Pour voix et flûte – Pierre Dhainaut – Editions AEncrages & Co, 2020
Note de lecture publiée in Dièrèse N° 80
Ce court recueil, Pour voix et flûte, illustré par les encres fortement expressives de Caroline François-Rubino, est divisé en trois parties, D’abord et toujours, Un mot pour un autre et Lecture de lumières. Trois sections qui s’organisent en un très savant crescendo, composées chacune de six à dix poèmes, en distiques pour la première, tercets pour la seconde, sizains pour la troisième, chacune ayant sa thématique propre, mais aussi dépendantes pourtant les unes des autres que le sont les maillons d’une chaîne ou les degrés d’un escalier.
La voix qui nous ouvre ce livre par D’abord et toujours s’élève lentement depuis ses basses comme monterait un de profundis. Elle s’élève entre les murs éteints que sont les lieux d’un hôpital, ses longs couloirs blafards et ses étages, depuis la chambre silencieuse où, sur son lit, repose celui que l’on va opérer, qui bientôt va « fermer les yeux sous le masque / au départ vers le grand sommeil », ignorant à ce moment-là s’il y aura « retour ou non », et le même lit où il rouvre les yeux, quand « réveil » se dit « accueil ».
Cette opération, nous en connaissons les raisons puisque Pierre Dhainaut s’en est lui-même ouvert dans un autre ouvrage (Après, 2019) : une opération du cœur suivie d’une douloureuse et longue période de convalescence. Cependant, si dans ce précédent ouvrage s’imposaient dans sa poésie la douleur et la solitude en ce lieu d’angoisse clos sur lui-même, lieu de la perte de l’intimité et de tous les repères, où le regard cherche un quelconque appui, lieu où même sa voix et son souffle, ce dont les mots dépendent, n’arrivaient plus vraiment à se trouver, dans ce présent recueil, dès les premiers poèmes, « dans la salle où les yeux se rouvrent », s’invite par cette embrasure de clarté par laquelle le corps est rendu à sa vie, « parois claires, vitres claires, visages clairs », la présence d’un monde où s’introduirait la clarté d’une intime résurrection.
Dès ces premières pages entrent en indirecte relation, bien plutôt qu’en conflit ouvert, l’ombre rôdeuse de la mort, toujours prête à surprendre, « à l’étage / des dopplers et des échographies, / entre deux portes, ou bien dans une chambre / du côté sans fenêtre », et la volonté de l’auteur, qui ne voit en elle rien d’enjôleur, résolu autant qu’il se puisse à ne pas lui céder en ces lieux ni de telle manière : « Non, ce n’est pas la peine, imaginer / l’endroit et le moment de la rencontre / avec la mort. Jamais /ainsi nous n’en serons les hôtes. »
De cette volonté de vie s’élance tout d’abord, le simple mot « message », « entendu bien des fois sur un portable » sans que nous y prenions garde, mais un mot comme un viatique, offert sur le chemin de soi vers « l’autre » et de « l’autre » vers soi, mot « de tout le corps parcouru, / déplié par les ondes », où se recréent « les syllabes heureuses / avec la voix qui leur donna naissance / confiance, la vie sonore. »
Mot essentiel que celui-ci, comme celui aussi de « voix », et plus loin ceux de « souffle », de «mots » ou de « visage », sur lesquels prend appui le plus clair de ce que Pierre Dhainaut travaille à nous transmettre. En effet, le souffle et la voix, ce sont la source et le medium des mots, ce qui leur donne chair ; voix qui choisit les mots en fonction de l’ampleur ou de l’étroitesse du souffle ; mots qui ouvrent les portes du dire, esquissent, même tâtonnants, le trajet du prochain poème (« ne craindre / aucun arrêt, ouvrir, ouvrir, écrire, / serait-ce avec la main par signes »), éclairent et balisent le chemin de la poésie que cette même voix, en les réinventant, ne cesse pas de nous donner à découvrir et à comprendre.
« Parole de vie, quoi qu’il arrive » écrit ailleurs Pierre Dhainaut. Mais la vie, avant même les mots, est d’abord ce souffle de l’air qui entre et qui sort des poumons, énergie vitale première en tout, avant même la voix. C’est pourquoi intervient la flûte, dont on trouve le mot dans le titre de ce recueil, flûte traversière, « la bien nommée », instrument d’os aussi ou de roseau, que le musicien approche de ses lèvres en fermant les yeux et que nous regardons « sans rien entendre », tandis que lui « pressent l’émergence / le devenir du premier souffle », « accorde / à la respiration l’accord, l’alliance // de l’inquiétude et de la joie. » Flûte de Pan, flûte d’Orphée, qui embrase « les herbes, les ailes », instrument de la poésie qui attendrit même les dieux et pourrait sauver Eurydice. Et c’est pourquoi encore écrit Pierre Dhainaut : « A notre tour de nous en inspirer, / l’air ne refuse / personne : nous aimerons les mots // s’affranchissant des mots dans les poèmes / et dans l’intervalle, d’une page à l’autre, // la main touchera le silence, frémira / comme une âme inlassablement fugitive // en son visage .»
