Michel DIAZ
Gravures de Lionel BALARD
ELOGE DES EAUX MURMURANTES
Editions La Simarre (2024)
Lecture par Jean-Louis Bernard publiée in Terres de femmes (avril 2024)
Où est le chemin ? Chercher peut-être du côté du miroitement, mais aussi de l’engloutissement qui menace sous la surface frémissante. A la fois charmé et angoissé, émerveillé en inquiétude en quelque sorte, le poète se tient de l’autre côté du miroir, Alice au pays des mots et des silences. Et de côté-ci ? Eh bien c’est seulement un sourire qui flotte, celui du chat de Cheshire, seul compagnon de nos quêtes vaines, à mi-chemin de la présence et de l’absence, de la mémoire et de l’oubli, de l’obscur et de la clarté.
Adossé aux impressionnantes gravures de Lionel Balard (série de luminosités fluctuantes traversant l’obscur à la recherche fervente de la lumière, faisant disparaître les frontières entre formes et lignes, et trouvant l’espace sans perdre la surface au gré des diverses eaux), et mû par une vision orphique du poème (ressusciter la résonance du verbe originel), Michel Diaz avance, torche dans une main (pour l’obscur), ciboire dans l’autre (pour la soif). Son eau n’a ni la majesté de l’océan, ni la vivacité du torrent, ni même la stagnation de la mare. Elle chuchote, erre, attend. Dialogue avec l’opaque, jeu avec les vertiges (qui ne peut se pratiquer qu’en solitude). Passage étroit entre l’irréel dans les apparences et l’invisible dans le réel. Disparitions et résurgences en succession, mystère d’une respiration induisant une mesure inédite du temps. L’eau s’égare : cet égarement est son chemin et il égare du même coup ceux qui cherchent une réponse. Et simultanément cette errance alchimique se transforme en expérience quasi mystique, à la fois blessure de la lucidité et plénitude de la présence au sensible.
Michel Diaz nous invite à entrer en poésie au point de nous y fondre, comme dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar, le peinte chinois s’évapore dans son tableau. Sous sa plume, la poésie joue son rôle premier : médiatrice entre deux mondes distincts, celui de l’appel des origines et celui du côtoiement de l’inconnaissable. Témoins ces mots aux préfixes faussement appelés « privatifs » (inconstance, incertain, inaudible…) alors qu’ils sont les messagers du primordial, une fois évacuées les scories du vocabulaire courant. Le murmure devient alors exténuation (« seulement témoignage d’une respiration »). La poésie de Michel Diaz ne se contente pas d’être un mystère, elle est une absence : poétique du vide et du plein, sens de l’ellipse qui, accusant cette absence, intensifie du même coup la présence (« cheminement sans hâte au lieu de sa disparition »).
Les « syllabes sans lèvres de l’eau », quant à elles, nous ramènent aux temps d’avant les aèdes, quand à la source des diverses écritures fut l’assonance. Ensuite, on tenta de donner un nom à toute chose, et bien sûr, lorsqu’il se fut agi de nommer ce qui nous appartient en propre, on échoua : ne resta que le poème pour, peut-être, frôler suffisamment l’indicible pour qu’il puisse nous délivrer. « Eclats d’indicible murmure, offerts aux lèvres du secret ». Oui, c’est bien cela, une des conditions pour être poète : se trouver témoin de la proximité d’un secret, à la fois passeur et passage. Etre alors autorisé à toucher du doigt (sans y entrer) l’impermanent, le précaire, l’indéchiffrable. Et peut-être, in fine, pouvoir se confronter à l’artificieuse évanescence du souvenir.
Le lecteur vit ainsi une expérience des confins, des limites entre prose et poésie, entre récit et chant, entre fiction et mémoire. Quelle aide plus précieuse alors que celle des mots ? Et c’est ainsi que l’écriture scandée (sans aller, ou peu, jusqu’à l’anaphore) du poète se fait porte des murmures (ceux des eaux et du songe), s’attachant au moindre écho, à la moindre vibration. Scandée comme le furent peut-être les danses primordiales, telle se présente cette langue à la fois fluide et proche de la profération. Qu’est-ce que la quintessence de la poésie ? C’est lorsque, si on perd la scansion, on perd la phrase.
Et donc, la nécessité de dire ce style qui, à force de capillarité, parvient à accéder à l’essence particulière de l’instant (« sous le tissu de l’eau, les ombres jouent à dessiner la très lente dérive des arbres de ses rives »). Ce style qui, disait Flaubert, « est à lui seul une manière absolue de voir les choses ». La palette des mots de Michel Diaz est ici un gris perle irisé où tout se reflète comme en une goutte d’eau, ce gris perle qui préserve le secret. Et leur précipité réactive les pouvoirs de la poésie à sa source même, cette poésie qui sourd des eaux claires depuis le couvert des mystères et des ombres, cette poésie au milieu de laquelle trône, indestructible et seul, le sourire du chat de Cheshire.
Jean-Louis BERNARD