore) du poète se fait porte des murmures (ceux des eaux et du songe), s’attachant au moindre écho, à la moindre vibration. Scandée comme le furent peut-être les danses primordiales, telle se présente cette langue à la fois fluide et proche de la profération. Qu’est-ce que la quintessence de la poésie ? C’est lorsque, si on perd la scansion, on perd la phrase.

         Et donc, la nécessité de dire ce style qui, à force de capillarité, parvient à accéder à l’essence particulière de l’instant (« sous le tissu de l’eau, les ombres jouent à dessiner la très lente dérive des arbres de ses rives »). Ce style qui, disait Flaubert, « est à lui seul une manière absolue de voir les choses ». La palette des mots de Michel Diaz est ici un gris perle irisé où tout se reflète comme en une goutte d’eau, ce gris perle qui préserve le secret. Et leur précipité réactive les pouvoirs de la poésie à sa source même, cette poésie qui sourd des eaux claires depuis le couvert des mystères et des ombres, cette poésie au milieu de laquelle trône, indestructible et seul, le sourire du chat de Cheshire.

         Jean-Louis BERNARD