L’empreinte Matala
Teo Libardo
Rosa canina éditions (2023)
Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)
L’empreinte Matala (du nom de ce petit village de pêcheurs, en Crète) est un livre à l’écriture incandescente, aux mots jetés comme des poignées d’étincelles, pour célébrer la vie, la liberté, la beauté du monde, le bonheur d’exister. Un livre en forme de carnet de voyage, mais encore et surtout long poème, tout autant narratif qu’introspectif, où la mémoire de ces temps de jeunesse insouciante, inconsciente et fervente, demeure le creuset où s’est à tout jamais formé le projet de toute une vie.
En effet, ainsi que nous le dit la quatrième de couverture, « Ce livre est l’archéologie d’une éclipse intérieure. Il y a dans le récit l’air du temps, la route, le changer la vie. Il y a dans le poème les traces laissées aux profondeurs de l’être, ce qui se révèle aujourd’hui à l’auteur comme L’empreinte Matala, et n’a cessé d’affleurer dans ses engagements de vie. »
« Il ne faut pas changer le monde, mais il faut changer la vie », cela doit à Rimbaud à qui Teo Libardo emprunte pour un temps les « semelles de vent », l’air ivre du voyage et la rage de se défaire d’une vie que l’on a programmée pour nous, de ses liens et carcans qui n’en font que la triste reproduction des pensées et des certitudes, des habitudes et croyances apprises. Mais nous pourrions aussi bien penser à la poésie de Kérouac et à ceux de la « beat generation » (que l’auteur ne semblait pas avoir lus à l’époque de son voyage initiatique), dont la philosophie de vie avait, dans les années soixante-dix, air du temps oblige, déjà largement irrigué toute une génération de jeunes gens désireux d’en finir avec ce monde ancien dont on ne pouvait en effet qu’être las.
Pourtant, ici, nous ne trouvons pas trace d’un quelconque engagement/embrigadement dans la mouvance « écolo-socio-politique » de ces années-là, mais rien qu’un amical et lointain salut aux hippies partisans de l’idéologie du « peace and love » (rappelons au passage que Bob Dylan, Cat Stevens et quelques autres ont aussi séjourné à Matala à l’époque du « Flower Power »). Fondée sur la même base contestataire d’une société obsédée par sa fièvre consumériste et pervertie par ses dérives individualistes, la démarche de vie de l’auteur se rattache, pour ce qui le concerne, à une conception dionysiaque du monde, essentiellement poétique, attachée à l’ardente célébration des éléments et du vivant, et utopiquement, à une vision édénique des origines: Tu tiens dans tes mains la naissance du monde, / en offrande la nuit, / la nudité des fluides, / le soupir des elfes, / l’invention du désir, // tu portes dans tes bras la racine des peuples, / l’inactuel, la raison, la folie, […] tu détiens dans ton feu le flux irréductible, / le rythme, le roulis, / l’origine des temps, / dans tes paumes ouvertes, / en creux – les sources vives.
Aussi, loin d’être un livre dans lequel l’auteur cultiverait la nostalgie de sa jeunesse, sa découverte émerveillée, ou plutôt la révélation d’un monde pur et comme préservé encore de toutes les atteintes qui le mettent à mal, cet ouvrage se révèle, au moment où nous écrivons ces lignes, d’une bien salubre nécessité. Il n’est pas très utile de remonter à Nietzsche et à ses propos, non prophétiques mais terriblement lucides, pour avoir la conviction que nos sociétés, en premier lieu la nôtre, ayant rompu leurs liens avec les mythes fondateurs et la nature, courent droit à leur perte. Non, pourtant, aucun retour nostalgique sur soi-même et ces jours d’euphorie , mais des pages embrasées d’une joie solaire où l’auteur ne fait qu’entretenir le feu qu’alluma sa rencontre avec les valeurs essentielles dont nous avons, pour la plupart, perdu le sens et l’usage : Le monde me parvenait intact. / Nul écran entre lui et son usage, / sa compréhension / son aimantation, / ses épreuves cycliques, / nuits infinies, / étoiles désuètes, / sa sensualité d’eau vive…
Nous sommes ici dans les parages de Thoreau, de Giono, de quelques autres aussi conscients de ce qu’il nous aurait fallu préserver, et tout à fait dans l’esprit de ce que le poète-peintre Jean-Pierre Otte ne cesse de nous dire de livre en livre et je me contenterai de n’en citer qu’un, intitulé La bonne vie, où son auteur écrit : La bonne vie, c’est le présent merveilleux d’un homme qui en a fini avec l’espérance et toutes les nostalgies. Car pour Otte, il s’agirait tout autant de s’enraciner dans l’être que de se détacher, se dépayser, et d’aller au hasard. Et qu’au contraire de la solitude que l’on subit, cloisonnée, asséchante, en peau de chagrin, voilà celle, prodigieuse et profonde, que l’on choisit en optant en compagnonnage pour sa propre présence dans la jouissance même de la vie.
Autrement dit, « la bonne vie » serait tout ce dont nous ne savons pas, hommes de notre époque ou avons oublié, c’est-à-dire trouver la bonne voie (individuellement et collectivement) pour en jouir, tout ce aussi dont nous sommes présentement privés, et on ne sait plus trop pour quelle durée. Car, écrit encore Otte, le monde est la proie des détenteurs de vérité, des dictateurs de conduite, de ceux qui tentent d’emprisonner les vérités permanentes de l’être dans un système de pensée qui n’a de cesse d’occulter notre vraie vocation sur cette terre.
Et quelle est cette vocation, que partage tout aussi bien Teo Libardo qui s’affiche ouvertement « libertaire » ? Sinon celle d’acquérir, pour chacun d’entre nous, comme le préconise Otte, la certitude d’exister à titre d’exception, travailler à ne pas être n’importe qui dans un monde où les gens sont n’importe quoi, se convaincre aussi que nous sommes des arbres ambulants, des arbres baladeurs avec leurs racines rentrées, puisant à chaque printemps leur sève dans la nuit et l’abîme ?
A la lecture de ces livres on pourrait éprouver le sentiment amer que ces auteurs nous parlent d’un monde disparu, d’un autre dont, peut-être, nous ne connaîtrons jamais l’avènement. Que peut-être, comme l’écrit Patrick Corneau, « l’hédonisme léger, insouciant, confiant dans la puissance d’enchantement du monde, ne reviendra plus, ne relève plus que de l’élégie littéraire. »
Nous en déciderons, et certains de nous travaillent à déjouer ce sombre sentiment. Que ma joie demeure, c’est l’un des titres de Giono que Teo Iibardo aurait tout aussi bien pu choisir, car la gageure démesurée, à laquelle il n’a pas renoncé, serait de retisser en profondeur nos liens avec le monde et toute la complexité de l’univers, de renaître à une autre vie en buveurs de vent, ivrognes de la fluidité, partisans inconditionnels du prodige ordinaire de vivre. C’est en cela que cet ouvrage peut s’inscrire dans une très utile modernité. Mais quoi qu’il en soit, voilà en tout cas bienvenu, avec L’empreinte Matala, un beau livre dont le propos (si on le lit bien) peut paraître on ne peut plus grave, mais tout de même bien revigorant, véritable bouffée d’écriture puissante et toujours jaillissante, en ces temps de profonde inquiétude sur les dangers qui nous menacent et de grande incertitude sur le sort de l’homme.
Michel Diaz