Dans la deuxième partie, Un mot pour un autre (clin d’œil à Jean Tardieu ?), Pierre Dhainau interroge, comme il l’a souvent fait – le fait toujours –, la démarche poétique et ce qui conduit le poème, ce qui en favorise l’émergence et permet, même si l’on croit d’abord que l’on n’a rien à dire, « aux souffles / épars de s’unir en syllabes, en vocables, / puis en phrases ». « Ni l’instant ni la saison », écrit le poète, « ne justifie l’avènement du mot. »
Ainsi, le mot « corolle » qui vient se poser sur l’onde insaisissable de l’imaginaire poétique, « que veut-il avec tant d’insistance / pour la première fois nous faire entendre / qui n’est pas plus en nous que dans la fleur ? » Ce mot est pourtant là, dans cette insistance qui n’aurait d’autre raison d’être que ce souffle d’air qui traverse le corps et l’esprit du rêveur éveillé qui en est le relais : « déjà les lèvres sont d’accord, le son qui passe se rend présent, et nous le reprenons / pour le plaisir de délivrer le corps. » Car le mot qui s’impose à ces lèvres, réclame la parole, n’est pas moins qu’une « force » qui s’avance, téméraire, dans cet espace encore indéfini qu’est le devenir du poème. Car le poème est de cette matière imprévisible et impromptue que le poète doit accompagner dans sa volonté d’émergence et modeler, comme le fait le musicien en posant doigts et lèvres sur sa flûte, et en y propulsant son souffle. Mais cet espace du poème est aussi cet espace de liberté d’un mot qui commande à un autre, où s’efface un mot pour un autre, où se « substitue à ‘corolle’ / ‘origine’, ‘oriflamme’, ‘orient’, / un autre, un autre encore, continuellement. »
Accompagner, certes, le poème en gestation, aider à son accouchement, mais dans l’impérieuse nécessité de désarmer aussi « les yeux, les lèvres », pour savoir « à quelle profondeur / de la nuit la couleur prend naissance, / s’ouvre au vocabulaire, se propage et s’exalte », cherchant quel seul pays convient aux mots « cœur », ou « orée », « horizon » ou « coquelicot ».
Allégresse de l’écriture sur « la neige insouciante » de la page blanche sur laquelle, écrit encore Pierre Dhainaut, « l’étonnement nous guide / comme au-devant des flammes. » Mais accompagnement attentif de la gestation et de l’accouchement, car « le mot dont nous serons sûrs / qu’il est légitime a besoin de toute une année // avant de sortir de l’air et y revenir. »
Pourtant, si le poète entretient patiemment le pouvoir de féconder le langage, comme celui-ci en retour l’ensemence, les questions de la mort et du temps ne peuvent qu’être qu’inhérentes au sentiment de l’existence et à l’acte d’écrire car, en effet, « démunis, nous le sommes, / nous redoutons que le chemin ne cesse / et la marche à la fois. » Et que pourra y faire le poème ? Sinon nous précéder et, peut-être, s’il est possible de lui demander cela, qu’il nous confie « à l’oreille, au passage, / le secret de qui doit suivre. »
La dernière partie du recueil, Lecture de lumière, son titre déjà nous l’indique, est le palier où s’installe l’apaisement. Au réveil, à travers « la vitre envahie par le soleil avant / que ne tressaillent les paupières », passe cette prime lumière, le bleu de l’aube, ce « bleu, la sonorité première / à voir le jour, bleu dans le bleu, bleu pâle / dans le bleu profond ou bleu profond / dans le bleu pâle. » Ce bleu, écrit Pierre Dhainaut, où on n’en a « jamais fini de naître. » C’est alors, encore et toujours, comme si s’élevait une voix neuve, comme à l’état de perpétuelle naissance, comme aussi une invitation à regarder plus loin, au-delà de qui nous pèse dans la suite des jours, comme si elle était le prolongement de celle qui se fait entendre dans le recueil Plus loin dans l’inachevé (2010), ou Dans la lumière inachevée, l’anthologie que le Mercure de France a consacré au poète, en 1996.
Se poursuit cependant, dans ces pages, son questionnement poétique, portant dans la clarté du verbe cette relation du poète à sa langue, une poësis qui fait du mot sa substance et du vers sa respiration. Et revoilà le souffle, mais cette fois celui de la calme marée du jour dont il faut aimer la lumière, une lumière qui nous permettrait de voir dans l’Ouvert, saurait nous laver enfin de toute inquiétude et nous réconcilier avec la mort : « Halètement, le flot, le flot si vaste/ et calme autour du lit ou de la barque / qui emportait les morts. »
Oui, « parole de vie, quoi qu’il arrive », exigence et nécessité de la poésie de Pierre Dhainaut qui, dans les dernières pages de ce livre, évoque un enfant qui, dans ses paumes, recueille un peu de sable, « le laisse / s’écouler lentement, / lentement » puisque, ajoute-t-il, « c’est pour toujours, le sable / l’horizon qui crépite, / l’éclat du langage, / l’entente parfaite » Ce n’est pas la première fois, écrit Georges Guillain citant Pierre Dhainaut (Plus loin l’inachevé), que ce poète « célèbre avec insistance dans la personne de l’enfant, cet enfant devenu pour lui le bienvenu, celui qui reconstitue le monde : lui qui ne sait parler / […] recrée pour nous le rite immémorial / […] cœur qui palpite / mains qui acclament, il incarne le joie / la pleine joie du souffle. »
La dernière partie de ce livre s’offre ainsi comme une ode au plain-chant du vivant et une calme épiphanie de la lumière, lumière d’une poésie qui avance dans la parole, ce territoire à perpétuellement explorer, reconstruire, non, ainsi que l’écrit encore G. Guillain, « pour se représenter le monde ou se l’approprier mais pour s’accorder à lui dans la puissance d’exister. »
Un livre compte sur les premiers mots qui l’introduisent, et pèse par ceux qui l’achèvent. Les poèmes sont faits de paroles et de nuages, nuages, paroles qui « ne demandent pas où les vents les mènent, / s’ils vont se ternir ou se taire, / ils disent à ceux qui leur succèderont le sens d’une vie sans reproche. » Ces derniers mots, sans inquiétude, nous invitent, nous aussi, puisqu’il n’y a qu’un monde, à diriger vers lui nos « pensées amicales », à en célébrer « les matins du matin retentissant. »
Michel Diaz, 10/11/2020