Le jardin d’absence
Eric Chassefière
Edition Sémaphore (2022)
Note de lecture publiée in Diérèse N° 86 (hiver 2022-2023)
Ce recueil d’Eric Chassefière semble porter le projet que nourrissait Georges Pérec en intitulant l’un de ses livres « Tentative d’épuisement d’un lieu ». Mais épuise-t-on jamais un lieu ? Surtout s’il est, comme l’écrit si justement Silvaine Arabo, à propos d’un autre recueil, celui-là même qui permet, plus que tout autre, d’investir son intériorité, « rentrée en soi – et par la nature. Tout bruit d’un silence habité qui nous mène à une forme de contemplation, d’espace intérieur où tout respire et se dilate pour notre plus grand bonheur : celui d’être, simplement ».
Le jardin d’absence est dans la parfaite continuité de cette réflexion. Divisé en quatre sections qui se suivent en se complétant l’une l’autre en un cycle parfait, « Le jardin, la rose », « La rose, la voix », « La voix, l’enfant », « L’enfant, le jardin », ce texte, qui n’est, en fait, qu’un seul et long poème, explore patiemment, page après page, ce lieu d’enfance que l’auteur, dès la troisième page, nous présente comme un lieu essentiel, non seulement pour y vivre ses jours, le plus sereinement possible, mais y puiser l’inspiration nécessaire à son écriture et y creuser, d’une aube l’autre, ce si fragile sentiment « d’être, simplement » : Il aime ce jardin d’entre les murs ces îlots de matière et d’espace entretissés cette forêt à la fois touffue et transparente des quelques plantes entremêlant leurs lignes de lumière sur la profondeur du lieu sombre qui est celui de l’égarement en soi-même, l’ailleurs de soi de soi-même » (« La rose, la voix ».
Si nous avons parlé d’ « épuisement d’un lieu », c’est que, dans cet espace clos de vieux murs envahis de lierre, sous toutes les lumières des ciels et des saisons, sous celles de sa sensibilité, nostalgie quelquefois, sentiment de la finitude mais émerveillement toujours renouvelé, reviennent de manière récurrente les mêmes éléments d’un « décor » que l’auteur ne se lasse pas d’évoquer : roses et fuchsias, lumière et ombre, jour et nuit, matin et soir, pluie et soleil, air, vent, volets ouverts sur la pénombre d’une pièce et la profondeur d’un miroir, battements d’ailes et roucoulements, souvenirs et oubli, mots tus ou chuchotés, échos de voix… Tous éléments, au nombre volontairement limité, mais qu’Eric Chassefière, à la façon d’un peintre qui reviendrait toujours sur le même motif et n’userait toujours, sur sa palette, que des mêmes couleurs, travaillerait à nous en proposer des variations infinies. Variations encore, que l’on trouve aussi bien en musique dans les fugues de Bach.
Cycle parfait, avons-nous écrit ? Et ligne mélodique obstinée, continue ? Ces mots, cueillis plus loin, en sont la preuve : Là au cœur de l’ouvert dans le matin neuf tout brille de présence tout est nu tout rêve se laisse rêver par tout. C’est ainsi que naît le réel d’une conjonction des rêves, tout corps toute pensée ouverts, que se laissant révéler par la lumière on acquiert vérité de présence, ainsi que le monde s’éveille et que nous nous éveillons en lui le matin quand d’un trait de soleil naît sur le mur l’ombre du jardin, qui est celle de l’instant touché par l’éclat de la mémoire (« L’enfant, le jardin »).
Ce recueil, tout entier, en dépit de quelques taches d’ombre, est exaltation de notre présence au monde, de notre adhésion à ce que la vie nous offre de plus humble, par là de plus précieux, et dont l’écriture se doit de rendre compte. Il n’est encore que de lire ce que déclarait l’auteur sur le site de Dans les brumes : « La poésie est avant tout pour moi un acte de vie. J’ai besoin d’écrire pour me sentir vivant, tisser un lien charnel avec le monde. Un désir d’appartenance, qu’on pourrait qualifier d’amoureux. J’ai longtemps écrit exclusivement dans la nature, l’été, sur le lieu d’enfance, submergé par le sentiment d’une beauté dépassant mon entendement, que par les mots je tentais d’atteindre et me réapproprier. […] C’est ainsi qu’est né mon désir d’écrire, retrouver sous la caresse des mots l’enfance perdue, mon jardin d’Eden. Ce désir d’écrire répond chez moi avant tout à une nécessité impérieuse (…), ressentie au sortir de l’adolescence, de me réaccorder aux mouvements de la mère nature, mère mais aussi femme, souffle, mémoire. »
Enfance perdue, jardin d’Eden… Oui c’est bien, au-delà du petit jardin, de ses fleurs et ses arbres, au-delà des mots qu’il nous livre, vers cela que le poète tourne sa pensée, comme il regarde l’étrange papillon de liège accroché à une branche et qu’on voit se balancer doucement avec le ciel qu’on remue à l’intérieur (« La voix, l’enfant »). La poésie d’Eric Chassefière, dans ce recueil comme dans les précédents, n’a aucunement besoin de vastes horizons pour nous ouvrir à la beauté du monde et aux profondeurs de la rêverie. Etre là, ici et maintenant lui suffit : Fermer les yeux se laisser reposer effacer être la fleur qui est couleur de lumière faite ombre la vieille douleur apaisée (« L’enfant, le jardin »). Car la lumière est là, sous nos yeux, et c’est en eux, nous dit-il, non sur elle, qu’est le voile. D’ailleurs, nous dit-il encore, chaque fois qu’elle nous surprend, la surprise ne vient pas de son étrangeté, mais de sa familiarité mal vue. Il suffit de regarder dans le connu au lieu de poser notre regard dessus. Pourtant cela ne se fait pas à volonté. Mais n’est-ce pas qu’à l’instant où la lumière paraît nous sommes regardés dans notre regard ? Une même substance éclairante est alors dans le monde et dans nos yeux : elle fait que le visible, qui est l’espace ordinaire où nous apparaissent les choses et les autres, devient tout à coup un élément sensible et non plus neutre. À l’instant, nous voilà plongés dans un révélateur, qui rend le lieu clair en même temps qu’il nous éclaircit. Voilà pourquoi il faut rendre mémoire des murs écriture de silence de la main posée des lierres murmures de ces voix d’oiseaux sommeillant au fond des pierres recomposer au présent du jardin tout ce que le corps écrit nous souffle de désirs inconnus toute cette mémoire au fond des mots que la haute vibration vient éveiller et qui nous projette dans l’instant seuil simple du matin (« L’enfant, le jardin »).
Nul doute, en lisant Le jardin d’absence, que cet effort de représentation ne soit capable de soulever une énergie, qui supplée ce qu’elle exprime puisqu’elle a l’efficience de raccorder l’instant de l’écriture, de la lecture et celui de la lumière. Nous ajouterons ce qu’écrivait déjà Paul Sanda à propos de La part d’aimer, recueil paru en même temps que celui dont venons de parler : « C’est sur l’appui de la source du cœur, pourtant inexplicable, que va se sculpter une vérité nouvelle, celle de l’insondable sens, de la mémoire accordée, enfin, à l’espace des mots qui s’effacent ».
Michel Diaz, 06/10/2022