Pays perpétuel
Gilles Lades
Editions Alcyone (2023)
Note de lecture publiée in Diérèse N° 91 (automne 2024)
Voilà un recueil de poèmes on ne peut mieux charpenté, puisque Gilles Lades nous y propose, en douze sections qui vont de décembre à novembre (chacune contenant de quatre à cinq poèmes), une lente et longue errance à travers ce pays de Quercy, qu’il connaît si bien, ce territoire familier, vaste et circonscrit, que le regard parcourt, scrute, interroge, jour à jour, semaine après semaine, mois par mois. Pays qu’il n’est possible d’approcher et de saisir, lit-on, dans ce même texte de quatrième de couverture, que grâce aux ressources de l’imaginaire, aux profondeurs de la mémoire, aux liens intimes avec cet horizon. Pays-paysage, pays-monde, que les pas du poète-marcheur semblent redécouvrir à chaque page, où il retrouve des repères familiers qui le laissent pourtant démuni puisque lumières et couleurs du ciel, de la terre, des arbres, mouvements des activités des bêtes et des hommes, obéissent aux lois impérieuses de l’impermanence.
Entamer ce parcours par le mois de décembre n’est en rien anodin, car en cette saison de sèves au repos où le jour bas continue dans la vaste immobilité du monde, où les arbres sont au plus haut d’eux-mêmes, où l’à peine soleil traverse les genévriers et où la paix se donne à l’infini, où toute vie semble abolie par les froids de l’hiver, il n’est d’autre attente possible que celle de la sourde remontée vers la lumière, la chaleur, le reverdissement des herbes et des arbres, vers ces jours où les prés frémissent comme des pelages et où le gris s’efface / invisible victoire / de la sève sur le sec. Avant qu’inévitablement tout redescende vers le sombre, ces autres jours où la force est en exil, où la journée se satisfait / des sèves affaiblies et des pierres candides.
C’est en marcheur-rêveur que Gilles Lades s’attache à nous faire voir ces lieux, mais c’est, dans ce recueil, surtout en peintre qu’il nous invite à nous les faire (re)découvrir, procédant par petites touches, rapides et précises, quand ses yeux, un moment, s’attardent sur une pâle muraille / ravinée de noir / (qui) retient les captifs rayons, ou sur la déambulation concertée des vaches, mais s’appliquent aussi à saisir, dans le seul éclair d’un regard, quelque immense champ / (qui) s’ouvre sous la herse / et reçoit le soleil en prémices des pluies, ce regard où frémit le champ plus vert que l’enfance, ou celui qui capture le saut d’une cigale (s’engouffrant) dans l’attente. Ce sont là ces instants de bonheur minuscules dont il faut conserver intacte la trace de l’imprévu surgissement, et que seule la poésie autorise.
Rien ne semble plus ordinaire ni plus banal, dans l’intention de ce recueil, à première vue, que la célébration du cycle immuable de la nature, mais rien pourtant de moins évident si l’on cherche à laisser à ses mots, comme le fait ici l’auteur, l’initiative à la beauté du monde et au réel de ce qui le compose, si nous voulons, en êtres pleinement conscients d’être vivants, fouler le sol et le ciel de la terre, sur la crête de l’instant. C’est en cela que ce recueil de Gilles Lades poursuit sa quête de poète, prolonge avec autant de force que de cohérence ses œuvres antérieures, comme cette Ouvrière durée, (2021) par exemple, où il revisitait déjà ces mêmes paysages et à propos de laquelle nous écrivions : ce sont là les « éléments d’une géographie qui ont nourri la rêverie de ses errances, balisé ses chemins de vie, tout ce qui a entretenu autant son rapport au monde et aux choses que contribué à créer son espace intérieur : arbres nus et lointains horizons, murets de vieilles pierres qui servent à parquer les bêtes, bois, clairières, villages, hautes herbes sèches, créneaux de roche et de feuillage… Tous ces fragments de paysage, ces recoins d’enfance […] qui reviennent, dans ces textes, témoigner de cette traversée nocturne des années qu’est la si lente quête de soi-même, de ce travail de terrassier et de carrier qu’est l’écriture poétique quand elle cherche à déboucher à l’air libre ».
A ces mots, écrits il y a quelques années, nous ne changerons rien. Car il y a dans la voix d’écriture de Gilles Lades, l’empreinte grave de ces lieux qui ont agrandi sa vie en lui apportant cette « pauvreté » essentielle, celle qui tient à nous de partout et nous fait ce que nous sommes. Ces lieux dont le manque même est le ressort caché de ce qui en nous ne renonce pas à l’essentiel, à savoir cet homme que nous ne serons jamais suffisamment, cette exigence comme telle « imprononçable » qui le voit porter des valeurs de vie, de fidélité et d’amour qui le tiennent. Et nous tiennent. C’est ce sens de ce qui nous dépasse que nous donne à entendre la voix de ce poète, cet homme qui se hâte / devant l’obscur des lampes, et qui levant les yeux au ciel voit le soleil / en quintessence et comme bénissant / tout ce qui demeure et va.
Michel Diaz, 17/04/2024